Rhéa
"Si la nuit est noire, c'est pour que rien ne puisse
nous distraire de nos cauchemars."
Enlacée dans ses bras, je me suis réveillée en sursaut, le cœur battant à tout rompre, les poumons en feu. Un cauchemar. Encore. Mais cette fois... ce n'était pas qu'un cauchemar.
C'était un avertissement. Une ombre du passé qui s'étire jusqu'au présent.
La lumière tamisée du salon filtrait à travers les stores mal fermés, projetant sur les murs des lignes obliques, fantomatiques.
Les rideaux, légèrement agités par un courant d'air imperceptible, semblaient murmurer un chant ancien, que seuls les insomnies savent entendre.
Contre lui, pourtant, je me sens étrangement apaisée. Son torse monte et descend à un rythme calme, presque hypnotique. La chaleur de sa peau traverse le tissu de sa chemise.
Ses bras forment un rempart autour de moi, une barrière contre la tempête intérieure. Pourquoi ? Je l'ignore. Mais dans ses bras, pour la première fois depuis que j'ai fui, j'ai l'impression d'être en sécurité. Une sécurité fragile, vacillante, mais réelle.
Mes doigts se sont accrochés à lui comme à une bouée au milieu d'un naufrage. Mes ongles se sont plantés dans le tissu de son t-shirt sans que je m'en rende compte. Il n'a pas reculé. Il ne s'est pas dégagé. Il m'a juste serrée un peu plus fort. Comme si c'était naturel. Comme si mon chaos ne l'effrayait pas.
Il m'a murmuré des paroles que je n'arrivais qu'à moitié à entendre. Des mots doux, graves, posés comme des cailloux blancs sur le sentier de mon esprit égaré. J'ignore ce qu'il disait exactement. Mais leur cadence, leur timbre, me berçaient, faisaient reculer l'urgence.
J'aimerais le croire. J'aimerais croire que quelqu'un peut encore me sauver. Mais il est revenu. Il m'a retrouvée. Et personne ne pourra m'arracher à lui cette fois.
Je sais que ma fin approche. Et je ressens, malgré moi, un étrange soulagement. Plus besoin de fuir. Plus besoin de lutter. Mon souffle pourra s'éteindre, enfin, avec l'enfer qu'il a cousu à mon existence.
Mais une part de moi hurle. Hurle de ne pas abandonner. De me battre encore. D'être forte.
Mais comment l'être ? Comment rester forte quand chaque espoir, chaque tentative de vivre, s'écroule en un claquement de doigts ?
Le tic-tac régulier d'une horloge murale résonne comme une condamnation dans ce silence artificiel. Une mouche solitaire bourdonne près de la lampe, unique témoin de cette scène figée. Quand ma respiration retrouve un rythme plus régulier, je relâche ma prise. Mes doigts se détachent de son torse. Je me recule lentement.
Mes yeux cherchent les siens. Deux éclats sombres, intensément concentrés. Il me sourit faiblement. Un sourire ténu, presque gêné. Teinté de pitié - ou est-ce juste mon interprétation brisée ? Son malaise est palpable. Visible dans la tension de ses épaules, dans la manière dont ses mains se sont refermées l'une sur l'autre, comme pour contenir quelque chose.
Puis j'entends des pas sur ma gauche. Des pas lourds, mais calmes. Rythmés. Mon cœur s'emballe de nouveau. Mon corps se fige, prêt à fuir, à se défendre, à s'effondrer.
Le lieutenant Kyriasis pose une main rassurante sur mon épaule. Sa voix est douce, presque protectrice :
- Ne vous inquiétez pas, Julia. C'est un ami. Il ne vous fera aucun mal. Vous êtes en sécurité ici, je vous le promets.
Il a une manière de dire ces mots qui les rend presque vrais. Comme s'il voulait m'en convaincre autant que lui-même.
Je hoche lentement la tête, incapable de parler. Mes lèvres tremblent. Mes yeux, flous de larmes retenues, glissent vers l'homme qui s'approche et se place à droite d'Alek.
