An 1 ; Jour 303 ; 18 heure
La classe des Gouverneurs était la plus réduite d’Eolna, et ne s’ouvrait pas aux étrangers, si bien que tous les enfants avaient pour ainsi dire grandi ensemble, créant des amitiés longues et profitables. Hel partageait l’une de celles-ci avec Hiromi. Elles n’avaient pas eu l’occasion de se voir dernièrement à cause des examens et de leur prise de fonction. Hiromi était doué pour l’analyse de données et le classement. Elle avait donc été nommée à l’administratif, le secteur le moins envié parmi les aspirants Gouverneurs. Elle ne s’en plaignait pas, au contraire, elle avait accès à tout le courrier échangé entre la Collerette et le reste d’Eolna. Quand on a vécu toute sa vie à la tête d’un animal gigantesque fendant les cieux, savoir ce qu’il se passe à l’autre extrémité est un privilège. Découvrir la cause des attaques répétées d'Amphiptères sauvages apparut comme un défi à relever pour Hiromi. Elle était faite ainsi, une excellente espionne doublée d’une grande loyauté envers ses amis.
Après que Hel avait essayé de questionner sa mère sans succès, elle avait fait appel à son amie. Trois semaines s’étaient écoulées depuis, jusqu’à ce que la jeune météorologue reçoive un message l’invitant à la rejoindre au Bellevue, le restaurant le plus prisé de la Collerette. L’établissement comptait trois étages et autant de terrasses ouvertes sur l’infini du ciel, avec pour seule barrière des semi-coupoles empêchant les clients de s’envoler comme des oiseaux sans plumage. Ce jour-là le temps était dégagé, et Eolna progressait à une allure suffisamment monotone pour que Hel puisse profiter du paysage. La cité volante survolait alors des étendues de prairies, surplombant la mer. Même à cette altitude et malgré la coupole de protection, si on tendait suffisamment l’oreille il était possible de percevoir de battement des vagues s’écrasant sur les falaises, ou bien est-ce-le cœur d’Eolna ?
Hiromi lui parut fort agitée quand elle vint la rejoindre à sa table. Ses cheveux ébènes étaient en pagaille et sa chemise mal boutonnée. Hel poussa vers elle le jus qu’elle lui avait commandé. C’était son préféré, mais cette dernière l’ignora.
— Hiromi qu’est-ce que tu as ? S’inquiéta son amie.
— Rien, enfin si. Ils me changent de service. Je dois commencer aux communications la semaine prochaine, avoua-t-elle bouleversée.
— Mais pourquoi ?
— Je crois que c’est à cause de ce que tu m’as demandé.
Hel ressentit bien une pointe de culpabilité, mais surtout une intense curiosité.
— Ça veut dire que tu as trouvé quelque chose ? S’impatienta-t-elle.
— Oui, sourira Hiromi, Je sais que je devrais te faire promettre de pas remuer plus ce nid de merde, mais je sais que tu m’écouteras pas.
Non effectivement. Son amie la connaissait bien. Eolna n’avait subi qu’une seule attaque depuis la dernière fois. La transaction avec Mistral s’était déroulée sans heurts, cependant les relevés indiquaient un petit groupe d’Amphiptères sauvages poursuivaient Eolna, tout en demeurant à la limite des radars. Fait encore plus notable, les attaques ne touchaient jamais les petits Amphiptères satellites qui abritaient les fermes. Hiromi fit glisser un petit paquet emballé dans du papier cadeau en faisant mine de prendre enfin son verre. Hel le saisit et s’empressa de le faire disparaître dans l’une de ses poches. Son amie sembla se détendre légèrement comme si on venait de lui enlever un lourd poids des épaules.
— Qu’est-ce que c’est ? Demanda Hel.
Son amie lui fit signe de se pencher en avant. Pour les autres clients, elles devaient ressembler à deux jeunes filles s’échangeant des petits secrets sur leurs idylles adolescentes. Perception fort éloignée de la réalité.
— J’ai trouvé un rapport par un certain biologiste du nom de Wallid. Il s’était posé les mêmes questions que toi, et on dirait bien qu’il a trouvé une explication. Je ne sais pas pourquoi il était classé dans avec les dossiers à détruire pour faire de la place. Sauf que normalement on doit attendre au moins trente ans pour ça, et ce rapport a à peine un an.
— Tu penses que c’était une erreur ?
— Au début oui, puis j’ai fait des recherches sur ce Wallid. Il est mort.
— Quand ça ? Pendant la Révolution ?
— Non avant. Apparemment c’étaient les Apôtres de la Vigie qui ont directement commandé son étude. Je sais pas comment une copie de son rapport s’est retrouvée chez nous, mais lui en tout cas est mort deux mois avant que la Révolution n’éclate. Officiellement d’une crise cardiaque.
— Et tu penses qu’on l’a tué pour le faire taire ? Compléta Hel dubitative face à ce genre de théorie du complot.
— Oui, j’ai pas de preuve mais y a dans ce rapport largement de quoi vouloir faire taire quelqu’un. J’ai continué à fouiller, et j’ai pu voir le rapport de police sur la mort de Wallid. Y avait rien d’étrange jusqu’à ce que je vois qui l’avait signé.
— Qui ? S’impatienta Hel.
— L’Inspecteur en chef de la Vigie Riuma. Un très haut gradé. Tu crois que la Vigie aurait envoyé quelqu’un comme lui juste pour un type ayant fait une crise cardiaque ?
— J’admets, c’est bizarre. Tu as pu en savoir plus sur ce Riuma.
— Pas vraiment, c’est à ce moment-là que mes supérieurs ont commencé à avoir des soupçons. Je sais juste qu’il est mort en essayant de défendre les Apôtres lors de l’assaut sur la Vigie.
Hel était sincèrement impressionnée par tout ce que son amie avait réussi à découvrir en si peu de temps, et désolée des ennuis que cela lui avait causé.
— Pardon. Tu l’aimais vraiment ce travail, s’excusa-t-elle.
— Oh t’inquiète pas, je m’en serais lassée un jour. Et puis la communication c’est pas si mal.
Hel n’était pas entièrement convaincue par cette affirmation.
— En tout cas, reprit Hiromi, tu as le rapport, fais en ce que tu veux. Mais je vais pas pouvoir t’aider pendant un moment, je pense que je vais être « scrutée » pendant quelques temps.
La Scrutation était un département interne du Gouvernail chargé du contre-espionnage et de la probité de chaque Gouverneur. Personne ne savait qui en faisait partie, mais on disait qu’un simple mémo de leur part pouvait mettre fin à une carrière, voire vous expulser de la communauté sans le moindre procès. Même au nom de leur amitié, Hel ne demanderait jamais à son amie de prendre un tel risque.
Elle-même hésita à déballer le « cadeau » une fois rentrée chez elle. Peut-être que si elle avait été plus âgée avec plus d’expérience, elle s’en serait débarrassée et aurait poursuivi sa vie simplement. Eolna subirait alors encore les attaques des Amphiptères sauvages jusqu’à un jour causé sa perte. Ce jour-là Hel se mordrait les doigts d’avoir abandonné à chercher des réponses. C’est cette certitude qui lui fit déchirer le papier cadeau.