Raphaël
Je regardais attentivement tout ce qui se passait autour de moi. L'odeur du café remplissait agréablement mes narines, le bruit des tasses qui s'entrechoquaient et les doux bavardages rendaient l'endroit plus convivial. Je levai ma tasse, que j'avais délaissée pendant mon observation, et la posai sur mes lèvres. Je soupirai de contentement lorsque le café, mélangé à du lait et du sirop de vanille, toucha mes papilles.
Et l'homme créa le caramel macchiato.
- Je rêve où il est carrément en train de nous ignorer, là ?
Cette voix brisa toute l'harmonie que j'avais réussi à créer. Je posai doucement ma tasse devant moi, puis levai les yeux vers les personnes assises en face. Ma cousine Élise avait posé nerveusement sa main sur l'avant-bras d'Isa, qui semblait perdre patience. Elle me lançait des éclairs du regard. Je l'avais toujours vue calme, et cette tension me fit froncer les sourcils. Noé était assis à côté des filles, les bras croisés. Il affichait un air désinvolte, mais le tapement répétitif de son talon contre le sol trahissait son agacement. Je n'ai jamais réellement compris ce qui les liait. Ils étaient tous les quatre différents : style, personnalité, milieu social... Rien ne les rassemblait. Je m'installai un peu plus confortablement sur mon siège, toujours en les fixant.
- Du coup, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
- C'est une blague, j'espère ? S'indigna Isa en se tournant vers Élise. On vient de perdre trente minutes à lui expliquer la situation, puis encore trente minutes à le regarder siroter son café, et il n'a même pas été foutu de réfléchir ? C'est vraiment lui, votre grande entreprise familiale ?
Cette remarque fit ricaner Noé.
- Isa... Protesta Élise.
Mon sourcil tressaillit. Elle l'avait dit calmement, ce n'était pas une insulte, mais une réflexion. Et elle semblait prendre un plaisir non dissimulé à la partager. J'avais toujours su que la femme noire assise en face de moi détestait perdre son temps, et qu'elle pouvait se montrer un peu trop cash. Aujourd'hui, c'est moi qui en fais les frais. Élise murmura quelques mots que je n'entendis pas. Tout ce que je vis, c'est Isa rouler des yeux et souffler un simple :
- Ok.
- C'est un caramel macchiato.
Je vis les trois se tourner vers moi, sans comprendre. Je décidai de continuer.
- Ce que je suis en train de « siroter depuis une demi-heure », ça s'appelle un caramel macchiato.
- D'accord... Et ?
Noé avait enfin décidé d'ouvrir la bouche, et franchement, rien d'intéressant n'en sortait.
- Je vous apprends juste à faire la différence entre deux boissons, c'est tout.
- Désolée d'avoir, des palais de Doberman, messire, répondit Isa, cinglante.
Je m'apprêtais à répliquer, mais Élise, elle aussi à bout de patience, nous coupa. Ses joues étaient rouges de colère et elle nous fixait tour à tour, comme une maîtresse d'école exaspérée par une bande de gosses turbulents.
- On n'est pas là pour se tirer les cheveux, mais pour Lina.
À ce prénom, une image surgit.
Ses grands yeux marron, ses longs cils noirs, ses cheveux ondulés qui finissaient en boucles adorables. Et ses lèvres couleur cerise... Qui me donnerait presque envie de les mordre si tout ce qui en sortait n'était pas aussi agaçant.
- Je ne vois pas en quoi ça me concerne, répondis-je en reprenant une gorgée de ma boisson, savourant le goût sucré-amer qui se déversait dans ma gorge.
- Raphaël... S'il te plaît.
Mes yeux se posèrent sur ma cousine. Elle avait une expression épuisée, presque lasse.
- On te demande juste de veiller à ce que l'ex de Lina ne s'en prenne plus à elle.
- D'accord... Mais je vais me répéter : en quoi cela me concerne ?
Noé frappa du poing sur la table, faisant trembler tout ce qui s'y trouvait. Je poursuivis calmement le trajet de ma tasse vers mes lèvres. Il me fixait avec une rage à peine dissimulée. Moi, je le regardais avec une indifférence totale. J'ai toujours détesté les gens incapables de maîtriser leurs émotions. Je penchai légèrement la tête, un sourire moqueur au coin des lèvres.
- C'est donc ça, votre argument principal ? Dis-je en pointant du menton sa main encore posée sur la table. Très constructif.
Noé s'apprêtait à répliquer, mais Isa posa une main sur son torse pour l'arrêter. Elle joignit ensuite ses mains devant elle, et ses yeux se posèrent sur moi. Elle se mit à m'analyser, comme si j'étais une équation compliquée, pas une personne. Ce regard-là me fit froncer les sourcils.
- Écoute. Comme elle l'a dit, on sait tous ici que Lina et toi, vous vous entendez comme chien et chat. Mais là, il s'agit de sa sécurité, et elle refuse de porter plainte contre son ex. On te demande juste de garder un œil sur elle, étant donné que vous avez pratiquement les mêmes cours. C'est trop te demander ?
- Malheureusement pour vous, je ne suis pas un garde du corps. Donc oui, c'est trop me demander.
- D'accord, dit-elle avec un sourire beaucoup trop calme pour être honnête.
Je haussai légèrement les sourcils. Elle abandonne aussi facilement ? Je ne connais pas très bien Isa, mais je sais qu'elle n'est pas du genre à lâcher l'affaire. Elle s'étala dans son fauteuil, posant ses bras sur chaque accoudoir, et je suivis tous ses gestes, méfiant. Elle me fixait comme une prédatrice. Je me mis à me racler la gorge, mal à l'aise.
- Ce serait dommage que le futur PDG de la famille Vauclair soit impliqué dans une affaire de violence conjugale... Non ?