Lui, c'est un autre genre de présence. Moins imposant physiquement qu'Alek, mais plus lumineux, plus doux. Ses cheveux clairs encadrent un visage paisible, aux traits réguliers. Son regard, surtout, frappe par sa sincérité désarmante.
- Bonjour Julia. Je suis Eros, le coéquipier d'Alek. On s'est déjà croisés un peu plus tôt ce soir, quand vous ne vous sentiez pas bien, pendant votre service avec votre collègue.
Sa voix est posée, douce, presque enveloppante. Un contraste total avec la brutalité de mes pensées. En le regardant de plus près, les souvenirs me reviennent. Oui, il était là... avec Isabella, lors de ma crise. Il avait essayé de comprendre, de m'aider. Il n'avait pas jugé. Il avait regardé mon désespoir droit dans les yeux sans détourner les siens.
Je ne réponds pas. Je me contente d'un signe de tête timide. Mon regard revient à Alek. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai besoin de le voir. De m'assurer qu'il est là. Sa présence est mon ancrage dans ce moment de panique.
Eros reprend :
- Julia, pour pouvoir vous protéger... nous avons besoin que vous nous parliez. Qui fuyez-vous ? Il n'y a que comme ça qu'on pourra vous aider.
Ses mots me transpercent. Parler de lui ? Le nommer ? Le faire exister à voix haute ?
Je sens mon corps se raidir. Mes bras se recroquevillent autour de mes jambes. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et commence à trembler. Rien qu'à l'idée... les souvenirs remontent, violents, poisseux. Ils rampent sous ma peau comme des insectes invisibles.
Mes yeux se brouillent de larmes.
Eros tente un geste, il pose doucement sa main sur les miennes. Mais mon corps réagit instinctivement. Un sursaut, un recul net, brutal.
- NON ! Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !
Je hurle. Ma voix est tremblante, brisée, à peine plus qu'un souffle désespéré. Je me mets à me balancer, en murmurant, en répétant cette même phrase, encore et encore, comme un mantra tordu de douleur.
Autour de moi, tout devient flou. Le monde perd sa netteté.
La voix d'Eros s'efface dans un brouillard sourd. Puis une ombre se place devant moi. Une voix plus grave, plus ferme tente de m'atteindre.
- Julia... Regardez-moi.
C'est lui. Alek.
- Je sais que c'est difficile. Vous n'avez pas besoin d'en parler ce soir. Mais un jour, il faudra le faire. Pour que vous puissiez être libre. Pour que nous puissions vous aider.
Je le regarde. Ses traits sont tendus. Il est à genoux devant moi, à distance, mais il ne fuit pas. Il n'a pas peur de mes brisures.
Et d'un coup, je me lève, comme mue par une impulsion incontrôlable.
- Je n'ai pas besoin de votre aide. Je vais bien. Je peux m'en sortir seule. Merci pour ce soir, mais je dois partir...
Je recule, mes jambes heurtent une table basse. Mon regard cherche une échappatoire. Fuir ce canapé, ces regards, ces souvenirs. Fuir la douleur. Fuir l'idée que tout cela est réel. Que lui est réel.
Mais Alek ne me laisse pas faire.
- Vous n'irez nulle part ce soir. Vous n'avez nulle part où aller. Sauf si vous souhaitez retourner directement vers celui que vous fuyez.
Son ton est sec. Brutal. Tranchant comme une lame.
Eros lui donne un coup dans l'épaule, agacé :
- Putain, Alek. Ce n'est pas comme ça qu'on parle à quelqu'un en état de choc.
Mais il a raison. Je n'ai nulle part où aller. Et dehors... dehors, il m'attend
.
Éros s'interpose doucement :
- Je suis désolé, Julia. Alek manque parfois de tact... ou tout le temps, disons-le. Mais il a raison. Dehors, vous êtes en danger. Le mieux, c'est que vous restiez ici cette nuit. Demain, on verra comment vous aider.
Il sourit doucement. Son regard est sincère. Un peu fatigué, peut-être, mais sincère.
