-1 An et - 85 Jours avant le Renversement
L’Élévateur entreprit sa longue descente, les haut-parleurs crachotant leurs offres promotionnelles.
" Tous les divertissements vous attendent sur la Rue Ventrale. Bar à jeux, casinos, combats. Si vous avez le cœur bien accroché nous vous conseillons de parier, dans l’infâme arène Vorace. Si vous êtes partisans des arts et de la bonne boisson, nous vous recommandons le Bouiboui et ses artistes prêts à tout pour vous émerveiller. Si vous voulez vous adonner aux plaisirs charnels, l’Éternelle chevauchée ne ferme jamais les cuisses. Pour adultes uniquement. Nous vous suggérons de faire preuve de prudence et de ne pas vous éloigner de la Rue Ventrale. Les criminels pullulent dans la Ville Sombre, et toutes les ruelles ne sont pas traitées contre la Voracité. Dans ce dernier cas nous nions toute responsabilité dans la perte de membre. Des boutiques souvenirs vous attendront à votre retour. Nous vous souhaitons un bon séjour sous la Carapace."
L’Enquêtrice Alejandra ne se laisserait tenter par aucun de ces divertissements aujourd’hui. L’Inspecteur en chef Riuma l’avait sommé de venir avec lui pour une mission de la plus haute importance. Il ne lui avait pas fourni les détails, mais il en avait dit assez pour qu’elle saisisse les enjeux politiques de leur prochaine entrevue.
Rare sont ceux qui parviennent à s’extraire de sous la Carapace. Ce fut pourtant le cas pour un certain Umar. Brillant malgré ses origines douteuses, il était parvenu jusqu’au grade d’adjoint de son Éminence l’Apôtre Shaaban Biwott. Il était le subalterne modèle, pourtant voilà une semaine qu’il avait disparu, avec des documents compromettants qui mettraient à mal l’ordre et la bonne société de la surface. Intelligent Umar avait fait croire qu’il avait fui Eolna, mais Riuma n’avait pas atteint sa fonction par hasard. Il avait construit un lien privilégié avec la Ponte Elpis qui espionnait presque toutes les communications sous la Carapace, tel un petit parasite aux oreilles bien trop traînantes. Cela avait ses avantages parfois. Alejandra ignorait ce que la cheffe des rats avait obtenu en échange, mais suffisamment pour qu’elle affirme qu’Umar se terrait bien dans la Ville Sombre et qui lui offrait sa protection.
C’est ce protecteur que Riuma souhaitait convaincre. Sa subordonnée le connaissait suffisamment bien pour remarquer les légers signes de stress qu’il laissait transparaître. Sa carrière était dans la balance, c’est pourquoi il avait fait appel à Alejandra. Il était son mentor, et elle avait gagné son respect et sa confiance au fil des années. Elle ne s’en s’en était jamais vantée, mais c’était à ses yeux une de ses plus grandes réussites. Elle ne comptait ni le décevoir ni perdre ce qu’il avait passé presque une vie entière à construire, à cause d’une fouine revenue se terrer dans la fange qui l’avait vu naître.
L’Élévateur émergea dans l'immense cavité étouffante dissimulée sous la Carapace. Elle n'en discernait à peine le bout à plusieurs kilomètres de là. Tandis que la cage poursuivait sa lente descente, de nouveaux détails de la Ville Sombre ce donnaient au regard. Bien sûr, la fameuse Rue Ventrale saturée de lumières aux couleurs tapageuses, fendant la ville en son centre, ne se laissait pas ignorer. Contrairement aux pittoresques masures des périphéries, où s’entassaient vauriens comme simples ouvriers. Les deux Enquêteurs de Vigie, ne se rendaient dans aucun de ces lieux, mais dans l'immense usine sur leur droite, qui ressemblait à une vilaine infection, s'accrochant aux parois de chairs. En fait, non. La chair de l'Amphiptère non traitée possédait la faculté de ronger et d'absorber tout corps étranger, aussi nommée Voracité. De là où elle se tenait Alejandra pouvait jurer que le processus était incomplet, et que les colossales cheminées de l'usine étaient comme soudées dans la paroi de chair.
