— Non !
Yuul ouvre les yeux sur un océan sans vague. Un miroir infini reflète des milliers d’étoiles. Une passerelle s’étire jusqu’à l’horizon, où le ciel et la mer semblent se mêler en un bras galactique.
Il ne se demande pas où il est. Comme s’il était déjà venu. Lui, ou la chose. Tout à coup, une boite apparait devant lui. Elle s’ouvre. L’eau commence à monter, immergent ses baskets, ses revers de jean, monte jusqu’aux genoux. Le froid lui engourdit le corps. Il veut respirer, crier, appeler à l’aide. Il pose la main sur la boite, elle s’ouvre. Une clef, deux serrure.
— Qu’est-ce que ?
Vie… mort… corps… prison…
L’eau atteint ses cuisse, sa ceinture, son t-shirt. Plus le temps de réfléchir ! Yuul compare les panneton aux serrure, il trouve celle qui correspond. Quand il actionne le mécanisme, une main surgit le la boite et lui attrape l’avant-bras. L’eau mouille ses manches, son col.
Il ferme les yeux, transi de froid.
Et les rouvre sur la voute en fer forgé.
Tout à coup, son sang mue ses artères en veines de lave. Yuul halète, transpire, respire de plus en plus fort. Il doit se concentrer pour calmer le va et vient de ses poumons. Il baisse les yeux. Sur sa poitrine, aucune déchirure ni blessure, son haut est intact. Il lève ses mains, observe ses doigts bouger hors de ses mitaines. La sensation de brûlure l’abandonne peu à peu. Il demeure bouche bée quelques seconde, ne comprenant rien de ce qu’il se passe, puis se redresse.
Est-ce que… est-ce que je viens de…
Yuul n’entend plus la vibration qui tremble dans l’air. Devant lui se dresse l’œuf rougeâtre. Sur sa surface, les yeux se sont éteints.
Il ne voit plus la chose.
La pierre a disparu.
Où est-elle ? Il se touche la poitrine, là où l’aiguille l’a transpercé. Tout à coup, la nausée lui monte à la gorge. Elle est là. Le monde tangue, les haies recouvrent les tableaux, les lierres condamnent la porte et les lianes se rapprochent comme des dizaines de serpents. Elle l’encerclent, prête à fondre sur lui.
Yuul se mord la lèvre pour ne pas s’effondrer. Une liane s’enroule, et se jette sur lui. Il saute sur le côté, pénètre dans la haie. Les branches lui fouettent les avant-bras, les ronces s’accrochent à ses vêtements.
Une liane fouette son dos. Yuul pousse un cri de douleur. Sous le choc, il perd l’équilibre, se rattrape au dernier moment et se précipite dans le couloir. Un claquement de porte le surprend, suivi de pas lourds, à fendre le plancher. Il prend ses jambes à son cou et entre dans une pièce décoré de fauteuils. Un cul de sac ! Il balaye la pièce du regard, les lianes entrent, lui coupent toute retraite. L’une d’elle commence à s’enrouler autour de son ventre quand il aperçoit un hublot. Il tourne sur lui-même et s’y précipite. Une fois dehors, il chute de deux mètres et s’accroche aux échafaudages mais lâches.
Son buste percute un parapet. Le choc lui coupe le souffle. Un gout acre se répand dans sa bouche, il crache, se tient d’une seule main. Quand il regarde au-dessus, il ne voit que les ténèbres. Et deux yeux verts percer l’obscurité. Il saute jusqu’à l’étage en dessous, redescend dans la rue, court le plus loin possible, escalade un nouvel immeuble. En haut, il se frotte les vêtements, comme si les lianes restaient accrochées à lui. Son souffle est court, saccadé. Quoi que soit cette chose, il sent sa présence, tout autour de lui, et à l’intérieur de son corps. Autour, les lumières luisent comme des phares sur un océan d’ardoise, avec une intensité troublée.
L’effet décroit, jusqu’à ce qu’il arrive chez Lely. Il frappe à la porte, une fille lui ouvre. Elle a un nez nubien, la peau sombre sauf autour des yeux et de sa bouche, ou du vitiligo forment des taches claires.