- Et puis... comme on dit : la nuit porte conseil.
Je ne réponds pas. Je reste là, immobile, plantée au milieu du salon, comme si mon corps hésitait entre fuir ou s'effondrer. Mais il ne fait ni l'un ni l'autre. Il gèle.
Mon regard se perd quelque part entre les silhouettes d'Alek et d'Éros, floues derrière le voile de mes larmes.
Je me laisse finalement guider. Pas par la voix, ni par la logique. Juste par l'épuisement.
Mon corps s'assoit à nouveau sur le canapé, alors que mon esprit, lui, semble rester debout, sur le seuil du passé.
Ils ne disent rien. Éros me jette un dernier regard inquiet, puis disparaît dans une autre pièce. Alek reste encore un instant, à une distance raisonnable, comme s'il savait que la proximité pouvait faire plus de mal que de bien.
Puis lui aussi s'éloigne. Une porte se ferme doucement. Et le silence retombe.
Je ne sais pas combien de temps s'écoule. Des minutes. Une heure peut-être.
Je suis restée là, recroquevillée sur le canapé, à écouter le silence.
Enfin... ce qu'il en reste.
Car dans ma tête, il hurle.
Il hurle encore son nom. Son visage. Son souffle. Ses mains.
Ses ordres.
Sa colère.
Je me lève d'un bond, le souffle court, comme si mon propre esprit m'étranglait. Il fait sombre, je ne suis plus dans le salon, je suis dans un lit, mais je ne distingue rien de la décoration de celle-ci au vu de l'obscurité qui s'y trouve. Je me lève et me dirige vers la porte, je l'ouvre lentement et j'aperçois de la lumière au fond du couloir qui mène vers le salon et la cuisine ouverte.
Je marche à pas feutrés, pieds nus sur le parquet froid. Les planches grincent à peine. Une odeur de café froid flotte dans l'air. Peut-être celui qu'ils ont bu en attendant que je me calme.
Je m'arrête net. Des voix.
- ... Elle est en état de choc, Alek. Ce n'est pas de la peur ordinaire, c'est plus profond. Tu l'as vue... elle ne réagit pas à la menace, elle y est soumise.
Éros.
- Je sais. C'est... c'est ça qui me fout en l'air.
La voix d'Alek est plus basse. Grave. Serrée. Presque douloureuse.
Je m'approche encore un peu, juste assez pour les entendre sans être vue. Mon cœur tambourine dans mes tempes.
- Tu crois qu'il s'est passé quoi, sérieusement ?
- Je ne sais pas. Mais il ne s'agit pas d'un petit copain violent ou d'un déséquilibré isolé. Elle a ce regard... celui de quelqu'un qui a vécu l'enfer. Et qui en est ressorti, mais à moitié.
Silence.
Puis Alek, plus doucement :
- J'ai vu ce regard, une fois. Chez quelqu'un que je connaissais. Il ne parlait jamais jusqu'au jour où tout a explosé.
Il marque une pause. Je l'imagine assis, les coudes sur la table, la mâchoire contractée.
- Et qu'est-ce qui a déclenché les mots ?
- Un regard. Un simple regard. Quelqu'un qui ne le forçait pas à parler. Juste... quelqu'un qui restait là avec lui. Qui ne le fuyait pas. Ni ne le brusquait.
Il soupire.
- On ne va pas la briser encore plus, Éros. Je préfère qu'elle se taise mille nuits si c'est pour qu'un matin, elle me regarde sans trembler.
Mon souffle se coince. Mon ventre se serre.
Je ne sais pas pourquoi, mais ces mots me percutent. Me fissurent un peu.
Un matin sans trembler... Est-ce encore possible ? Est-ce que quelqu'un pourrait... attendre autant ?
Je recule sans bruit. Regagnant lentement la chambre où j'étais, les jambes flageolantes. Je retourne sur le lit, et m'enroule dans la couverture comme on s'enferme dans une armure invisible.
Je ne dors pas.
Mais pour la première fois depuis longtemps,
Je n'ai pas peur de fermer les yeux.