Le fil passa dans la dernière branche de l’étoile et Troj Asterian admira le résultat. Bleue sombre avec des bandes chromées, la combinaison en tissu épais arborait maintenant trois étoiles dorées sur l’épaule. Troj cracha l’aiguille coincée entre ses lèvres et se hâta d’enfiler son tout nouvel habit. Elle zippa la fermeture éclair sur son t-shirt trop large, témoignage de ses premiers essais dans l’art de se fabriquer des vêtements. Elle se tourna vers le miroir encastré dans le mur de sa cabane au bord de la mer.
— Pas mal, jugea-t-elle.
Elle tira sur les manches parfaitement à sa longueur et admira les arabesques argentées dans son dos.
— Je pourrais presque en faire mon métier.
Elle cocha la case « couturière » sur la liste gravée à côté du miroir, juste en dessous de « électricienne », « ingénieure » et « décoratrice d’intérieur ». Trois millénaires pour maîtriser ces disciplines, et bien d’autres.
La jeune femme mit les mains dans ses poches. La combinaison faisait ressortir le teint mat de sa peau ainsi que ses cheveux bruns parsemés de mèches blondes.
Troj en était à se demander si elle ne continuerait pas à coudre d’autres étoiles. C’était après tout une manière originale de garder une trace du temps. Une étoile pour chaque siècle d’emprisonnement. Toujours mieux que de tracer des petits traits barrés sur les murs.
Elle s’éloigna de son reflet et franchit à reculons le seuil de la cabane. Elle l’avait construite à l’abri du vent, entre deux groupes de cocotiers, de sorte qu’avec les nuits fraîches et les journées chaudes, elle restait toujours tiède et agréable.
Elle foula le sable, sa liste de tâches sous le bras. Elle entonna un des nombreux chants qu’elle se murmurait à elle-même. Troj avait un vaste répertoire musical répété tous les jours. C’était bon pour sa mémoire et ses cordes vocales qui avaient manqué de s’atrophier lors des premiers mois de sa captivité. A l’époque, Troj avait horreur de se parler à elle-même, aussi préférait-elle chanter à tue-tête toutes les chansons écoutées jusqu’à ses vingt-trois ans.
Troj traversa la ligne des cocotiers et vérifia d’un coup d’œil que les plants de son jardin potager prenaient bien. Elle ajouta à sa liste que la zone mériterait bien une petite remise à neuf, c’était après tout le premier endroit qu’elle avait mis en chantier après l’apparition de l’île. La Sabe rechignait à lui fournir de la nourriture toute prête, mais au moins elle était généreuse en matière de plantes, légumes et fruits à faire pousser.
Elle longea ensuite le cimetière, comme elle l’appelait. Ses premiers projets de construction gisaient empilés, un véritable charnier de bois et métal mais aussi des piles de livres trop compliqués pour Troj, des meubles ratés en papiers mâchés et les premières tentatives de création d’un système électrique à base de paratonnerre.
Des projets avortés de ses premières années passées sur le sol de la planète-prison, la Altakarcel. Lorsque Troj avait compris qu’elle pouvait communiquer avec la Sabe, l’intelligence artificielle de sa prison, elle lui avait demandé une maison avec tout le luxe possible. Sur la plateforme de la capsule spatiale qui l’avait amené sur cette planète artificielle était alors apparus une série de planches en bois, des clous, un marteau, et un commentaire sarcastique du genre « construire sa maison c’est se (re)construire soi-même ». Troj avait frôlé l’ulcère, mais sa mère avait pour habitude d’accrocher des posters sur le développement personnel dans sa chambre, aussi s’y était-elle vite fait. Troj avait donc répondu « Ok » à la Sabe (la « Sabe Todo », la « Je-Sais-Tout » comme elle l’appelait en espagnol) puis s’était emparée des clous et du marteau et n’avaient cessé depuis de fabriquer. La Sabe avait l’humour de ses profs de lycée et répondait à ses requêtes par l’apparition de livres. Des bouquins certes complexes sur l’ingénierie ou l’architecture, mais une base de données de connaissances pour qui, comme elle, avait plusieurs vies à passer à les lire.
