La lande écossaise s’étendait à perte de vue, vaste étendue sauvage balayée sans relâche par des rafales glaciales qui voulaient tout emporter sur leur passage. Le ciel, bas et chargé, portait d’épais nuages noirs, menaçants comme un couvercle prêt à céder d’un instant à l’autre pour déverser sa colère sur la terre battue. L’air, tranchant comme une lame vive, mordait la peau, s’infiltrait sous les vêtements jusqu’aux os, déclenchant des frissons qu’aucune chaleur ne parvenait à apaiser. Autour d’elle, les herbes folles ployaient sous le vent, tandis que les bruissons épineux griffaient ses jambes avec la cruauté de mains invisibles. Un hurlement sauvage fendait le silence, ricochant contre les rochers, charriant des voix lointaines, des murmures oubliés depuis des siècles, que la lande refusait de laisser s’éteindre. Chaque bourrasque soulevait un passé enseveli, lourd de drames étouffés, que la terre voulait retenir à tout prix.
La nuit tombait lentement, avalant les formes, noyant les couleurs. Les contours du paysage se fondaient dans une obscurité mouvante, presque vivante. De vagues silhouettes dansaient à la lisière du champ de vision, confondues avec les ténèbres grandissantes. Au sommet d’une colline battue par le vent se dressait un manoir ancien, massif et impassible, figé dans le temps comme un gardien pétrifié. Ses murs de pierre grise, rongés par les années, dévoraient la lumière, comme si même les flammes refusaient de l’éclairer. Sous les éclairs lointains, les toits luisants dessinaient une silhouette spectrale, irréelle. Derrière les vitres closes régnait une obscurité compacte, impénétrable, jalousement gardée.
Et pourtant, dans ce silence chargé de menaces, quelque chose bougeait.
Une silhouette fendait la pénombre, les pas hésitants, la course maladroite. Elle trébuchait sur les pierres glissantes, s’accrochait aux branches noueuses, battue par un vent cruel qui fouettait sa peau comme une gifle. C’était une jeune femme, fragile et seule, noyée dans l’immensité hostile. Son souffle court s’échappait en nuages blancs, chaque respiration un effort douloureux. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue détrempée, marquant le sol d’une fuite désespérée. Ses mains tremblaient, plaquées contre sa poitrine, comme si elles tentaient de calmer un cœur en furie, cognant jusque dans ses tempes.
Claire.
Vingt-quatre ans. Partie de Paris, étouffée par le vacarme, le poids du passé. Venue ici, au nord de l’Écosse, pour tout recommencer. Elle avait accepté ce poste isolé, gardienne d’un vieux manoir, préceptrice de deux enfants, en quête d’un quotidien simple. Une illusion de paix. Une tentative de renaissance.
Mais ce soit, tout s’effondrait.
Elle courait, haletante. Chaque inspiration lui brûlait la gorge. Chaque pas la vidait davantage. Elle refusait de se retourner. Pourtant, cette sensation d’être suivie lui collait à la peau, une certitude froide et implacable. Quelque chose était là. Tout près. Invisible. Mais terriblement réel. Une présence qui glaçait ses entrailles et nouait ses muscles.
Son esprit vacillait, brouillé par les souvenirs : des bruits étouffés dans les couloirs, des ombres fuyantes derrière les portes, les regards étrangement fixes des enfants. Et ce silence… un silence trop pesant, trop dense, comme si la maison elle-même retenait son souffle, suspendue à un instant redouté.
Elle aurait voulu crier. Laisser exploser cette terreur sourde. Mais sa voix restait muette. Un cri intérieur la déchirait, hurlant sa peur dans le vide. Elle voulait fuir. Loin. Très loin de cette terre qui la rejetait, de ce manoir qui suintait le secret. Ses jambes flanchaient, son corps fléchissait, mais la peur la tenait debout. Une peur viscérale, primitive.
Elle ne savait plus ce qu’elle fuyait vraiment – un souvenir déchirant, un fantôme venu des contes, ou une menace de chair et de sang.
Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’avait pas le droit de s’arrêter.
Pas ici.
Pas maintenant.
— Je ne peux plus rester… Souffla-t-elle, la voix brisée.
Le vent redoubla, giflant son visage avec la violence d’une main invisible. Chaque bourrasque soulevait ses cheveux trempés, les collant à sa peau glacée. La pluie, froide et acide, s’infiltrait sous ses vêtements, alourdissant ses mouvements. Elle avait l’impression de se battre contre le temps lui-même, contre cette nuit qui voulait l’engloutir. Le froid mordait sa chair, entrait dans ses os, plantait des aiguilles invisibles dans tout son corps.
