Les parasites de lumière la ramenèrent à l’échelle du poste de navigation mais au lieu de s’élever en grappes, les lugnoles stagnaient face à un sas fermé sur le côté. Troj attendit qu’il s’ouvre et quand il fut évident qu’aucun détecteur ne surplombait la porte pour lui céder le passage, elle tapa du poing dessus. De l’autre main, elle piochait des tranches de scorize de son habit et les mâchonnait sans s’arrêter. Elle frappa du poing jusqu’à ce que ses jointures deviennent rouges. Il était dans son intérêt d’en découvrir plus sur ce vaisseau. Du peu qu’elle en avait vu, il était composé d’un grand couloir central, comme la colonne d’un animal géant, avec chaque pièce semblable à une vertèbre. Une architecture simpliste et dont Troj était bien décidé à percer chaque recoin.
Le sas bascula et Troj manqua d’écraser son poing sur l’abdomen d’Aizu. Elle portait un justaucorps noir, tellement serré sur sa peau que pas une bulle d’air ne devait passer. La main de Troj étant au niveau de son ventre, l’alien tendit un de ses bras secondaires pour assener une tape sur son poignet.
— Quelle violence ! s’écria Troj. Vous perdez facilement le contrôle pour une capitaine, dites.
— Vous êtes sortie du caisson.
Troj capta sans mal l’intensité de son regard bleu à travers la crinière de son cou. Encore une fois, elle fut certaine qu’il ne s’agissait pas d’une écharpe ou même de poils comme ceux d’un lion.
— Je respire, je mange, je vis, déclara Troj tirant les barres de scorize de sa poche à la manière d’un éventail. Les Juges seront contentes de vous.
Troj essaya de regarder par dessous les nombreux bras d’Aizu. Là encore, une douzaine de lugnoles flottaient au plafond et surplombaient un bassin creux et rempli à ras-bord de papiers. Collés en des milliers de coupures de journaux pour épouser la forme concave du bassin, certains s’élevaient dans les airs pour se tordre et se plier en des formes complexes. Des symboles inconnus. Troj essayait de les mémoriser quand son cœur fit une embardée à la vue de la silhouette en papier mâchée au centre des autres constructions. L’Ammonite de Glace.
Troj se demanda ce qu’Aizu fabriquait à reconstruire le vaisseau du FREPH en origami, le tout avec ce qui ressemblait à des coupures de journaux jaunies
Le sas se referma dans le dos d’Aizu, le duvet de sa cape voletant autour de sa taille.
— C’est quoi cette pièce ?
— Rien qui vous concerne, Asterian.
— S’il vous plaît, appelez-moi Troj. Ou Antonia si vous préférez.
Aizu ne répondit pas. Elle s’écarta de la porte comme si de rien n’était, la lueur bleu de son regard presque amusé de voir Troj détailler le panneau dans l’espoir qu’il se réouvre à nouveau.
— Ce machin… coquillage. Non, une ammonite, dit Troj la bouche pleine de bacon. Elle est encoreà notre poursuite ?
— Vous n’avez rien à craindre.
— Non, si jamais il rapplique, je peux compter sur la capitaine Aizu pour foncer dans la carlingue du Freph et me tirer de là, pas vrai ? Ou m’étouffer jusqu’aux portes de la mort ?
Aizu croisa ses bras musculeux dans son dos, et l’autre paire devant son abdomen. Troj se sentit d’autant plus petite.
— J’aimerais éviter autant que possible de recroiser la route du FREPH.
— Vous et moi, pareille. Surtout si vous saviez ce que le FREPH m’a fait…
Elle garda les mots coincés entre deux lanières de scorize. Aizu ne bougea pas un muscle mais son attitude dénotait une étrange patience.
— Quoi ? railla Troj. Vous ne voulez pas savoir ?
— Je ne vous empêcherai pas de parler, Asterian.
— Non, bien sûr, sourit Troj et elle suçota un morceau de scorize jusqu’à sentir sa langue lui piquer. Mais vous ne vous êtes pas précipitée non plus pour m’interroger. Pourquoi donc ?
— Il n’est pas dans mes attributions de savoir ce que le Freph vous a fait subir. La Jugerie vous posera les questions qu’elles trouveront nécessaires de poser.
Troj attendit qu’elle en dise plus, engloutissant trois autres lanières de scorize. Elle s’arrêta quand un gargouillement monta de son estomac. Elle masqua le bruit en éclatant de rire.
— J’espère qu’elles vous payent bien pour ce baby-sitting !
— Vous vouliez me voir pour quoi, Asterian ?
Troj sentit sa propre volonté trébucher face à l’air imperturbable d’Aizu. Elle n’était pas certaine si c’était dû au fait que la créature semblait dépourvue d’une capacité à l’énervement ou si Troj manquait d’entraînement.