La cage stoppa sa descente dans un crissement désagréable. Alejandra prit le pas devant son supérieur, afin de dégager les mendiants et autres malandrins de leur chemin. La zone de l’Élévateur était le terrain de chasse des petits délinquants en tout genre. Aucun ne serait assez inconscient pour s’en prendre à deux Enquêteurs de la Vigie en uniforme, mais la Ville Sombre comptait son lot de désespérés. Ils ne firent pas dix pas, qu'un homme blafard fut jeté sans ménagement à leurs pieds par un contrôleur. Ils firent un écart pour l'éviter. Les Sous-Carapaces sans papier tentant d’atteindre la surface n’étaient pas de leur ressort.
L’usine des Pontes Dioscure était impressionnante, il fallait l’admettre. En quelques années, le duo étaient parvenu à absorber la majeure partie de leurs concurrents, se rendant ainsi indispensable à l’industrie de tout Eolna. Ils comptaient de nombreux actionnaires, dont son Éminence l’Apôtre Noor Zaman , grande rivale de Shaaban Biwott, qui aurait tout à gagner à voir éclater un scandale. Bien sûr les Apôtres étant sacrés et irrévocables cela n’aurait aucun impact sur le long terme, mais cela n’empêchait pas les hauts dirigeants et l’aristocratie d’Eolna, de se repaître des intrigues et des opportunités politiques et économiques que cela impliquait. Il n’était donc pas si étonnant qu’Umar ait trouvé refuge chez les Dioscure, en revanche de là à suspecter son Éminence Noor Zaman d’une quelconque implication, Alejandra ne s’y risquerait pas, tout comme l’Inspecteur en Chef Riuma. Formuler une telle accusation même avec des preuves, leur coûterait leur carrière voire même un châtiment bien pire.
C’est donc sans réel levier qu’ils pénétrèrent dans l’usine. Au moins ils reçurent la courtoisie de ne pas attendre. On les fit monter dans un petit élévateur qui les fit atteindre les bureaux administratifs en évitant l’ascension d’escaliers branlants. Le frère du nom de Castor étant indisponible, ce fut Lux qui les reçut. Alejandra ne l’avait jamais rencontré, mais le dossier et les indications que lui en avait dressé Riuma se révélèrent incroyablement exacts. Lux Dioscure était un homme ambitieux qui ne le dissimulait pas. L’emploi d’un patronyme, coutume réservée à l’aristocratie, n’en était que le premier exemple et non le moindre. Ses bureaux bien qu’avant tout pratiques, étaient meublés avec un certain goût fort luxueux comparés aux critères habituels de la Ville Sombre. La même réflexion pouvait s’appliquer à l’homme. Lux les accueillit avec un sourire rayonnant comme si leur venue était le rayon de soleil de sa journée. Comme tous les Sous-Carapaces cependant il ne devait pas en voir beaucoup, comme en attestait la légère couche de crème graisseuse rendant sa peau brune artificiellement plus éclatante.
— Inspecteur en chef, que me vaut l’honneur ? s’enquit Lux en tendant la main.
— Je crains de ne pas avoir le temps pour les politesses, répondit sèchement Riuma en ignorant sa main tendue. Nous savons que vous protégez un certain Umar. Nous vous sommons de le livrer.
Alejandra n’avait jamais vu son mentor ce comporter avec un tel manque de tact, même envers les pires criminels. L’anxiété parlait à sa place, mais n’obtiendrait rien ainsi. Elle prit sur elle de désamorcer la situation.
— Enquêtrice Alejandra, se présenta-t-elle en serrant la main toujours tendue de Lux.
— Alejandra, répéta-t-il. Très heureux de faire votre connaissance. Soyez la bienvenue dans ma modeste usine.
Il la reluqua des pieds à la tête. Cela ne la dérangea pas. Un homme excité est souvent plus prompt à négocier. Lui-même n’était pas désagréable, un peu grand et large à son goût, mais à genoux cela importait peu.
— Je vous remercie. Ce que l’Inspecteur en chef voulait dire, c’ est que nous avons besoin de votre aide pour appréhender un dangereux criminel. La Vigie saura se montrer très reconnaissante de votre aide.
— Reconnaissante ? Répéta-t-il avec un sourire en coin, Je serais ravi de l’aider. Mais venez donc vous asseoir, nous serons mieux pour discuter.
Il les enjoint à prendre place dans deux fauteuils de bonnes factures et leur versa un thé fort délicieux. Ce dernier provenait sans doute de la contrebande, aux vues des taxes exorbitantes sur ce genre d’article sous la Carapace.
— Reprenons, enjoint Lux. Vous me parliez d’un certain Umar.