Son souffle saccadé résonnait dans le silence. L’air humide lui lacérait les poumons, chaque respiration un supplice. Ses yeux grands ouverts scrutaient l’obscurité, à l’affût d’un bruit, d’un mouvement. La lande, devenue labyrinthe, l’écrasait. Pas de chemin. Pas de lumière. Juste des collines sombres, des buissons déformés, et ce sentiment d’être piégée dans un cauchemar éveillé.
Soudain, un éclair déchira le ciel.
Un flash. Brutal. Éblouissant.
Et dans ce court instant de lumière, elle vit.
Ses jambes se figèrent. Le sol s’arrêtait net. Devant elle, une falaise abrupte, noire, tranchante. Un gouffre béant se creusait à quelques mètres, prêt à l’engloutir. Le vent hurlait plus fort, comme s’il voulait la pousser. En contrebas, l’océan rugissait, ses vagues monstrueuses se fracassant sur les rochers. Une fureur venue des profondeurs, qui faisait trembler la terre.
La brume s’élevait autour d’elle, serpentant entre les pierres, effaçant les repères. Tout disparaissait dans ce brouillard glacé. Il ne restait plus qu’elle. Le vide. Et cette peur animale qui grattait à l’intérieur, rongeant tout.
Son cœur battait à tout rompre. Chaque pulsation cognait contre sa poitrine. Recule. Cours. Sauve-moi. Mais elle restait là. Clouée sur place. Les membres tétanisés. Le sang tambourinait dans ses tempes, le vent hurlait à ses oreilles, et cette voix intérieure, grave et implacable, répétait :
« Tu ne peux pas fuir. Il n’y a plus de refuge. »
Des larmes chaudes montaient, se mêlant à la pluie glaciale. Sa gorge se contractait, sa respiration devenait hachée. Un cri silencieux vrillait son être, sans jamais franchir ses lèvres. Il n’y avait plus d’échappatoire. Juste cette angoisse, lourde, implacable.
Elle n’était plus perdue.
Elle était traquée.
Et désormais, prisonnière.
— Il faut que je tienne…
La pensée fusa dans l’esprit de Claire comme une dernière étincelle avant l’orage. Elle tentait de dompter le chaos intérieur, de repousser cette angoisse qui rampait à travers son crâne comme une vrille empoisonnée.
Une voix rauque s’infiltrait lentement, insidieuse, pareille à un souffle venu d’un gouffre sans fond. Elle ne hurlait pas – elle glissait, serpentait, laissant dans son sillage une sensation de menace suspendue, prête à mordre. Chaque mot chuchoté s’étirait comme un venin distillé au compte-goutte dans ses pensées. Elle sentait cette présence ramper, perverse, tordant la réalité et déchirant la fine pellicule entre le présent et les souvenirs. Sa mâchoire se contracta sous la tension. Elle luttait. Elle résistait. Mais plus elle se débattait, plus la voix resserrait son emprise, injectant un poison plus dangereux encore que la peur : le doute.
Le froid s’infiltrait dans ses os, pas celui du vent, mais celui d’un danger invisible, cruel, qui s’accrochait à elle comme un fardeau glacial. Ce n’était pas un cri. C’était une déclaration sinistre, murmurée à l’intérieur même de son crâne.
— Tu ne peux pas t’échapper, Claire…
Son corps réagit avant son esprit. Elle pivota violemment, haletante, les yeux écarquillés par une panique fulgurante. Son regard fouillait la lande, affamé de certitudes. Le vent faisait frémir les hautes herbes, les pierres étaient figées dans une attente silencieuse. Rien ne bougeait. Aucun souffle, aucun visage. Et pourtant… quelque chose n’allait pas. L’air pesait comme du plomb, saturé d’une tension invisible qui oppressait la poitrine et bourdonnait dans les tempes.
Son cœur battait en désordre, cognant contre sa cage thoracique comme un prisonnier enchaîné à la panique fulgurante. Chaque battement résonnait dans ses oreilles, sec, brutal. La voix tournait toujours dans sa tête, faible mais précise, une lame effilée plantée entre ses pensées.
Tout autour d’elle, le monde restait figé, trop calme, trop immobile. Comme si la nature elle-même retenait son souffle. Comme si elle savait.
Elle n’était pas seule.
Elle le sentait.
Quelque chose la regardait.
Et ce quelque chose n’avait pas l’intention de rester caché très longtemps.
— Qui est là ?! Hurla-t-elle, la gorge nouée.
