Le jour se levait sans éclat sur la lande écossaise. Un ciel bas, lourd et oppressant s’étendait au-dessus des collines, écrasé sous une épaisse couche de nuages gris, comme une couverture glaciale étouffant la lumière. Une brume pâle rampait lentement sur le paysage détrampé, estompant peu à peu les formes familières. L’air, chargé d’humidité, était suspendu dans un souffle figé, comme si le nature elle-même retenait sa respiration, tendue, en attente d’un signal qui ne viendrait jamais.
Léonie ouvrit les yeux à contrecœur, ses paupières pesant une tonne après une nuit agitée, morcelée par un silence lourd et des pensées qui tournoyaient sans répit. Le matelas froid sous son corps rejetait une fraîcheur mordante, glissant sur sa peau telle une caresse glaciale, une absence palpable qui la laissait nue face au vide. Une odeur persistante flottait encore dans la chambre – celle de Claire, fragile et insaisissable, comme une trace invisible dont elle ne parvenait pas à se défaire. Tout autour d’elle, l’air vibrait d’une tension muette, presque électrique, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle, saturés de non-dits et de secrets trop lourds pour être dévoilés. Elle enfila ses vêtements à pas feutrés, évitant soigneusement le miroir embué, incapable de croiser le reflet d’un visage usé par la fatigue et la peur.
Dans la cuisine, la lumière blafarde du matin filtrait à travers les vitres couvertes de buée, dessinant au sol des taches tremblantes et grises. Callum, massif et immobile, se tenait devant le plan de travail, absorbé dans une concentration froide et muette. Ses gestes étaient précis, mécaniques, sans chaleur ni spontanéité. L’odeur âcre du café noir et du pain grillé flottait dans la pièce, apportant une étrange impression de normalité dans ce décor austère.
Léonie resta, un instant, figée dans l’encadrement de la porte, observant l’homme qui ne daignait pas lever les yeux. Cette distance entre eux ne se mesurait pas en mètres, mais en silences trop lourds pour être portés. Un fossé invisible les séparait, creusé par des non-dits et des questions qu’elle n’osait pas poser. Le silence s’étira, dense et presque palpable, faisant peser sur la pièce un poids sourd, un vide difficile à combler.
Un souffle d’air frais glissa soudain contre sa nuque, la ramenant brutalement au présent. Elle inspira profondément, tentant de calmer la boule d’angoisse qui grimpait sournoisement dans sa gorge. Chaque recoin de cette maison gardait jalousement ses secrets, comme si les vestiges d’un passé lourd s’accrochaient aux murs, aux poutres, au moindre souffle d’air, refusant de s’effacer.
— Tu ne prends pas de petit-déjeuner ? Demanda-t-elle, brisant enfin le silence, sa voix trahissant une hésitation mêlée d’espoir.
Il ne se retourna pas immédiatement, puis répondit, sec et distant :
— Le café suffit. Je n’ai jamais été doué pour les petits-déjeuners.
Son ton coupant fendit l’air comme une lame glacée. Pourtant, dans son regard, elle perçut un éclair furtif – un trouble qu’il s’efforçait de cacher, un instant de faiblesse qu’il tentait d’enfermer au plus profond. Cette fracture entre la dureté affichée et la vulnérabilité dissimulée heurta Léonie de plein fouet, ébranlant peu à peu ses certitudes.
Elle sentait le paradoxe s’imposer avec une clarté crue. Callum était prisonnier d’un univers secret, un monde clos où personne n’était convié. Pourtant, ses yeux glissaient vers elle à plusieurs reprises, emplis d’une attention contenue, tendue, comme si sa présence réveillait en lui un combat muet, une lutte interne qu’il refusait d’abandonner. Cette tension fragile saturait l’atmosphère, rendant l’air presque palpable, chargé d’une attente électrique et d’une menace sourde.
