Lina
Il y a dans nos matinées une cacophonie familière : des éclats de rire, des pas qui courent, des voix qui s'entremêlent. Les matinées chez les Soa sont bruyantes, parfois bancales, mais elles nous réparent un peu.Depuis trois ans, on se retrouve chez Isa, chaque jour, pour l'aider avec les deux petits. Sa mère s'est volatilisée sans prévenir, laissant pour seule explication un post-it griffonné sur le frigo. Isa n'en a jamais révélé le contenu. Juste quelques détails, donnés à demi-voix, comme on murmure un secret trop lourd.
Noé avait posé le petit dernier sur la table, à hauteur idéale pour l'habiller. Le petit s'agitait comme un poisson hors de l'eau, éclatant de rire à chaque fois que Noé ratait une manche ou un bouton. Noé, imperturbable, gardait son visage calme. Mais ce sourire discret, niché dans le coin de ses lèvres, disait tout. Non loin, Élise alignait les bols, un à un, autour de la table, dans une chorégraphie silencieuse. Le parfum du pain grillé et des fruits coupés flottait déjà dans l'air. Isa, concentrée, faisait l'inventaire du sac des petits : cahiers, trousse, goûter... Elle vérifiait tout une dernière fois. Puis, un gémissement. Faible, presque étouffé. Il déchira la quiétude de la scène.
- Aïe ! s'écria Maria. Tu veux m'arracher le cuir chevelu ou quoi ?
Je roulai des yeux. Sérieusement, cette gosse. J'étais en pleine mission coiffure parfaite -deux petites touffes bien symétriques de chaque côté de sa tête - mais avec elle, chaque coup de brosse devenait un drame national.
- Tu cries comme si je t'avais scalée, soufflai-je, amusée.
- Mais j'ai dit aïe ! répéta-t-elle, plus fort, en tournant la tête vers sa soeur. Isa, fais quelque chose ! Je vais finir chauve si tu la laisses faire !
Isa, toujours aussi calme, haussa à peine un sourcil.
- C'est toi qui t'es couchée avec les cheveux mouillés et sans hydrater. Maintenant, laisse QueenKong bosser.
Je cachai un sourire. QueenKong, c'est comme ça que mes meilleurs amis m'avaient appelée après que j'ai mis une droite à un gars qui avait dépassé les bornes avec nous. Une seule fois avait suffi. Depuis, le surnom est resté. Maria, elle, c'est un cas à part. Je l'adore. Mais c'est une drama queen finie. Et ce qui me fait le plus rire, c'est le contraste avec Isa, sa grande sœur, toujours posée, terre-à-terre, avec zéro patience pour les grands discours.
- Tu sais que je te fais pas mal, hein. T'aimes juste trop te plaindre.
- Mais ça tire !
- Si tu bougeais pas comme un asticot aussi...
Elle souffla très fort - une vraie diva- puis croisa les bras, en mode « je subis la vie ». Et moi, j'en profitai pour caler la deuxième touffe. Mission réussie. Un petit rire satisfait s'échappa de mes lèvres - j'avais gagné, encore une fois. Je levai la tête, prête à savourer ma victoire, mais mon regard tomba sur Isa. Elle fixait son téléphone, immobile, les traits soudain tendus. Je fronçai les sourcils, sur le point de lui demander ce qu'il se passait. Noé me devança.
- Isa, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Noé.
Noé. Toujours lui pour aller droit au but, sans détour. C'est ce que j'admire chez lui.
- Il ne répond pas.
Sa voix était basse, presque étouffée. Elle ne leva même pas les yeux. Ses doigts continuaient de tapoter sur l'écran, comme si chaque mot pouvait forcer une réponse.
On n'avait pas besoin de demander à qui elle parlait. On savait. Jayden. Son grand frère.
Isa n'a jamais eu de copain. Elle n'a jamais cherché à en avoir. Les garçons, les histoires d'amour, tout ça, ça la dépasse. Elle se concentre sur ce qui compte vraiment pour elle : sa famille. Et nous. Le reste, elle les ignore comme s'ils n'existaient pas.
- Il devait emmener les petits à l'école.
Isa secoua la tête, déjà en train de ranger son téléphone dans son sac.
- J'ai pas le temps ce matin. J'ai cours de gestion de projet... et j'ai déjà loupé le dernier. Je peux pas me permettre d'en rater un autre.
Je me redressai lentement. Maria, déjà coiffée, fière de ses petites touffes, en profita pour bondir vers la télé comme si elle venait de sortir d'un salon de coiffure VIP. Du coin de l'œil, je vis Élise et Noé échanger un regard discret, un peu inquiet. Je posai ma main sur l'épaule d'Isa.
- Je vais les emmener, moi. T'inquiète. Mes cours commencent pas avant midi.
Elle hésita.
- Tu sais que je ferais tout pour toi, Doudou.
Elle sourit. Je l'embrassai tendrement sur la joue. "Doudou". C'est le surnom qu'on lui a trouvé il y a des années. Parce que sous son air dur et carré, Isa, c'est juste un énorme doudou qui protège tout le monde, mais oublie parfois de se protéger elle-même.
- Merci... Je sais vraiment pas ce que je ferais sans vous.
Elle nous regarda l'un après l'autre, les yeux brillants, la voix tremblante de gratitude.
- Wow... est-ce que je viens de capter une émotion chez notre Isa nationale ? lança Noé, mi-sérieux mi-taquin.
- Non mais je rêve ! renchérit Élise en riant doucement. Elle devient presque humaine.
Isa leva les yeux au ciel.
- Et voilà. J'aurais dû me taire. On peut jamais avoir un moment sérieux avec vous...
Noé sourit encore plus largement.
- Là, c'est bon, je la reconnais.
On éclata de rire. Et malgré ses protestations (et ses tentatives pour nous fuir), elle finit par céder à notre câlin collectif, en soupirant théâtralement.
Je me suis jamais sentie aussi apaisée qu'avec ces trois-là. J'adore ces moments-là avec eux. Je sais qu'ils seront là pour moi, comme je serai là pour eux. Chez moi, ça fait longtemps qu'il n'y a plus cette ambiance-là. Bien trop longtemps. Alors, avoir cette bulle autour de moi... ça me console. Énormément.
Sans m'en rendre compte, je resserrai un peu la prise que j'avais sur eux. Comme si je voulais figer cet instant, le garder rien que pour moi. Ma bulle éclata d'un coup sec.
Un téléphone vibra juste devant nous. Le mien.
Une notification.
Instagram.
De lui.
Mon ex.
Quatre paires d'yeux se baissèrent vers l'écran. J'entendis Élise pousser un soupir choqué. Isa et Noé, eux, changèrent immédiatement d'expression : leurs visages se fermèrent.
@_Kaisss_
Li' ma puce... arrête de m'éviter.
Tu peux pas me quitter.
Tu te rends même pas compte de la chance que tu perds.
Tu crois que quelqu'un comme toi peut me quitter ?
Alors tu vas me débloquer. Vite.
Qu'on discute.
Bisou. MA princesse.
Est-ce que j'ai mentionné qu'il est devenu mon stalker