— A propos des Juges, commença-t-elle.
— Non.
— Laissez-moi finir capitaine, rit Troj d’un ton cabotin.
— Troj Asterian, vous avez été condamnée par les Juges de Tau. La décision des Juges fait office d’autorité à travers les frontières entre les pays, les planètes, les étoiles et le temps. Vous n’allez pas commencer à négocier, pas ici, pas avec moi.
Elle décroisa ses bras et tendit un doigt vers le front de Troj.
— Je connais votre dossier, Asterian. Je sais qui vous êtes, plus que vous ne croyez même.
— Vous m’en direz tant, sourit Troj en écrasant le bacon entre ses dents.
— Vous vous croyez innocente, Asterian, poursuivit Aizu sans prêter attention à son interruption. J’imagine que c’est ça qui vous a maintenu dans une santé mentale discutable pendant trois mille ans et c’est tout à votre honneur. Sachez cependant que votre peine est réelle et prononcée, et à l’intérieur de l’Altakarcel ou à l’extérieur, elle est toujours d’actualité. Tout du moins, jusqu’à ce que les Juges statuent sur votre nouveau lieu de pénitence. Par conséquent, non…
Aizu inclina le buste et les poils blancs de sa crinière s’écartèrent pour révéler ses crocs luisants.
— Vous ne pourrez pas négocier une échappatoire avec moi. Soyez déjà reconnaissante que je ne vous fasse pas enfermer à double tour dans une cellule du Coe-la-Kanthe.
— Parce que vous savez au fond de vous que je suis une personne respectable ?
Troj en se pencha à son tour jusqu’à ce que l’index d’Aizu effleure son front. La capitaine retira sa main.
— Parce que je ne rencontrerai aucune difficulté à vous arrêter à la moindre entourloupe. Je vous le répète, dit Aizu d’une voix douce, je sais qui vous êtes.
Troj ne retint pas ses jambes plus longtemps et s’écarta, au moins pour fuir l’intense regard bleu.
— Dans ce cas, détrompez-vous Aizu car je venais à vous pour un tout autre sujet. La bouffe, asséna Troj. À part de la caillasse et de la protéine végétale, votre rafiot est dépourvu d’une cuisine digne de ce nom et je crains que ma petite personne ne survive bien longtemps à ce régime.
— Elle tiendra assez jusqu’à ce que nous arrivions sur Tau. Maintenant, déguerpissez, j’ai à faire.
— Seulement…
Troj se retourna au moment où Aizu disparaissait au milieu du mur de lugnoles qui s’était formé dans son dos. Les parasites lumineux s’agrippèrent aussitôt à son sillage, à la manière d’une fumerolle enflammée qui marquait les muscles de l’alien. Troj se précipita à sa suite sans se soucier d’effleurer les lugnoles.
— Seulement, voilà, nous sommes loin de Tau.
— Vous n’en savez rien.
— Oh, dit Troj en recouvrant son bonne humeur car le ton de voix d’Aizu trahissait enfin un sentiment différent. Mais si nous étions proches, votre navigatrice en forme de dragon ne serait pas en train de déguster un verre de fluorite, métal qui a de fortes capacités relaxantes. Mais peut-être que je ne sais rien, après tout.
Le front épais d’Aizu se plissa légèrement. Elle ralentit sa marche, les lugnoles étirées en larges cercles autour de sa tête.
— Vous tiendrez le temps d’arriver à Tau, dit Aizu d’un ton sans réplique. Que ce soit un jour ou quinze ans terrien.
Elle porta le poignet gauche à sa bouche, l’annulaire appuyé contre son paume, et murmura un simple « Écru ». Un implant, comprit Troj au moment où trois diodes clignotaient sous la peau doré de l’alien.
— Vous me tuez et pas juste par votre humour, mais parce que vous allez vraiment me tuer, reprit Troj. Si ce voyage s’éternise plusieurs jours terriens, vous n’allez avoir qu’un cadavre à ramener aux Juges. Et quel dommage que nous ne puissions pas voyager à vitesse lumière.
— Personne ne peut voyager à vitesse lumière, pas même le FREPH. Vous tiendrez, répéta Aizu. Vous avez tenu trois mille ans dans votre prison, vous tiendrez avec des rations de scorize.
Troj soupira et engouffra, elle espérait, sa dernière barre de bacon de la journée.
— Très bien, si vous le dites.
Aizu stoppa et se retourna avec lenteur pour observer Troj. Pendant de longues secondes, les deux êtres n’esquissèrent pas un geste, attentives aux murmures métalliques du moteur atomique. Un autre type de bruit monta soudain des profondeurs, non pas du vaisseau-poisson, mais des entrailles de Troj.
