Lina

J'avais rejoint Isa et je l'observais, complètement absorbée par un dilemme des plus sérieux : choisir entre deux mangas. Elle marmonnait des arguments à voix basse, les sourcils froncés, comme si le sort du monde dépendait de sa décision. Petite, je trouvais ça étrange... Maintenant, je trouve ça juste adorable. J'essayais de me changer les idées. De ne pas penser à ma dernière interaction avec Raphaël. Il est toujours aussi impassible. Froid. Intouchable. Et moi ? Moi, face à lui, je finis toujours par perdre pied. Par m'énerver. Par m'humilier. Alors ce petit moment avec Doudou, ça me fait du bien. Ça me ramène à quelque chose de simple, de doux, de normal. Mais il a fallu que son odeur me revienne en tête. Il sentait bon. Beaucoup trop bon. C'est son parfum ? Son gel douche ? Et pourquoi je pense à ça, sérieux ? Je suis ridicule.

- Celui-là a plus de tomes, mais celui-ci a de meilleures critiques, dit Isa en me sortant brutalement de mes pensées.

- Et si je t'offrais l'un des deux, et que toi tu m'offres le goûter ? souris-je.

- Le tome coûte quasiment huit euros, et ton goûter va me coûter plus de vingt euros.

Elle fronce les sourcils, amusée.

- Si tu comptes m'arnaquer, fais-le plus discrètement, QueenKong.

- Je me suis fait prendre si facilement...

Je pose dramatiquement ma main sur mon front. Elle roule des yeux avec un sourire, et on se dirige vers la caisse. Puis on sort de la librairie spécialisée pour aller là où mon ventre sera enfin satisfait. Isa me demande souvent de l'accompagner. Mon petit frère est aussi fan de mangas, donc je comprends ce qu'elle ressent quand elle s'extasie devant une scène ou un personnage. Mais en pensant à lui, à mon frère... le froid de la maison me revient. J'ai du mal à me souvenir à quoi on ressemblait quand on était heureux. Ça semble être un souvenir lointain, presque irréel. Et quand je croise le regard accusateur de ma mère, je me dis que c'est une page que je dois tourner. Parce qu'à part une douleur lancinante, penser au passé ne m'apporte rien.

Je sens Isa s'agiter à côté de moi, puis s'arrêter brusquement.

- J'ai oublié mon portefeuille à la caisse !

Elle se tourne vers moi :

- Attends-moi là, j'arrive.

Elle court dans la direction opposée. Elle court tellement vite que je ne la vois déjà plus. C'est étonnant venant d'Isa, elle qui fait toujours attention à tout. Qu'elle ait oublié quelque chose, surtout son portefeuille, ça semblait presque impossible. Je me mets à scroller sur mon téléphone, likant quelques publications. Je sens une main sur mon épaule. Automatiquement, je souris. Parce que je crois que c'est Isa. Mais quand je lève les yeux, mon cœur s'arrête. C'est pas elle. C'est lui.

Kaïs.

- Ça fait longtemps, ma princesse.

Il sourit tendrement, alors que ses yeux disaient tout le contraire.Je regarde autour de moi, espérant voir Isa arriver.

- C'est compliqué de t'avoir seule, tu es toujours accompagnée d'au moins un de tes chiens de garde.

- Je te permets pas de les insulter, Kaïs.

Il y eut un moment de flottement.

- Tu me suis ?

Un tremblement de peur me traversa. Je savais qu'il pouvait être excessif, mais pas au point de me suivre. Je reculai d'un pas, essayant de m'éloigner de lui. Mais il s'avança et attrapa mon bras. Un gémissement de douleur s'échappa de mes lèvres.

- Tu n'iras nulle part maintenant que je t'ai ! Tu vas venir avec moi et m'expliquer ton comportement !

Il siffla la fin de sa phrase avec haine.

- Que je m'explique ?! C'est TOI qui m'as trompée, espèce de malade !

- À qui tu crois parler, espèce de...

Il n'eut même pas le temps de finir sa phrase qu'un hurlement de douleur s'échappa de ses lèvres. Isa se tenait derrière lui, impassible, en train de lui faire une clé de bras. Il essaya de se relever pour lui attraper les cheveux, mais elle lui asséna un coup de poing bien placé. Il finit par me lâcher et tomba au sol en se tenant le nez.

Isa me tendit la main pour m'inciter à venir vers elle. Un truc à savoir sur Isa : elle maîtrisait plusieurs sports de combat. Et vu qu'elle aime être première partout, je vous laisse imaginer son niveau. Mais je me souviens qu'elle avait arrêté la compétition, une fois. Je crois que c'était après une défaite. La seule, à ma connaissance. Je me rappelle plus vraiment des détails... Juste que c'était un petit garçon asiatique. Elle était revenue d'une de ses compétitions, silencieuse, différente.
Elle n'en a jamais reparlé.

Elle vérifia que j'allais bien, puis m'attrapa par la main pour me faire avancer. J'étais figée, encore sous le choc. Je continuais à regarder Kaïs au sol.
Jamais je n'aurais pensé qu'il oserait lever la main sur moi.

- On doit faire une réunion d'urgence, dit Isa.

Sa voix était catégorique. Ce n'était pas une question, juste une info. Et moi, je me contentai de hocher la tête