— Oui, il est suspecté de haute trahison. Comme l’a dit ma subordonnée, la Vigie sait se montrer reconnaissante.
— Et aussi très rancunière. Umar est un ami d’enfance. Je n’en compte plus beaucoup. Je ne tiens pas à voir son cadavre pourrir à ciel ouvert.
L’Envol était une des sentences les plus communes et terribles des Apôtres. Être condamné à dépérir lentement, suspendu dans une cage, avant de mourir de froid ou de faim. C’était un châtiment dur mais exemplaire instauré par le prophète Loufok, et comme tous ses commandements ce dernier ne pouvait être contesté ou abrogé.
— Pour le voir, il faudrait déjà que vous rampiez hors de ce cloaque, répliqua Riuma.
Alejandra faillit recracher son thé. L’agressivité n’était pas dans sa nature. Elle allait de nouveau intervenir mais son mentor ne lui en laissait pas le temps.
— C’est ce que vous désirez au fond. Rentrer dans la bonne société, goûter à la chaleur du soleil. Vous n’avez pas toujours été solidaire de vos condisciples, sinon vous n’en sauriez pas là. Je vous suggère très fortement de balancer ce traître, ou sinon c’est uniquement pour partager son sort que vous rejoindrez la surface.
Lux resta de marbre devant la menace. Il posa sa tasse et se leva avec dignité.
— Nous en avons terminé. Je ne vous fais pas raccompagner, déclara-t-il.
Alejandra fulminait. Le comportement inexplicable de l’Inspecteur en chef attendrait. Il ne lui avait demandé de venir pour faire de la figuration. Elle n’allait pas le laisser saboter ainsi cette affaire et la carrière qu’il avait bâtie durant tant d’années. Elle laissa Riuma passer devant elle, et une fois qu’il eut franchi le seuil du bureau elle referma la porte derrière lui. Heureusement la clé était dans la serrure.
— Alejandra, que… ? Retentit la voix étouffée de son mentor qui agitait en vain la poignée.
— Je prends les choses en main . Attendez-moi là, le prévient-elle avant de se retourner vers un Lux accoudé contre son bureau visiblement très amusé par la petite scène.
— Je ne pense pas qu’il va apprécier, commenta-t-il en sirotant de nouveau son thé.
— C’est mon problème, pas le vôtre. En revanche sa menace n’était pas que des paroles en l’air. Umar est perdu. On finira par le retrouver tôt ou tard avec ou sans votre aide. Autant que vous en tiriez quelque chose, non ?
Lux resta songeur quelques secondes avant de reprendre :
— Quoi par exemple ?
Il avait mordu à l’appât. Alejandra s’approcha avec toute la sensualité que son uniforme lui permettait.
— Cela dépend de ce que vous désirez. Argent, luxe, contacts, femmes, vous n’avez qu’à établir vos exigences. Certains Apôtres sont plus généreux que Noor Zaman.
— C’est tentant, mais comprenez que j’hésite à vendre un ami, même déjà condamné.
Alejandra sentit qu’il ne suffisait d’un rien pour qu’il cède. Elle tenta une autre approche.
— Vous avez le sens des affaires et votre frère est, à ce qu’on dit, un véritable génie. Vous laissez croupir ici est une insulte. Vos scrupules sont admirables mais ne passez pas à côté de cette chance. Si vous ne la prenez pas, vous risquez de tout perdre. Ne laissez par Umar vous entraîner dans sa chute.
— Ça n’en vaut pas la peine, vous avez raison, soupira-t-il. Je vais livrer Umar à la Vigie.
— Et que voulez-vous en contrepartie ?
— Je les ferait transmettre, mais je me demandais si vous étiez prête à me donner un avant-goût des femmes de la surface.
Alejandra hésita. Elle n’avait jamais couché dans le cadre d’une affaire, mais ce Ponte des bas-fond avait du charme, et puis la carrière de son mentor dépendait de sa coopération, et par extension la sienne également. L’occasion d’associer travail et plaisir ne se représenterait pas de si tôt. Elle combla langoureusement l’espace entre eux, le laissant savamment la déshabiller du regard, fantasmé sur la douceur de sa peau.
— Et vous êtes prêt à me donner un avant-goût des hommes de la Ville Sombre ? On dit que vous êtes très… endurant.
— Bien plus encore que vous ne l’imaginé.
Il fut à la hauteur de son affirmation.