Un hoquet, un deuxième et la femme régurgita en plein sur les pieds d’Aizu l’intégralité de son déjeuner de scorize.
Une bordée de jurons monta de la capitaine du Coe-la-Kanthe, tonnerre qui alla en grandissant lorsque apparut Écrunéméhos dans un débordement de lugnoles.
— Tu m’as appelé, Aiz… Chiure de comètes, qu’est-ce qu’il lui arrive ?
Troj glissa à terre, la gorge brûlante, des hoquets plein le ventre. Elle vomit à nouveau, dans un spasme tellement violent qu’elle perdit pendant une minute entière la nature de l’échange entre les deux aliens.
— Et lâche ce verre de fluorite, s’écriait Aizu. J’ai besoin de ma navigatrice parfaitement consciente de ses moyens.
— C’est répugnant, dit Écrunéméhos dans un murmure lointain au-dessus de Troj.
Entre deux poussées de son estomac, Troj parvint à se redresser et à adresser un clin d’oeil aux deux aliens.
— Je crois que je ne digère pas très bien le scorize. Quel…
Elle se tordit au sol et attendit que le sifflement dans sa tête s’apaise pour reprendre :
— Dommage.
— La ferme, grinça Aizu. Écru, dessoûle et va à la barre. Cap sur l’Acuadriome. Nous allons devoir nous approvisionner en vivres pour éviter l’empoisonnement de l’humaine. Commence à te renseigner sur ce qu’on peut trouver là-bas pour la sustenter.
— Mais, les Juges...
Troj ne capta pas le regard que lança Aizu à la vanyar, trop occupée à chercher son souffle entre deux nausées, mais elle fut certaine qu’il signifiait « les Juges ne voudront pas d’un cadavre ».
Écrunéméhos emporta une douzaine de lugnoles à sa suite. La mare de vomis couleur de boue avait éloigné un temps Aizu mais celle-ci n’hésita pas à marcher dedans pour s’approcher de Troj.
— C’est un voyage de cinq jours. Vous tiendrez.
— Je l’espère, capitaine, dit Troj d’un air faussement contrit.
— Ce n’était pas une question.
Elle la souleva par la tunique. Couverte de vomis et luisante de sueur, Troj affichait pourtant un sourire victorieux qu’elle ne chercha pas à masquer. Même si les traits sévères d’Aizu demeuraient indéchiffrables et l’octave dans sa voix restait la même, Troj avait contrarié l’alien.
— En vie, murmura Aizu les crocs à quelques centimètres du visage de Troj. C’est ainsi que je dois vous ramener aux Juges et je m’y acquitterai. Vous apprendrez qu’il n’y a pas d’hachonroth plus dévouée aux Juges que moi. Même si mon savoir au sujet de votre espèce ancestral est obsolète, je vous garderai en vie quoi qu’il en coûte. Contre votre gré s’il le faut.
Troj déglutit, non pas pour faire passer le goût répugnant de la bile mêlée à la scorize dans sa bouche. Ainsi la drôlesse avait compris son plan. Elle le voyait à l’épaisse arcade sourcilière qui assombrissait le bleu de son regard. Aizu savait que Troj avait fait exprès de se rendre malade. Seulement, comme elle l’avait elle-même dit, sans un savoir plus appuyé du fonctionnement d’un humain normal, Aizu ne pouvait que se baser sur ce qu’elle voyait. Une humaine dans un état pitoyable qui venait de recracher l’équivalent de cinquante lanières de scorizes à moitié digérées.
Un autre fait frappa soudain Troj et son sourire vacilla :
— Attendez, vous êtes une hachonroth ? Comme les J…
La poigne puissante sur son vêtement lui coupa le souffle. Aizu appuya contre un mur à moins d’un mètre de la flaque de vomi. Un panneau se déroba pour révéler une minuscule alcôve. La pièce avait dû servir de placard pour des terminaux secondaires, des restes de fils électriques pendaient encore des boîtiers désossés.
Aizu arracha les fils et balança sans ménagement Troj à l’intérieur. La capitaine souffla par les naseaux et une unique lampe parasite s’y glissa à la suite, presque à contrecœur.
Aizu baissa le regard sur Troj.
— Je vous aurai bien préparé une cellule plus confortable. Il y a… de la souffrance en vous, beaucoup trop, surtout pour une seule humaine. En attendant que vous vous comportiez décemment et que nous trouvions de la nourriture acceptable à Acuadriome, vous resterez enfermée ici. Vous et vos… fluides.
Troj déblatéra que ce n’était pas un placard de deux mètres carrés qui la ferait craquer après trois mille ans d’emprisonnement. Aizu ne l’écoutait déjà plus et elle referma le panneau sur la figure barbouillée de vomi de l’humaine.