Il y avait, sur l’un des murs au fin fond de sa cabane sur la plage, un autre décompte gravé dans le bois. Celui-ci ne marquait pas le passage des ans mais plutôt le nombre de fois où Troj rêvait de l’avant. Avec le temps, les griffures s’étaient espacées et depuis quelques cent ans, Troj célébrait chaque matin le succès d’une nuit sans rêve. Mais pendant longtemps, Troj avait compté les souvenirs vifs que son cerveau remaniait pour peupler son sommeil. Le procès bien sûr, son arrestation musclée, les interviews, les avocats, les scientifiques, ses employeurs, sa famille, sa femme. L’incident qui, bien que de l’ordre d’une seconde, avait tout changé. Sa vie d’avant l’incident aussi. Beaucoup de fêtes, beaucoup de petits boulots, des amis, des petites-amies. Tous et toutes se tapaient une visite de courtoisie dans la psyché de Troj, histoire de lui expliquer en long, en large et en travers, combien elle les avait déçues.
Bien que décisif pour les trois milles ans suivants, son procès était celui qui demeurait le plus flou dans la mémoire de Troj. Ce fut pourquoi, à son réveil dans le placard à balai du Coe-la-Kanthe, elle réalisa sa bêtise. Aizu était une hachonroth, la même race extraterrestre que les Juges, et Troj ne l’avait pas reconnu au premier coup. Même si l’image des Juges dans son rêve devenait avec les années un florilège de formes hautes et sombres, aux robes longues, solennelles, à la voix sourde comme déformé par un enregistreur, la ressemblance avec Aizu était là.
Troj se redressa et fronça le nez à l’odeur suri qui se dégageait encore de ses vêtements et de ses cheveux. Quelle idiote, soupira-t-elle. Elle s’était rendue malade pour rien. Cette Aizu demeurerait une incorruptible. Troj avait peut-être retardé sa rencontre avec les Juges, elle ne disposait que de cinq jours pour réfléchir à sa fuite et ce, sans aucune liberté de mouvement. Il lui faudrait agir sur Acuadriome. Troj n’en avait jamais entendu parler même lors de ses discussions avec la Sabe. Tout ce qu’elle pouvait espérer maintenant c’était qu’Aizu accepte de la laisser descendre du vaisseau avec elle lorsqu’elles atterriraient. Troj avait déjà une poignée d’arguments prêts, la plupart au sujet d’allergies alimentaires.
Elle se retourna sur le sol et s’endormit à nouveau, cette fois jusqu’à ce que sa vessie se rappelle à elle. Avant de la flanquer dans le caisson respiratoire, Écrunéméhos lui avait servi de l’eau, seule ressource que les trois espèces à bord consommaient communément.
Toujours allongée, Troj donna des grands coups du talon sur la porte du placard. Elle espérait qu’Écrunéméhos avait enfin atteint dans son étude des humains, le chapitre sur la petitesse de leur vessie.
Le sas s’ouvrit enfin alors que Troj entamait à tue-tête son répertoire de chansons ringardes. La silhouette de caméléon d’Écrunéméhos se tenait courbée en deux contre la porte. Elle ne laissa pas à Troj le temps d’ouvrir la bouche que déjà elle déclamait :
— La capitaine a dit que vous ne sortirez pas d’ici avant d’avoir atteint Acuadriome donc à moins que vous vous étouffiez dans vos fluides, vous pouvez vous bien couiner, ça ne servira à r…
— En vérité, c’est justement à propos d’une histoire de fluide.
Les écailles de la vanyar se hérissèrent de dégout. Elle ressemblait à une grosse pomme de pin à l’envers.
— Non pitié, n’en rajoutez pas, je… je vois très bien de quoi vous voulez parler. La capitaine m’a prévenu.
Elle fit apparaître un seau en plastique du couloir. Le sang de Troj ne fit qu’un tour.
— Tu rêves. J’ai passé dix ans à perfectionner mes chiottes, je ne recule pas de trois mille ans en arrière.
— Les ordres sont les ordres.
Troj eut un petit sourire finaud, consciente de l’hésitation de la vanyar dans sa voix.
— Un vaisseau de cet acabit, vous avez forcément une salle d’eau quelque part.
Elle inclina la tête.
— Tu veux quoi en échange d’une escorte aux toilettes ?
— Je…
Troj attendit, sa vessie prête à exploser. Écrunéméhos abrégea très vite ses souffrances, comme elle l’espérait à la vue de son air impatient.