Plus tard, dans le vaste salon aux murs chargés de portraits jaunis, où les visages austères de ses ancêtres scrutaient chaque geste, Léonie tenta d’ébranler la forteresse silencieuse. Ses mots, d’abord hésitants, s’efforcèrent de fissurer la couche épaisse d’immobilité qui emprisonnait l’espace. Elle voulait comprendre l’homme derrière le masque, sonder le fardeau invisible qu’il portait sur ses épaules. Mais chaque tentative rebondissait contre un mur froid, chaque pause s’étirait, saturée de souvenirs étouffés et de non-dits. Le salon, avec ses fauteuils massifs en cuir usé et ses tapis aux motifs fanés, donnait l’impression que le temps s’était arrêté, suspendu au milieu de secrets trop lourds pour être partagés.
— Comment va Elspeth aujourd’hui ?
Callum haussa les épaules, son regard fuyant évitant soigneusement celui de Léonie.
— Elle est… elle est ce qu’elle est.
Sa réponse glissa entre eux, légère et insaisissable, comme une brume qui se dérobe au moindre geste. Chaque mot, taillé avec une froide précision, érigeait un mur invisible, dressant un mystère qui pesait lourd sur leurs échanges. Léonie ressentait au fond d’elle que cette distance n’était qu’un fragile écran : derrière cette carapace rigide, une tempête bouillonnait, prête à déferler au moindre frémissement.
Un après-midi, la lumière déclinait lentement, étirant les ombres dans la pièce, étouffant peu à peu chaque recoin. Léonie s’était installée près de la fenêtre, le regard perdu sur les collines noyées sous un gris profond. Un murmure à peine audible attira son attention. À quelques pas, Elspeth parlait à voix basse, les lèvres entrouvertes, comme si elle s’adressait à quelqu’un qu’elle seule pouvait percevoir. Ses grands yeux fixes scrutaient un point invisible, un lieu secret que nul autre n’était capable de voir.
L’atmosphère bascula d’un coup, saturée d’une tension sourde et presque imperceptible. Un frisson glacé remonta l’échine de Léonie, éveillant en elle une inquiétude muette, profonde, une sensation imprécise mais impossible à ignorer. Cette présence invisible s’imposait avec une force nouvelle, déversant dans ses entrailles un poids lourd et silencieux.
— Tu parles toute seule, lança Léonie en s’approchant doucement.
La fillette ne répondit pas tout de suite. Puis d’une voix à peine audible, elle murmura :
— Elle est là. Elle regarde.
Un voile d’inquiétude traversa Léonie. Elle posa une main légère sur l’épaule frêle d’Elspeth.
— Qui ça, elle ?
Sans un mot, l’enfant se détourna, glissant dans un silence encore plus dense, comme pour se protéger d’un poids qu’elle ne voulait pas affronter. Ce mutisme tissait entre elles une étrange complicité faite d’ombres et de secrets. À chaque instant passé près d’Elspeth, un fossé grandissait entre ce que Léonie percevait clairement et ce qu’elle devinait à peine. Une énigme silencieuse s’insinuait doucement, comme une ombre tenace qui refusait de la lâcher.
Dans la maison, le nom de son épouse Moira revenait sans cesse, murmuré avec une sorte de révérence fragile, comme un secret qu’on craignait de briser. Sous la froideur apparente et le silence soigneusement entretenu, Callum laissait parfois percer une tendresse discrète, presque cachée, envers cette femme. Ses gestes trahissaient une douleur ancienne, sourde et tenace, mêlée à une peur enfouie : celle d’un passé qu’il voulait à tout prix oublier. Chaque évocation de Moira réveillait en lui un trouble profond, un fantôme tapis dans les recoins obscurs de son esprit, prêt à surgir dès qu’un souffle s’en approchait.
Une nuit, Léonie le retrouva au bord de la falaise, sa silhouette fine se découpant net face à la mer déchaînée. Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’il serrait contre lui une photo fanée, l’image figée de Moira, suspendue dans un passé lointain. Callum était déconnecté du présent, prisonnier d’un silence lourd, enfermé dans ses souvenirs. Le vent glacé fouettait son visage, mais la solitude qui l’enveloppait allait bien plus loin : c’était celle d’un homme portant un secret trop lourd pour être partagé, une blessure profonde qui le consumait sans trêve.
