An 2 ; jour 132; cycle 3 ; 13h30
Errin ne s’était pas fichu d’elle avec le passe. Les gardes de la zone de détention l’inspectèrent minutieusement, mais ne trouvant rien à y redire, ils la laissèrent entrer sans poser de questions. Il était rare que la prison soit surpeuplée. Les Maçons avaient maintenu le châtiment réservé aux pires criminels. À savoir être jeté dans le Creusoir, pour en extraire le plus de chair possible, dans l’espoir de respirer à nouveau l’air délicieusement vicié de la Ville Sombre. Rares sont ceux qui s’en sortaient vivants. La plupart du temps on ne se fatiguait même pas à remonter leurs cadavres. Ils étaient laissés sur place, pour être dissous et ingéré par l’organisme de l'Amphiptère.
Grim devait avoir tout à fait ce genre d’image à l’esprit, quand Alejandra entra dans la salle d’interrogatoire miteuse, aux murs de métaux rouillés par le sang. Le lieutenant avait été défait de tous ses atours d’officiers. On ne lui avait laissé que sa chemise et son pantalon. Sur le qui-vive, il eut un mouvement de recul quand l’Enquêtrice passa la porte, accentuant l’irritation causée par les menottes, le retenant à la table. Lui le fils de commandant ne s’était sans l’ombre d’un doute, jamais retrouvé de ce côté de la loi. Cela devait expliquer l’expression de défi dans ses beaux yeux en amande d’un brun intense. À l’exception de sa chevelure de jais, il n’avait pas l’air de tenir de son père.
— Qui êtes-vous ? l’apostropha le suspect, comme s’il disposait d’une quelconque autorité sur elle.
— Quelqu’un qui n'apprécie pas ton attitude, mais qui peut peut-être te sauver les miches.
— Mon père…
— Ton père a été mit sur la touche, et vu le caractère de la Superviseuse, je doute qu’il puisse faire quoi que ce soit pour toi, avant qu’on t’ait balancé dans le Creusoir. À moins bien sur que tu te mets vite à table.
La menace était un langage plus puissant que la dignité qu’il tentait de maintenir. Il s’affaissa, se frottant le visage, révélant son épuisement.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir? soupira-t-il.
— La fille rousse, c’est elle qui m’intéresse surtout. Dis-moi tout ce que tu sais sur elle.
— D’accord. Elle s’appelle Nephtys. En tout cas c’est ce qu’elle m’a dit. Je l’ai rencontré il y a quelques jours, alors que j’étais en permission au Bouiboui. Elle m’a plu, je me suis pas méfié, elle m’a emmené à l’Esturgeon. Elle y louait une chambre au dernier étage. C’est là que.. hésita-t-il.
— J’ai pas besoin des détails de vos parties de jambes en l’air, l’avertit Alejandra.
— Justement on n'a rien fait. En fait c’était un traquenard. Il y avait trois autres personnes avec elle, tous cagoulés. Ils m’ont proposé un marché, confessa-t-il honteux.
L’Enquêtrice songea au petit groupe mentionné par Ecstasy, accompagnant Hel.
— Ces gens, tu pourrais les identifier par leur voix ?
— Non il n’y a que Nephtys qui a parlé. Elle m’a prétendu avoir besoin de dix échantillons de la zone d’élevage. Je lui ai dit que c’était trop d’un coup, que je me ferais prendre si j’en déplaçais autant. On a conclu que je devais simplement la laisser entrer dans le complexe et sortir. Six mois de solde je pouvais pas dire non. Il y a une faille à l’arrière du bâtiment où se trouvent les cuves. Je l’ai fait rentrer, tout se passait bien mais au bout de dix minutes, il y a eu une explosion. J’ai compris que Nephtys s’était foutu de moi. J’ai voulu aider les blessés mais quelqu’un est arrivé par-derrière, et m’a assommé. Je me suis réveillé là, en prison.
Alors comme ça le fils de grand commandant Perraul, parangon de l’ordre, entretenait le trafic d’œufs d’Amphi. Voilà qui ne plairait pas aux oreilles paternelles. Alejandra ne put réprimer un sourire de satisfaction à cette éventualité.
— Une idée de qui t’a dénoncé ?
— Aucune, sûrement quelqu’un qui compte reprendre le trafic, une fois que tout sera tassé.