— Comment… vous… je veux savoir, juste… comment vous avez survécu ? Sur l’Altakarcel ? Mentalement, votre espèce n’est pas équipé pour encaisser une telle solitude sans perdre la raison. Et vous me paraissez un spécimen particulièrement dénué de cette qualité.
Troj aurait presque éclaté de rire si son épanchement ne risquait pas de lui souiller le pantalon. À la place, elle se composa une figure neutre.
— Toute une histoire. J’accepte d’y répondre, uniquement si tu respectes ta part du marché.
Elle ne se fit pas prier.
— Suivez-moi.
Elle voleta en marche arrière. Troj la retrouva en train de trotter à l’horizontal sur le mur à sa gauche. Écrunéméhos la mena dans une pièce creusée comme une piscine. Troj dut se résoudre à patauger dans une bassine d’eau pour se soulager et attendre que l’alien actionne plusieurs boutons au mur pour vider l’eau et désinfecter ses bottes. Toute l’opération prit plusieurs minutes durant lesquelles aucun des deux ne parla. Troj avait vécu des situations bien plus humiliantes. Elle se laissa reconduire à sa cellule sans protester ni piper mot. Troj prit le temps de s’installer par terre.
— Comment j’ai survécu sur l’Altakarcel, chantonna-t-elle. La réponse est à la fois simple et compliquée. Laquelle choisis-tu ?
— La compliquée, bien sûr.
— J’ai transformé l’enfer créé par les Juges en mon paradis.
Un silence suivi d’un sifflement poreux à travers les écailles de la vanyar.
— C’est tout ? dit-il. Ce n’est pas une réponse compliquée, ça !
— Non, mais c’est assez pour te laisser établir toutes sortes de théories. La suite viendra en temps voulu. À plus tard.
Son tempérament joueur lui brûlait de torturer Écrunéméhos avec d’autres demandes (elle ne cracherait pas sur une couverture et un matelas, quitte à négocier une plus grande cellule à l’avenir), mais elle réalisa son épuisement et au lieu de bavasser, Troj s’allongea, dos tourné à l’alien curieux. Il s’écoula une pleine minute avant qu’elle ne se décide à refermer le placard.
Une race alien qui ne nourrissait de savoirs, murmura Troj dans les ténèbres bleutées de sa prison, voilà qui serait utile. Troj se demandait combien d’histoires elle devrait troquer en échanges de faveur avec la petite alien avant d’espérer quitter ce rafiot. Elle s’endormit avec un sourire rêveur.
#
Troj retira la main au dernier moment. Les deux lugnoles foncèrent l’un sur l’autre et pendant une seconde, les parasites bulbaires tournoyèrent dans un ballet paresseux. Ils ne formèrent plus qu’un seul lugnole de la même taille comme s’ils s’étaient superposés au lieu de fusionner. Troj souffla sur le lugnole qui se sépara aussitôt en deux nouvelles entités au-dessus de la table du déjeuner.
— Fascinant, commenta Troj. Que sont-ils exactement ?
— Des parasites, répondit Aizu à l’autre bout de la table.
— Ça, je le sais. Mais par exemple, pourquoi s’agglutinent-ils autour de vous plus qu’Écrunéméhos ? Vous êtes leur maître ? Et quelle friandise faut-il leur donner pour changer ça ? dit Troj.
— Les lugnoles m’obéissent car je suis la capitaine attitrée du Kanthe et cela ne saurait changer de sitôt, appuya Aizu.
La femme lui assura en quelques mots de ses intentions plus qu’innocentes et plongea son sandwich (trois tranches de scorize empilées) dans son verre d’infusion de magma. Aizu se pencha par-dessus la table en losanges, ce qui déclencha l’apparition de plusieurs plats à base de minéraux, et retira le cocktail néfaste des mains de Troj.
— Votre capacité d’attention est de l’ordre d’un neutron apathique, dit-elle en buvant le verre de magma et scorize d’une traite. Ne me faites pas regretter de vous avoir autorisé à manger à notre table.
Aizu rangea les plats apparus et plongea son regard de bleu électrique dans les yeux moqueurs de Troj.
— Vous n’êtes pas à l’abri de finir sangler à une chaise avec Écrunéméhos qui vous nourrit à la cuillère jusqu’à ce que nous retrouvions les Juges.
— Pourquoi moi ? protesta la vanyar à l’autre bout de la pièce.