Le vent répondit, brutal et coupant. Il surgit sans prévenir, balayant le paysage avec une violence sèche. Il gifla son visage, s’engouffra dans ses vêtements, emporta sa voix comme un cri noyé dans un cauchemar. Elle resta là, raide, comme sculptée dans le givre, incapable de bouger, incapable de penser. Ses yeux cherchaient une silhouette, une forme, une preuve. Mais le néant régnait.
Et puis ce fut le frisson.
Léger d’abord, presque imperceptible. Mais implacable. Une caresse glacée effleura sa nuque, lente, malsaine. Son corps tout entier se tendit, parcouru d’un frémissement violent qui fendit sa colonne vertébrale. Ses muscles se contractèrent, prêts à rompre.
Ses mains se crispèrent, les ongles s’enfonçant dans ses paumes. Elle ne respirait plus : elle haletait. Chaque souffle était court, brûlant, comme arraché de sa poitrine. Ses poumons peinaient à suivre le rythme imposé par la panique.
Fuir. Se retourner. Courir. Hurler.
Mais rien ne venait. Chaque seconde s’étirait jusqu’à l’insoutenable, comme si le temps lui-même s’était ligué contre elle. Un battement, deux, trois… Son cœur tapait comme un tambour de guerre dans l’attente du choc.
Il y avait quelqu’un.
Tout près.
Trop près.
— Arrête-toi… Tu n’as pas idée de ce que tu risques.
Claire recula sans réfléchir, poussée par une peur qui lui mordait la colonne vertébrale comme une lame de glace. Chaque pas était une fuite instinctive, désespérée, et quand son talon heurta une pierre dissimulée sous les herbes folles, son corps bascula en avant. L’équilibre rompu, elle chercha dans l’urgence un point d’ancrage – une branche, un tronc, n’importe quoi – mais ses mains ne rencontrèrent que le vide. Son souffle se bloqua, sa gorge se serra, et l’instant devint suspendu.
Puis un contact brutal s’abattit sur elle.
Une main, sèche, froide comme la mort, surgit de l’obscurité et se referma sur son poignet. La chair de Claire se contracta sous cette prise inhumaine, figée par la terreur. Elle voulut crier, mais sa voix se brisa dans le silence. Son cœur battait à toute allure, désordonné, frappant sa poitrine comme un tambour de guerre. Son regard fouillait les ténèbres, tentant de percer l’épaisseur de la nuit. Mais il n’y avait rien. Rien que cette main gelée, incrustée dans sa peau comme une promesse de chute.
— Lâche-moi ! Hurla-t-elle en se débattant, le souffle haché, les muscles tendus par la panique.
Mais la poigne ne cédait pas. Invisible, elle pesait sur elle comme un étau, écrasant sa cage thoracique jusqu’à l’étouffement. Chaque inspiration devenait une lutte, chaque souffle un supplice. Devant elle, une silhouette se détachait peu à peu, avançant lentement, sans bruit, enveloppée dans un manteau noir. Le capuchon dissimulait presque entièrement le visage, ne laissant filtrer qu’un éclat trouble, comme une braise éteinte. Claire vacillait. Le sol voulait fuir sous ses pieds. Sa vision se brouillait. Tout se réduisait à ce pas silencieux, à cette présence muette et implacable qui la rejoignait.
Un goût métallique lui monta dans la bouche, acre, acide. Elle reconnut celui de la peur, brutale et sans échappatoire.
— Tu portes un secret… un poison capable de briser des vies. Ce que tu sais ne doit jamais sortir d’ici.
Une sueur glacée traça lentement son chemin le long de sa tempe, s’avanouissant au creux d’une mâchoire serrée. Ses tempes pulsaient, douloureuses. Chaque battement de cœur cognait dans sa tête comme un tocsin paniqué. L’air lui manquait. Elle respirait trop vite, ou pas assez. Sa poitrine se soulevait dans des mouvements désordonnés. Ses yeux, écarquillés, cherchaient une échappatoire, une faille, un interstice dans cette nuit trop dense. Mais rien. Juste cette pression, ce vide, cette paralysie. Ses jambes ne répondaient plus. Elle voulait fuir, courir, disparaître. Mais son corps la trahissait.
— Je n’ai rien fait ! Je ne sais rien ! Cria-t-elle, la voix étranglée par la panique.
Un rire retentit alors. Grave. Déformé. Inhumain.
— tu ne sais pas encore… mais tu finiras par comprendre.
La poigne se resserra brusquement, et un craquement sourd fendit l’obscurité. Le sol s’ouvrit sans prévenir, arraché au silence. Claire fut happée par le vide, avalée comme une proie sans défense. Un cri lui échappa, fendu de peur pure, hurlé du plus profond d’elle-même. L’air devint plus dense, plus lourd. Son cri se perdit dans la nuit. Et elle tomba.