Le jeune lieutenant en disgrâce ne pouvait l’informer sur le dérouler précis de l’accident. Une chose devenait en revanche de plus en plus limpide. Hel alias Nephtys n’était pas qu’une simple petite fugueuse. Il faudrait qu’elle contact Boda. Cette histoire allait lui coûter bien plus qu’une simple recommandation.
Tandis qu’elle se levait pour mettre fin à leur entretien, il lui saisit le bras.
— Attendez ! Vous n’allez pas dire la vérité à mon père, si ?
— Quelle vérité ? Celle que son fils est un pourri cupide ? Pareil à ceux contre qui il s’est rebellé. Il finira bien par l’apprendre. La version officielle dira que tu es juste un pauvre imbécile, qui avait envie de vider ses couilles.
Elle retira vivement son bras, le lissant s’apitoyer sur ces deux vérités peu glorieuses.
Les blessés de l’explosion avaient été transportés dans l’aile la plus excentrée de l’infirmerie. Sans doute pour qu’on ne vienne pas fouiner. Précisément le motif de la venue d’Alejandra. L’infirmière en chef se montra récalcitrante, mais finit par céder, non pas avant d’avoir demandé confirmation au bureau de la Superviseuse, et d’avoir reçu comme réponse une sévère réprimande par interphone. L’infirmière garda la tête haute et la guida jusqu’à une chambre individuelle, contenant un lit dissimulé par des rideaux défraîchis.
— Je vous laisse dix minutes, pas une de plus, l’avertit l’infirmière sermonnée.
Alejandra ne prit même pas la peine de lui répondre. Elle s’avança et écarta vivement les rideaux. Si elle n’avait pas su qu'il se trouvait allongé là, elle ne l’aurait pas reconnu. La moitié de son visage était recouvert de bandage. Sur l’autre partie sa barbe brune presque rousse, avait disparu, rongée par une brûlure chimique. Conscient d’être épié Clovis ouvrit les yeux. Sa prunelle gris acier d’ordinaire si pétillante, était assombrie par le sang.
— Mai… Maîtresse ? hésita-t-il, étonné de la revoir là.
— Tu peux m’appeler Alejandra, tu n’es pas en état pour que je te fasse quoique ce soit.
Il grimaça ou rit à ce sous-entendu. À voir la douleur qui le transperçait, il devait avoir plusieurs côtes en très mauvais état.
— On m’a missionné pour enquêter sur l’accident. Tu peux me dire ce qui s’est passé?
Parler devait être une épreuve, mais elle avait impérieusement besoin de son témoignage. Elle le laissa s’exprimer sans le brusquer.
— C’était pas…un accident, haleta-t-il. J’ai entendu… du bruit. Ha! L’intruse… arh, elle tenait une.. bouteille au-dessus de la cuve. Kof. J’ai pas pu l’arrêter…. Exploser.
Voler les œufs n’était apparemment qu’un prétexte. Comment la fille de Boda s’était-elle retrouvée à mener des sabotages ? Car si le témoignage de Clovis était fiable, cela n’avait rien d’un accident, et recoupé avec les dires de Grim, Hel ne travaillait pas seule.
— J’ai besoin des détails. Est-ce que tu te souviens s’il y avait quelqu’un avec elle?
— Non, y avait qu’elle…. J’crois… Mais la bouteille je sais d’où elle vient. Arh C’est de l'huile minérale. Arg… Pour découper… dans l’usine… arg Putain!
Tout son corps se crispa de douleur. Alejandra hésita à appeler les infirmiers, mais il parvint à se calmer, et après un long moment il reprit:
— Celle des Pontes Dioscure. J’ai travaillé chez eux… y a que là qu’on l’utilise.
— Ça me suffit reposes-toi, tu l’as mérité, lui souffla-t-elle.
Il retint sans force sa main dans un geste presque tendre.
— J’suis désolé, de pas être revenu… j’ devais…
— C’est bon, l’interrompit la jeune femme. - Ce n’est que partie remise. Quand tu seras en état, viens me voir, je te remettrai sur pied, susurra-t-elle suavement à son oreille, avant de le quitter en effleurant ses lèvres d’un baiser.