Elle était occupée sur la rédaction d’une feuille holographique, ses ailes fines martelant un clavier lumineux collé au plafond.
— Parce que tu es une imbécile, répondit Aizu d’une voix calme. Finissez votre repas, Asterian. Nous allons bientôt entrer dans le système Ferris.
— J’insiste pour vous accompagner sur Acuadriome.
Elle se leva en même temps qu’Aizu et la suivit dans les coursives, Écru sur leurs talons. La petit aliene avait décroché le clavier du plafond et le tenait calé entre son ventre et sa queue repliée.
— Je vous promets que je serai sage, minauda Troj le souffle court alors qu’elle trottinait derrière les longues enjambées d’Aizu. Il n’y aura rien que je mettrai dans ma bouche que vous n’aurez pas approuvée avant.
— Et si je refuse, que se passera-t-il, Asterian ? Quelle forme de chantage allez-vous appliquer cette fois ?
Troj fit la moue, désireuse de dédramatiser la situation.
— Aucun. Mais peut-être puis-je appuyer sur la corde de votre pitié à mon égard ?
— Je n’en ai aucune pour vous.
— Même en sachant que je suis la dernière de l’espèce humaine ?
Elles en avaient discuté bien sûr, après la deuxième nuit de Troj sur le vaisseau. La capitaine Aizu s’était contentée de serrer et desserrer les poings à la question de Troj, ce jour-là.
Oui, l’humanité n’existait plus. Pourquoi, cela Aizu se refusait d’y répondre, protestant que moins Troj en savait, mieux c’était. Même Écrunéméhos n’avait pas envie d’en parler, malgré les insistances de la jeune humaine.
Aizu baissa son attention sur Troj.
— Cela ne vous exempte pas de mon autorité. Maintenant, terminez votre repas et taisez-vous.
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Comme Troj l’avait prédit, Écrunéméhos s’était montrée plus que conciliante à céder à ses moindres caprices en échange d’une histoire. En plus du confort de sa cellule amélioré par l’apport d’un chauffage d’appoint et d’une étrange matelas en forme de boudin et rempli d’une liquide épais (lorsqu’Écru lui avait appris qu’ils s’en servaient pour nettoyer les conduits d’aération, Troj avait négocié une bâche de tissu pour recouvrir le boudin), la femme prenait aussi des repas à heures fixes et dans le mess du navire. Elle avait même forcé la main à Écrunéméhos pour lui faire couler un bain dans la salle d’eau. Hélas même avec un vaisseau aussi vaste qu’un terrain de football, la rumeur circulait vite dans le Kanthe. C’était Aizu qui avait ramené le drap de lit à Troj alors qu’elle attendait la visite de la vanyar. La capitaine lui avait lancé l’énorme bâche à la figure et grondé que ce petit jeu avec sa navigatrice devait cesser immédiatement.
Mais plus que les ordres d’Aizu et la ruse de Troj, le besoin d’histoires de la vanyar se montrait le plus fort. L’alien n’avait pas menti, son appétit pour la moindre miette d’informations de la part d’une créature comme Troj tenait de la voracité.
À condition de savoir quoi lui raconter.
La Terre, les humains, leur société, tout cela Écrunéméhos s’en fichait comme d’une guigne. De même, elle n’avait cure d’entendre Troj parler de son procès ou même de la raison de son procès, ce qui convenait très bien à cette dernière. La vanyar voulait les faits les plus banales et mondains, dans toute leur entière vérité et les plus complets détails.
Dès lors à la question « comment avez-vous survécu sur l’Altakarcel », Écrunéméhos n’attendait aucune autre réponse que la plus insoutenable description sur l’assemblage, planche par planche, grain de sable par grain de sable, de son île.
D’abord persuadée que la petite alien se payait sa tête, Troj avait expliqué en quelques mots comment la planète-prison lui fournissait les matières premières. Sans citer le Sabe Todo. Troj avait juste parlé d’un super-ordinateur et d’une réserve infinie, comme la table aux losanges du Kanthe. Mais ces trivialités ne nourrissaient pas la vanyar.
— Tu veux savoir, murmura Troj en se calant sur le matelas aussi malléable qu’une barquette de beurre, à quoi ressemblait ma cabane ?
Écrunéméhos joignit ses deux ailes, la feuille holographique sur laquelle elle griffonnait suspendue au bout de sa queue.