Trois millénaires plus tard, sa Altakarcel qui n’était alors qu’un horizon infini de métal, était devenue une mer à perte de vue avec une île paradisiaque doté d’un système électrique basique, un potager et une ferme marine. Ce n’était qu’un décor. Elle ne connaissait ni la faim, ni la soif. Sur cette planète-prison, Troj était condamnée à l’éternité.
Troj finit son tour de l’île en allant vérifier l’éolienne qui brassait l’air plus fort de ce côté. Il y avait bien vingt ans qu’elle s’était notée de la refaire étant donné qu’elle s’enfonçait un peu plus chaque année dans le sable.
Troj revint à son bord de plage sans cesser de chantonner un air de reggaeton.
Les guirlandes solaires s’allumèrent au moment où Troj rejoignit sa couche. Elle se cala dans son lit composé de sacs de tissus rembourrés de sable et de mousse séchée. Elle attrapa le livre d’ingénierie moderne avancée, sa dernière lecture en date. Elle détaillait les schémas électrique et les redessinait dans son carnet. Elle passa une partie de la nuit à se renseigner sur la fabrication d’une antenne de télétransmission.
C’était peine perdue. Troj était peut-être parvenue à transformer une planète de métal gérée par une sorte de super-ordinateur en un paradis d’eau et de sable, le ciel n’en demeurait pas moins une coque artificielle qui empêchait d’entrer et sortir tout ce qui était vivant, spatial ou sous forme d’onde.
— Je ne veux même pas entrer en communication avec qui que ce soit, avait-elle dit à la Sabe. Juste capter la télé-réalité de temps à autre.
Les distractions terrestres lui manquaient. Celles toutes faites, pensées par d’autres humains et non par une prisonnière condamnée à l’isolement à perpétuité. En attendant, Troj passait cinquante pour cent de son temps à négocier avec la Sabe, et le reste à fabriquer des choses avec ce qu’elle avait obtenu de ces âpres discussions. La Sabe n’était après tout qu’une intelligence artificielle dans une capsule. Le désespoir ou les caprices d’une prisonnière condamnée à la vie éternelle ne lui faisait ni chaud ni froid.
Trois millénaires. Troj avait toujours été nulle en mathématiques, ce qui, selon elle, expliquait pourquoi l’énormité du chiffre l’effleurait sans l’affecter.
Elle vivait, et dans des plutôt bonnes conditions. C’était tout ce qui importait.
Le gros volume d’ingénierie lui recouvrit la figure et les pages se gondolèrent sous les ronflements de Troj.
À son réveil, la lumière du jour entrait à grands flots par l’entrée sans porte et son carnet, stylo et livre flottaient au plafond.
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Troj contempla le phénomène comme elle l’aurait fait des multiples couchers et levers de soleil de ces trois millénaires. Elle se leva, remarquant que le sable qu’elle époussetait de ses cheveux s’envolait comme des spores au lieu de retomber. Troj s’éloigna de la cabane. Elle était entourée de fines fumerolles de sable qui montaient en douceur vers le ciel.
Troj se tourna cette fois vers l’océan. Son regard erra des vagues qui effleuraient à peine le sable, jusqu’à sa ferme marine. Troj ne vit d’abord rien d’anormal.
Puis une petite sardine sauta hors de l’eau et au lieu de retomber dans son élément, s’envola dans les airs.
— C’est nouveau, ça.
Troj Asterian poussa un soupir. La Sabe était surement derrière le phénomène. Elle plongea dans l’eau jusqu’aux genoux et suivit le bras de sable qui reliait son île à la capsule de la Sabe. Un véritable mur de particules se dressait à sa droite alors qu’elle progressait pieds nus dans l’eau. À chaque pas, des fines gouttelettes s’élevaient vers le ciel.