- Pardon ?!
Je fronçai les sourcils. Élise couina un « Isa ! » paniquée. Noé leva un sourcil amusé.
- Je ne vois pas en quoi ça me concerne, moi, répondis-je, froid.
- Tu dis ça maintenant. Mais imagine un journaliste qui entend qu'un "proche" de la victime t'a mentionné. Tu ne passeras pas pour un bourreau... Juste pour un mec qui savait et n'a rien fait. Tu vois, le genre qui finit dans les hashtags.
Elle se pencha pour attraper sa tasse à café, restée là depuis le début de notre discussion. Froide depuis longtemps. Mais elle but une gorgée avec un air moqueur, sans me lâcher du regard .Elle imitait mes gestes. Avec arrogance. Et cette fois, je regrettais presque les trente minutes de silence.
Elle savait.
Elle savait très bien qu'un scandale, même démontée point par point, laisse toujours des traces. Elle savait ce que mon père me ferait si notre nom était sali. Il avait travaillé dur pour bâtir une image irréprochable. Et moi, je savais exactement ce que je risquais... Même si tout ça n'était qu'un tas de conneries.
- Donc je vais me répéter. Tu vas garder un œil sur Lina, oui ou non ?
- Je vais y réfléchir, dis-je entre mes dents.
Je vis Élise et Noé se taper dans la main, comme une petite victoire. Je lançai un regard noir à Élise, qui, gênée, se ratatina dans son fauteuil. Puis mon regard retourna vers Isa, qui sirotait sa boisson comme si elle ne venait pas de me menacer. Elle attrapa son téléphone, le consulta... Comme si je n'existais plus.
Un ricanement discret, parfaitement placé, se glissa jusqu'à moi. Raffiné. Moqueur. Venimeux. Je ne me retournai pas tout de suite. Pas parce que je n'en avais pas envie, mais parce qu'on était à une soirée. Et ici, chaque regard est un témoin. Chaque mot peut devenir un scandale. Et de plus, la bienséance exigeait que je ne gifle pas celui qui, malheureusement, était toujours considéré comme mon meilleur ami.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, dis-je en portant ma flûte de champagne à mes lèvres.
- Oh... Peut-être le fait que tu t'es fait avoir par Soa. Je te savais plus... hermétique aux manipulations.
Au nom de famille de la femme noire, mes épaules se raidirent. Je reposai ma coupe un peu trop brusquement sur la table. Quelques têtes se tournèrent. Valentin, lui, se contenta de rire à nouveau, avec cette désinvolture parfaitement étudiée. D'ordinaire, je suis un simple spectateur des joutes verbales d'Isa. Et neuf fois sur dix, c'est avec Valentin qu'elle s'acharne. Et moi, j'ai toujours été en dehors. Jusqu'à aujourd'hui.
- C'est à toi qu'elle accorde cette attention, pas moi.
- Et ce qui est sûr, c'est que moi, je serais sorti gagnant de cette conversation, ajouta-t-il en haussant le menton avec arrogance.
La lumière de la salle mettait en valeur la pâleur presque irréelle de sa peau, contrastant avec ses cheveux noir de jais. Il me lança un regard supérieur. Pour une raison qui m'échappe encore, Valentin et Isa ont toujours été en compétition. Une sorte de guerre froide s'est installée entre eux. Il voulait être le premier partout. Isa l'empêche d'atteindre cet objectif trop facilement. Elle peut être aussi arrogante et stratégique que lui. Mais je savais que Valentin n'avait aucune limite. Et c'est ce qui le rendait dangereux.
- Engage un vrai garde du corps, proposa-t-il, presque distraitement.
- Je ne vais pas utiliser mon argent pour une personne incapable d'aller porter plainte alors que le danger est littéralement sous son nez.
- Alors laisse-la se débrouiller seule, répondit-il d'un ton neutre, presque vide.
Je me tournai lentement vers lui. Il tenait son verre du bout des doigts, le faisant tourner lentement, les yeux rivés sur le liquide comme s'il venait de dire une banalité sans importance.
- Tu l'as toi-même dit : cette fille est assez stupide pour laisser la situation telle quelle alors que son ex la traque.
Il leva les yeux vers moi avec un air parfaitement indifférent.
- Donc laisse-la affronter les conséquences de ses actes.
J'écarquillai les yeux. Je savais que Valentin était cruel. Que s'il ne voyait pas son intérêt, il n'aiderait jamais personne. Mais je n'avais jamais eu à l'entendre le dire comme ça. Aussi clairement. Aussi violemment.
- Tu n'es pas sérieux... ? Murmurai-je.
Il poursuivit, comme si je n'avais rien dit :
- C'est la menace du scandale qui te bloque ? J'ai le pouvoir d'étouffer ça. Tu n'as rien à craindre. Je peux faire taire ça. En deux appels. Rien ne sortira.
Je me mis à cligner des yeux, plusieurs fois, comme pour m'assurer que j'étais bien réveillé. La solution à mon problème était juste là, sur un plateau : une porte de sortie. Je pouvais fuir cette histoire, ignorer les supplications de ma cousine. Faire comme si rien ne me concernait. Mais une image s'imposa.
Lina.
Ses yeux noisette, remplis de larmes. Ce regard effrayé. Parce que personne n'était là pour la protéger.
Fait chier.
J'attrapai une coupe de champagne sur le plateau d'un serveur qui passait à côté et la bus d'un trait. Le rire moqueur de Valentin résonna aussitôt. Il me regardait comme s'il assistait au meilleur spectacle de la soirée.
- Tu es vraiment trop doux, Raph', chantonna-t-il.
Non... Je suis surtout trop stupide.
Mais ma décision était déjà prise.
Lina Khadir, dans quoi tu m'embarques.