— Non. Une maison est une maison, quel que soit les trente-six manières de le dire en Code. Je veux savoir, appuya Écrunéméhos la voix vibrante d’intensité, comment l’idée vous est venue. Le temps qu’il faisait à cet instant. Le nombre d’essais, de tentatives, d’échecs, de réussites, de bleus, d’ampoules, de jambes cassées, de rires, de déceptions sont venus rythmer vos journées. N’épargnez aucun détail, ajouta-t-elle en récupérant son clavier.
Troj cligna des yeux.
— En gros, tu veux m’écouter parler ?
— Parler, oui. S’il vous plaît, reprit Écrunéméhos d’un petite voix.
— Oh Écru, c’est mal me connaître.
Troj parla. Écrunéméhos roulait ensuite ses feuilles qu’elle conservait dans les centaines d’étagères qui parsemaient le Coe-la-Kanthe. Ou bien les dévorait devant Troj, soit à la fin d’un récit détaillé sur comment elle avait cru perdre la peau de ses mains à force de couper et poncer du bois, soit en plein milieu d’une phrase sur la fois où un orage avait envoyé sa toiture loin sur l’océan. Écrunéméhos écoutait avec une patience infinie, posait des questions tellement nombreuses que Troj devait souvent attendre qu’elle ait fini de toutes les noter pour y répondre. Elle se gavait ainsi de tout ce que la jeune femme daignait lui raconter.
Jusqu’à ce que ce petit trafic soit intercepté par la capitaine du Kanthe, quelques heures avant leur entrée dans le système Ferris. Troj était sur le point de convaincre la petite vanyar de la laisser voir les stands du marché d’Acuadriome en échange de juteux détails sur les accidents de plomberie dans sa cabane.
— Vous allez arrêter d’accaparer ma navigatrice. Sa place est à la barre, pas ici à se gaver de vos racontars toute la journée.
— S’il vous plait, cap’taine. Laissez-moi me dégourdir au moins les jambes.
— Acuadriome n’est pas fait pour vous, Asterian, indiqua Aizu après avoir poussé sans ménagement la femme dans sa cellule.
La capitaine se tint devant le panneau mais ne le referma pas.
— On y vend des denrées de tous les coins de la galaxie, dit-elle. Vous ne trouverez rien concernant les humains ou la Terre.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’en ai quelque chose à faire de ceux-là ?
Aizu la fixa pendant de longues secondes.
— Les Juges auront la réponse que vous recherchez, reprit-elle. Je ne suis pas autorisée à vous renseigner à ce sujet. Dès que nous débarquerons sur Tau et que je vous remettrais entre les mains de Livoksento, autorité suprême des Juges, je déposerai en parallèle une autorisation express pour que cette information vous soit transmise.
— Merci, capitaine Aizu, dit Troj entre ses dents. Je co-signerai votre papier en trois exemplaires.
— Nul besoin, répondit Aizu. Vous n’êtes pas hachonroth, vous n’avez aucun droit.
Troj étouffa un grognement. La main d’Aizu, aussi large que son buste, atterrit sur son épaule. Une gêne se répandit aussitôt dans les nerfs de Troj.
— Ne vous en faites pas, Asterian.
Le silence cotonneux du placard tomba sur les oreilles de Troj. Le frottement léger du lugnole au plafond était le seul son perçu par la femme, même les grondements du moteur du Kanthe résonnaient à peine. Troj vira le boudin d’un coup de pied et s’allongea comme au premier jour, à même le sol froid et dur. Très vite, le rythme furieux de son cœur se calma. Elle ferma les yeux, le point orange du lugnole imprimé sur sa rétine. Le vaisseau d’habitude aussi léger et discret qu’une carpe, pulsait de manière croissante sous la pression d’une onde qui l’attirait de plus en plus. Une gravité qui se rapprochait. Le cœur de Troj reprit sa cavalcade folle et cette fois, non pas à cause de l’entêtement de la capitaine Aizu. Le Coe-la-Kanthe entrait dans le système Ferris et bientôt, atterrirait sur Acuadriome. À part la cabine de pilotage et sa vitre, Troj n’avait pu apercevoir aucun autre hublot capable de lui indiquer où dans l’espace elle se trouvait.
Le ronronnement du vaisseau grossit avant de se stabiliser aussitôt. Troj ouvrit les yeux.
— Déjà ?