Un craquement sinistre dans son dos lui annonça que les plus jeunes cocotiers étaient arrachés du sol. Elle perçut l’écho semblable à des maracas lorsque ses possessions dans sa cabane se retrouvèrent projetés vers le plafond. Troj ne leva pas la tête lorsque la pluie inversée, le sable, les cocotiers et l’éolienne se fracassèrent dans un grésillement sur le ciel. Pendant une seconde, la lumière du jour s’éteignit puis se ralluma. Troj jura quand son pied refusa de rejoindre le sol et s’éleva, en même temps qu’elle. Ok, même pour lui faire la morale, jamais la Sabe ne détruirait ses possessions. Troj se sentit, pour la première fois depuis bien longtemps, gagner par la panique
Troj ramassa son corps et bondit. Elle se cogna plus qu’elle n’atterrit sur l’îlot de métal qui abritait la capsule. Troj ne dut son salut qu’à la poigne du sas extérieur. Corps perpendiculaire au sol, ses pieds battant au-dessus de sa tête, Troj ouvrit le sas et se propulsa à l’intérieur. Elle vit une dernière fois le bleu parfaitement myosotis du ciel recouvert d’une bouillie de sable et d’eau où flottaient des arbres, son ponton de pêche, les planches de sa cabane, son bureau, son métier à tisser et plusieurs noix de coco peintes.
Troj referma le sas et plongea dans la carcasse du vaisseau spatial. Le métal grinçait autour d’elle et le sentiment de sécurité qu’elle ressentit en parvenant à remettre en marche la gravité artificielle ne dura pas. Elle s’assit sur l’unique siège de la capsule et inspecta le tableau de bord.
— Ok, sabe todo, marmonna Troj. Qu’est-ce que tu dis de cette bizarrerie ?
La tôle gronda tout autour d’elle. Elle n’en eut cure car sur l’écran apparut d’un coup la réponse à sa question.
Troj dut s’accrocher à son siège quand la capsule fut en une violente secousse propulser dans les airs.
Le plafond du ciel se déchira, dans un bruit tel que Troj crut que ses tympans se retournaient sur eux-mêmes. Les restes de l’île devinrent des ombres noires découpées sur un fond blanc éclatant. Troj eut le temps d’apercevoir son île se faire atomiser par un tir venu du ciel qui défonça le plafond artificiel, entraînant les restes du monde dans l’espace et sa capsule avec.
Sur l’écran, le symbole pixellisé d’un étrange coquillage clignota deux fois avant de s’éteindre.
Des débris de métal de la taille d’une maison flottaient à quelques centimètres de la capsule. Celle-ci tournait sur elle-même, emporté par la puissance du souffle et quand une rotation plus grande lui permit de voir le gigantesque trou dans le flanc de l’immense planète de métal, les tripes de Troj se serrèrent d’angoisse.
Ils avaient ouvert l’Altakarcel comme un œuf. Troj aperçut son hamac passer au travers du trou, entraîné par un banc de sardines gelées dès l’entrée dans l’espace.
Une nouvelle rotation de sa capsule en perdition, et Troj eut une vue imprenable sur ces ils.
La spirale occupa toute la vitre, ses bords jointés apparaissant de plus en plus larges alors qu’ils s’éloignaient du moyeu. Chaque morceau était recouvert d’une série de panneaux lumineux orientés vers le centre. Troj eut pendant une seconde l’impression d’observer un vitrail rouge et noir.
Une ammonite géante.
Troj distingua les lumières des panneaux pivoter et s’étirer, d’abord depuis le centre de la spirale de l’ammonite puis jusqu’à sa « bouche » là où le siphon était le plus large. Juste au-dessus de cette ouverture, un unique œil blanc brillait d’un éclat vif. Il s’agissait d’un poste de pilotage.
Un vaisseau spatial en forme de coquillage.
L’œil clignota et de la « bouche » apparurent une centaine de câbles qui, à cette distance, paraissaient aussi épais que des troncs d’arbres. Les câbles vrillèrent l’espace dans sa direction comme d’affreux tentacules. Troj glapit lorsque l’étau d’une centaine de câbles s’enroula sur sa capsule et la compressa à l’intérieur. Les diodes lui sautèrent à la figure. L’écran LCD, où quelques instants plutôt la Sabe la prévenait de sa rencontre imminente avec un coquillage de l’espace, implosa contre son flanc. Troj et son vaisseau sombrèrent dans la gueule béante de l’ammonite.