— Yuul, qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’étonne-t-elle d’un ton inquiet, tu t’es fait agresser ?
Yuul n’a ni l’énergie ni la force de répondre. Il pousse quelques mangas et s’assied sur le bord de son lit, les yeux rivés sur la bibliothèque, sur les figurines aux peintures fades et la vieille console de Lely.
— Ok, bois un peu d’eau, pose-toi, et dis moi que tu n’es pas allé faire une connerie.
Yuul soutient le regard inquisiteur de son amie. Par où commencer ? Le tribunal et l’adresse trouvée ? La fusion avec la chose ? Le fait qu’il soit passé près de la mort, ou bien soit passé de l’autre côté pour revenir ?
— Tu t’es introduit dans un lieu abandonné qui ne l’était pas tout à fait, devine Lely après un silence, après le tribunal pour enfant, bien sûr. Je sais tout, tu sais.
En guise de réponse, Yuul esquisse un sourire.
— J’en étais sûre ! Fais gaffe la prochaine fois, on dirait que t’as dévalisé le Jardin des Plantes !
Yuul sort son téléphone et lui montre la photo des plantes qu’il a trouvé dans l’appartement.
— Lely, regarde, tu sais ce que c’est ?
Lely recule et lâche le téléphone, ses yeux remplis de peur. Aussitôt que le téléphone percute le sol, les photos disparaissent. Il ne reste qu’un selfi, que les deux amis ont fait à la sortie du lycée. Lely se penche vers Yuul, une odeur d’effroi flotte dans l’air.
— Dis-moi, sincèrement, commence-t-elle, est-ce que quelqu’un t’a suivi ?
— Non, je... Pourquoi ?
Lely se retourne, jette un œil à travers la fenêtre. Sans autre forme de procès, elle ferme les volets.
— Parce que tu vas t’attirer des ennuis à force d’explorer ce qui devrait rester caché ! De gros ennuis, et je veux pas…
La voix de Lely s’étrangle en un sanglot. Pourquoi réagit-elle ainsi ?
— Ne t’en fais pas pour moi, répond Yuul, j’ai appris à me débrouiller.
Aussitôt qu’il se tait, un silence emplit la pièce.
— Si j’ai compris ce qu’il t’arrive, Yuul, je pense pas que tu puisses t’en tirer tout seul, cette fois.
Elle pose une main sur son épaule. Mais que Yuul sent trembler.
— Demain, après le lycée, on ira voir mon oncle.
Joseph James, son tuteur attitré. L’an passé, Yuul s’est retrouvé dans un hôtel miteux en région parisienne. Mais Lely lui a ouvert sa porte. Son oncle a signé quelques papiers et Yuul a pu s’installer avec elle et suivre des cours au lycée. Quelques jours plus tôt, Joseph a dû revenir au tribunal pour un rendez-vous. Yuul a pu le suivre, mais Lely n’a pas voulu les accompagner.
— Je croyais que tu voulais plus le voir. En rapport à tes parents…
— Mais ça va au-delà, Yuul, regarde par la fenêtre.
Il tourne la tête vers les toits de Paris. Il croit voir un visage, mais n’aperçoit que les lumière de la ville.
— Les étoiles, murmure Lely, tu ne les vois pas parce que leur lumière a été volé par celles de la ville, et parce que nous sommes incapables de voir, pour de vrai, tout ce qu’il se passe là-haut.
— Attend, tu veux dire que ce que j’ai vu ce soir, ça vient de…
Un frisson remonte le long de son échine, comme si la pierre noire lui confirmait ses craintes.
— J’ai rien dit, pas encore. Mon Oncle te dira tout, mais pour l’instant, tu dois rester prudent.
— Tu sais quelque chose !
— Pour l’instant, tout ce que je peux te dire, c’est que tu n’as jamais été seul, Yuul, ni toi, ni l’humanité.
Lely le laisse, sans un mot de plus. Yuul ne parvient ni à répondre, ni à réfléchir. Il s’affale sur son lit. Les questions qui le harcèlent, alors qu’il s’endort, ne lui amènent aucune réponse logique. Il glisse, vers un sommeil sans rêve.