Elle colla l’oreille sur la porte du placard. Pas de montée en puissance du moteur, de bruit de soufflerie des ralentisseurs, de chuintement de la carlingue à l’entrée d’une atmosphère. Troj n’avait peut-être qu’une expertise limitée en matière de vaisseau spatial, elle savait reconnaître un tas de ferraille décrépi, surtout quand elle se trouvait à l’intérieur. Le Kanthe remontait dans son estime s’il était capable d’un atterrissage aussi délicat.
— Ok, sortir d’ici.
Elle se tourna vers l’unique lugnole de la pièce, à quelques centimètres de son nez. Cinq jours de promiscuité avec ces drôles de champignons volants avaient créée d’autres sortes de liens. Des liens étranges, que Troj avait analysé avant de comprendre.
— Salut, loupiotte, sourit Troj. Dis voir, où est ta maman, hm ? Cherche-la, cherche cette saleté de… cette chère capitaine Aizu.
Le parasite orange se frotta contre le panneau de métal, d’abord indifférent aux cajoleries de Troj.
— Oh, ne joue pas à ça, petite lanterne. Je t’ai vu. Une minute avant qu’Aizu débarque tout à l’heure, tu étais collé près de la poignée. Tu souffres d’être ici avec moi, sans tes copines lugnoles.
Le lugnole tourna dans un sens puis dans l’autre et, très doucement, se colla au panneau du placard.
— Va la retrouver, souffla Troj. Allez, ridicule lampe de morve, fais ce que je te dis !
Le panneau grinça. Là où s’appuyait le lugnole, le métal se gondola sous la pression d’un poing invisible. Le son victorieux du verrou plié en deux résonna et d’un coup, les ténèbres s’abattirent sur Troj.
Le lugnole s’était glissé par l’interstice, abandonnant la femme dans son placard.
— Merde.
En trois coups d’épaules, Troj put ouvrir en entier la porte, juste le temps pour elle de voir la lueur du lugnole disparaître au bout du couloir. Elle se précipita à sa suite au pas de course d’abord, puis clopin-clopant et une main contre le mur lorsque l’épaisseur des ténèbres s’abattit sur elle. Troj ne détachait pas son regard de l’éclat orangé qui rebondissait loin devant elle. Le lugnole ne comprenait pas le principe du couloir principal et coupait à travers les pièces des vertèbres. Il passait de l’une à l’autre, aussi léger qu’une brise, tandis qu’à sa suite, Troj se prenait des objets et des meubles dans les tibias.
Dès qu’elle perçut des éclats de voix, Troj se tassa contre les murs et avança accroupie. L’unique lueur du lugnole se fondit soudain dans la masse plus diffuse d’un amas orange. Au détour d’un couloir, la voix d’Aizu résonna en toute clarté à ses oreilles. Ventre à terre, Troj s’approcha et pointa le bout du nez au coin du sas.
Aizu lui tournait le dos et n’eut été sa silhouette de plus de deux mètres, Troj ne l’aurait pas aperçu tellement elle disparaissait derrière le nuage de lugnoles. Face à elle et aux parasites orange, Écrunéméhos frétillait autour d’une navette spatiale parfaitement ronde. Elle chargeait des caisses en titane, les déchargeait aussitôt, tout cela sous les ordres d’Aizu.
— J’ai dit non, Écru, gronda la capitaine. Est-ce ma faute si tu as épuisé ton stock d’une année de feuilles holographiques en notant les âneries d’Asterian ? Si tu dois en racheter, c’est avec ta solde.
— Tu ne comprends pas, pleurnicha la vanyar. À ce rythme, je vais bientôt devoir me nourrir de mon stock personnel !
— Très bien.
— Non, pas très bien ! Pas bien du tout !
Écrunéméhos jaillit de la navette comme un bouchon de champagne en forme de lombric. Elle se planta devant Aizu, ailes croisées.
— Ses histoires, c’est de l’or en barre. Du pur quotidien dilué par un égo surdimensionné.
Ses écailles renvoyèrent l’éclat des lugnoles et elle ressembla à un ornement de Noël.
— Je pourrais me nourrir pour l’éternité avec ce que raconte cette humaine. Si tu savais…
— Justement, il m’est interdit d’en savoir plus, claqua Aizu d’un ton sévère. Écrunéméhos, je te rappelle que ton devoir à bord du Coe-la-Kanthe est d’être ma navigatrice et mon co-pilote, pas de t’empiffrer aux racontars de cette humaine. Une criminelle condamnée par les Juges qui plus est !