— Pourquoi elle ? Murmura Léonie, la voix presque brisée, comme un souffle perdu dans la nuit.
Callum releva lentement les yeux, noyés dans l’obscurité épaisse qui s’étendait devant lui. Son regard s’accrocha au vide, et il répondit d’une voix tremblante, fragile comme un fil prêt à céder.
— Parce que certaines histoires ne s’achèvent jamais.
Cette phrase, simple et lourde, s’insinua dans l’air comme une menace à peine voilée. Léonie sentit un poids sourd s’abattre sur sa poitrine, un fardeau qui pesait bien plus que ces mots. Elle savait, sans pouvoir le dire, que cette histoire la dépassait, qu’elle touchait à des secrets enfouis sous des couches de silence.
Le village qu’elle venait de découvrir, guidée par une curiosité à la fois innocente et tenace, enfermait chaque souffle dans une atmosphère de plomb. Ici, le temps s’était figé, et les murs racontaient des récits que personne ne voulait entendre. Chaque ruelle étroite, chaque maison aux pierres fatiguées portait la marque d’un passé enfoui, de vérités dont on ne parlait qu’à voix basse.
Devant une petite boutique à l’allure modeste, elle croisa le regard dur d’une commerçante dont le visage fermé trahissait un défi silencieux. Ses yeux, glacés comme l’acier, la scrutèrent avec une méfiance aiguë, comme si évoquer le nom des Fraser faisait ressurgir une douleur vive, encore à vif.
— Les Fraser, expliqua la femme en abaissant la voix, ce sont des gens qui protègent leurs secrets comme on protège une arme chargée. Vous voulez savoir ce qui est arrivé à Moira ? Beaucoup préfèrent tourner la page, mais ici, oublier n’est pas une option.
Léonie sentit un frisson glacé parcourir sa colonne vertébrale, tandis que ces paroles tourbillonnaient dans son esprit. Chaque mot soulevait un voile ténu, fragile, mais chargé d’une tension palpable. Elle pressentait que la vérité ne se dévoilerait pas facilement, que sous la surface lisse d’un récit officiel, une fissure s’agrandissait, prête à faire éclater ce qu’on voulait cacher à tout prix.
Dans le silence lourd des couloirs du manoir, Léonie croisa de nouveau le regard de Callum. Ce simple échange fit vibrer l’air entre eux, une étincelle électrique, à la fois fragile et menaçante, qui dessinait un équilibre précaire. Son attitude glaciale, semblable à un mur de pierre, dissimulait pourtant une flamme vive, une bataille intérieure intense où se mêlaient contrôle et désir.
— Alors, c’est quoi ton jeu, monsieur Fraser ? Lança-t-elle, un sourire en coin, mêlant provocation et curiosité.
Il répondit sans hésiter, avec ce calme qu’il efforçait de garder comme une armure.
— Essayer de ne pas m’effondrer devant une inconnue.
Leur échange, léger en apparence, faisait vibrer une tension sourde, presque insupportable. Léonie percevait que sa venue n’était pas un hasard ni une simple visite. Elle s’était glissée au cœur d’un puzzle complexe, où chaque pièce cachait une vérité douloureuse que Callum gardait jalousement hors de portée, comme si la lumière risquait d’ouvrir des plaies profondes.
L’atmosphère se chargeait d’une brume ancienne, presque étouffante, qui voulait se dissiper pour révéler des secrets trop longtemps enfouis. Le souffle de Léonie se fit court, le cœur battant à un rythme irrégulier, partagé entre l’envie de s’enfuir et l’impérieuse nécessité de comprendre ce qui se jouait.
Ce retour ne serait pas une simple étape, un refuge temporaire. C’était une fracture dans sa vie, le seuil d’un récit bien plus sombre, prêt à la happer et à la faire basculer dans un abîme dont elle ignorait encore tout, mais qui promettait de tout emporter sur son passage.