Il ne fut pas aisé de convaincre la Superviseuse qu’elle avait besoin d’une communication sécurisée avec la surface, en particulier avec le Gouvernail. Elle tenait vraiment à ce que la rumeur de « l’accident » ne se propage pas. Alejandra ne lui laissa pas le choix, prétextant avoir un contact qui l’aiderai à remplir plus vite sa mission. Errin tenta bien de connaître l’identité de ce contact, mais l’Enquêtrice protégeant ses sources, resta intraitable. Consciente qu’elle avait tout à y gagné la Superviseuse céda, et ordonna à Rochi, son colossal garde du corps, de guidé Alejandra jusqu’à une salle dissimulée derrière un panneau de métal dans un couloir de maintenance. Celle-ci était totalement insonorisée et truffée de câble et de voyant lumineux. Ce modèle d’appareil à onde était semblable à celui sur-lequel elle avait été formé en devenant Enquêtrice, autrement dit loin des standards modernes. Le budget des élevages n’allait pas dans la sécurité visiblement. Certes avec des brouilleurs assez performants la conversation ne serait pas écouté, en revanche les petits Rats d’Elpis ne manquerait pas de noter sa provenance et sa destination.
Elpis était la Ponte des informations dans la Ville Sombre. Elle devait avoir des centaines d’agents à son service comme Jez, qui lui rapportaient à peu près tout ce qu’il se passait sous la Carapace et au-dessus. C’était le prix à payer pour qu’Alejandra est la conscience tranquille. Si Hel était bien Nephtys, alors elle aurait bien du mal à la ramener à sa mère. Elle se devait d’au moins prévenir son amie.
Comme elle n’avait pas le contact privé de la vice-amirale Boda, elle fut basculée sur le centre de communication du Gouvernail. Après deux précieuses minutes de perdu pour convaincre la jeune Opératrice qu’elle avait les bonnes accréditations, elle fut enfin mise en contact avec son interlocutrice.
— ...jandra, tu me reçois ?… a retrouvée ? Crachota la voix dans son casque.
— Boda fais en sorte de pas être écoutée s’il-te-plait.
— C’est fait, annonça Boda quelques secondes plus tard.
— Ok. Écoute je sais pas comment te dire ça, mais c’est pas une simple fugue. Je crois que Hel…
— … désolée, j’aurais dut te le dire… Oh par les Apôtres !
— Attends qu’est-ce que tu m’a pas dis ? Je capte mal.
— Y a une semaine… Communication cryptée… disait qu’ils avaient enlevée ma fille. Si je donnais l’alerte ils allaient la tuer !
Cette fois ce n’était pas la qualité de ligne qui était en cause. La mère pleurait à chaudes larmes.
— Putain Boda, pourquoi tu m’as rien dit ?!
— Pardon j’ai paniqué… pas que tu refuse. Ils savent que je suis venue dans la Ville Sombre…. Avertissement… doigt de ma fille !
— Attends, ils t’ont envoyé un doigt de ta fille ?
— Si je… ils enverront d’autres morceaux !
Alejandra faillit exploser de rage. Comment Boda avait-elle put lui mentir. Un enlèvement c’était bien au-dessus de ses seules compétences. Et maintenant qu’elle c’était engagée auprès de la Superviseuse, elle ne pouvait pas se retirer. Elle inspira profondément essayant de réagencer les pièces du puzzle au regard de cette nouvelle information. Si tant est que Nephtys et Hel était bien la même personne, ses agissements ne correspondaient pas au profil du gamine enlevée contre son gré. Ou peut-être bien que si. Lors sa formation à l’académie des Enquêteurs, elle avait dû étudier un cas semblable survenu un siècle plus tôt sur Alizée, un autre Amphiptère. Elle avaient oublié les détails, mais un groupe d’opposant avaient prit en otage plusieurs enfants d’aristocrates, et les avaient forcés à commettre toute sorte de crimes en leur nom. Dans le contexte politique actuel, ce n’était pas un scénario impossible. Dans tout les cas la prudence était de mise tant que les zones d’ombres ne seraient pas éclaircie.
— Est-ce-que tu as reçu une demande de rançon, ou quoi que soit d’autre ? Reprit Alejandra pragmatique.
— Non rien.
— Très bien. Ne fais rien pour le moment. S’ils te recontactent tu fais ce qu’ils demandent. Je vais essayer de la retrouver.
— … vrai. Merci Alejandra, la remercia Boda toujours en pleure.
L’Enquêtrice mit fin à la conversation. Elle s’était fourrée dans un sacré merdier.