Écrunéméhos se figea avant de baisser le nez. Troj n’entendit pas ce qu’elle grommelait dans sa barbe mais elle sursauta comme lui quand Aizu laissa échapper un grincement terrible. Troj crut qu’un quatuor à cordes venait de lui planter violon, viole, violoncelle et contrebasse dans les tympans.
Aizu riait.
— Écru, tu n’as jamais été très fort pour distinguer le mensonge de la vérité je te rappelle.
Les écailles de la vanyar s’aplatirent, vexée à n’en pas douter par les propos de sa capitaine. Celle-ci reprit, son ton rocailleux presque doux après son accès d’hilarité.
— Je ne veux pas que tu sois blessée, c’est tout.
— Ça n’arrivera pas. Ça n’arrivera plus, répéta-t-il d’une toute petite voix.
— Merveilleux. Trois caisses, dit la capitaine en pointant les containers vides à sa gauche. Pas une de plus et je compte les frais sur ton prochain salaire avec intérêts.
Écrunéméhos siffla l’air à travers ses écailles.
— Aizu ! C’est… tu ne réalises pas à quel point, c’est… merci.
Aizu hocha la tête et s’accroupit. La nuée de lugnoles masqua la scène et Troj sut qu’elle n’aurait pas de meilleure occasion. Elle se glissa à travers le sas, avisa la première caisse ouverte et sauta à l’intérieur. Elle atterrit au fond de la boîte, vide. Heureusement pour elle, l’alliage de métal de la caisse aspira le choc sa chute et elle se hâta de tirer les rabats vers elle.
Troj attendit, un cri, l’orchestre désaccordé de la voix d’Aizu la prenant sur le fait. Au lieu de ça, les deux créatures échangèrent des mots à voix basse. Troj était bien trop préoccupée par la suite pour se demander de quoi elles parlaient. Elle s’attendait à tout moment à ce que les rabats de sa boite s’écartent et que la vive lueur des lugnoles tombe sur elle, suivi de la poigne puissante d’Aizu sur sa nuque.
Troj se retrouva dans les ténèbres, pas aussi profondes que celles des couloirs du Coe-la-Kanthe. Elle sursauta quand sa caisse se retrouva soulever dans les airs et charger tout près du moteur de la navette.
La bulle de savon due à l’excitation de sa fuite dura le temps du décollage et explosa aussitôt qu’une cacophonie métallique suivi d’horribles raclements contre les parois de sa caisse retentissent. Troj eut soudain très peur.
La voix d’Écrunéméhos tambourina, tout autour d’elle. D’abord hachés, les paroles de la petite alien récupérèrent très vite tout leur sens.
— Demande… autorisation… port cent vingt… Acuadriome, est-ce que vous me recevez ?
Une autre voix lui répondit dans un crachotement de haut-parleur, cette fois pour lui indiquer qu’elle pouvait atterrir aux coordonnées indiquées.
Troj ne put résister plus longtemps, elle devait regarder.
Sa caisse était stockée avec les autres, empilés contre la paroi ronde de la navette, juste derrière le siège de pilotage d’Écrunéméhos. La vanyar s’évertuait à réclamer dans le communicateur la meilleure adresse pour obtenir des feuilles holographiques. Mais Troj ne l’écoutait pas.
La paroi avant de la navette, transparente, donnait droit sur le vide spatial. Piqueté d’étoiles et des traces mauves d’un bras de galaxie, elle n’affichait rien d’autre que le noir complet. Un tronçon de terre apparut soudain en haut de la vitre et bientôt, ce fut une multitude d’îlots entourés de globes atmosphériques qui emplirent le champ de vision de Troj. Elle étouffa un juron. Acuadriome n’était pas une planète. C’était un champ d’astéroïdes remanié et relié entre eux par de fines passerelles qui s’étirait et se détendait comme des ressorts. Les globes qui renfermaient les masses rocheuses bougeaient sans cesse et offraient un spectacle incongru et qui donnait mal au cœur. Troj parvint à accrocher son regard aux bâtiments, minuscules et aux silhouettes de fourmis qui remontaient les passerelles au-dessus du vide comme si de rien n’était.
Acuadriome, un endroit incongru mais adapté pour des créatures vivantes.
Troj se roula en boule au fond de sa caisse à la recherche de son souffle. Très bien. Ce n’était pas ce qu’elle avait prévu. Sa vie même était une suite d’imprévus, mais elle s’en sortirait.
Elle trouverait un moyen.