Si un terrien se rend compte de l’existence de l’autre univers, il doit mourir, oublier, ou se taire.
Anonyme
*
Réveillé de bonne heure par le départ de Lely, Yuul en profite pour ouvrir sa fenêtre et observer la rue. La ville s’éveille dans la paix fraiche de l’automne. Aucune voiture ne klaxonne. Aux premières heures, l’aube dépose sur les toits des lueurs dorées comme de la rosée sur des pétales de zinc. Au loin, l’ombre projetée par les cheminées sur les façades haussmanniennes cachent les volées d’oiseaux quittant les frondaisons des chênes. Pendant une demi-heure, il se sent bien, ne pense à rien.
Puis les images de la veilles reviennent le hanter. La chose mue en aiguille qui le perce. Le néant, puis la passerelle sous ce ciel étoilé. Il cligne des yeux, s’appuie sur le bureau. Lely a choisi l’option scientifique et a pris l’habitude d’aider Yuul à résoudre ses équations. Mais cette fois, Lely en est l’inconnue, et l’équation une opération qui le dépasse.
A mesure que son imagination compose des poèmes de sauts et de glissades sur les toits de Paris, Yuul tente de savoir ce que Lely lui cache. Dans son comportement avec lui : pourquoi est-elle si attentionnée ? Est-ce qu’elle l’apprécie, ou existe-t-il autre chose ? Yuul laisse échapper un petit rire. Il pourrait essayer d’en savoir plus la prochaine fois, sur ce que ressent vraiment Lely pour lui. Ou alors, il existe encore autre chose. Son bâton de jujitsu, elle l’utilise pour s’entrainer. Et pour lui apprendre parfois à se défendre.
Il fouille l’appartement, à sa recherche, et ne le trouve nulle part. Ni dans la chambre de son amie, ni dans le petit salon, ni dans aucune pièce. C’est comme si le bô se volatilisait quand Lely n’était pas là pour le brandir. Yuul se concentre, cherche à savoir quand il l’a vu pour la première fois. Et se tape le front de sa paume tant c’est une évidence.
Durant leur rencontre, Yuul a remarqué quelque chose d’étrange, mais il était trop choqué pour le relever. Choqué par l’agression à laquelle il a échappé.
Yuul est né sous X le premier janvier 201*. Le chiffre des unités s’est effacé sur sa fiche. Un jour, son foyer a estimé qu’il avait plus de quinze ans. Pratique, ça lui a permis de se débarrasser de lui.
Perdus, sans l’assurance d’aller au lycée, il ne lui restait que le parkour. Sauter d’une fenêtre à l’autre, savoir s’il allait plus vite en bondissant au-dessus des marches et des rambarde que. Oui, il allait plus vite. Assez vite pour fuir cette réalité. Mais un soir de décembre, il n’a sans doute pas été assez rapide.
— Voilà le cassos ! Alors, on a perdu le chemin de chez son psy ?
Trois ombres se profilent, entre des lampadaires à la lumière vacillante. Yuul reconnait les types qui le harcèlent au bahut.
— Laissez-moi tranquille !
— Quoi ? T’es logé gratis, faut que tu raques quelque part ! Ton fric, maintenant !
— Mais ça n’a rien à voir !
— Oh fais pas ton Calimero ! Ouin ouin j’ai pas de famille c’est vraiment trop pas juste !
Les rires l’assaillent aussitôt. Il recule, prêt à s’échapper. Mais il n’a nulle part où aller. Sous le choc, le cœur au bord de l’implosion, il ne parvient plus à bouger. L’un des agresseur s’approche de lui. Il n’est plus qu’à deux mètres.
— Pourquoi vous lui parlez ? crache-t-il, on fait comme l’autre elle nous a dit, on le marave et on prend ce qu’il a ! Doit bien y’avoir quelques trucs dans sa piaule.
Yuul se retourne et court. Trop tard. Quelqu’un lui attrape le bras et l’arrête net. Une fille à la peau sombre. Immobile, la mâchoire serrée.
Il croit qu’il s’agit d’une acolyte des trois autres, postée là pour lui bloquer toute retraite. Mais ce n’est pas lui que la jeune femme fusille du regard. Elle s’avance d’un pas déterminé vers les agresseurs.
Sa voix résonne alors entre les murs, tranchante, légèrement nasillarde.
— Faites un pas de plus.
Les nigauds rigolent entre eux, l’imitent, et avancent d’un pas.
— Qu’est-ce tu vas faire, pétasse ? C’est ton reuf ou quoi ! crache le plus grand.
— Tu penses que cette conne c’est la sœur au cassos ? réagit son acolyte, mais t’as vu sa tronche ? Je veux dire…
Il passe sa main devant son visage sans un regard à la fille. Yuul la suit du regard, alors qu’elle s’avance, poings serrés. Elle passe sa main à travers la vitre brisée d’une voiture. L’instant d’après, elle tient un bâton écarlate dans la main et a laissé son manteau glisser de ses épaules musclées. C’est là. C’est là que ça s’est passé. Quelque chose qu’il avait oublié.
— T’as dit quoi toi ? maugrée-t-elle, répète un peu, j’ai pas bien entendu.
Elle frappe le sol de son arme. Le plus petit regarde autour de lui, un frisson de peur voile son visage puis disparait. Yuul quant à lui observe la voiture. La vitre est intacte. Et des volutes rouges se dissipent dans un souffle. Voilà le détail qu’il avait oublié ! Soit son arme n’est pas réelle, et présente que dans ses souvenirs, soit ces derniers ont été altérés. Quoi qu’il en soit, Lely lui cache quelque chose.
— Ha ouais tu veux jouer à ça ! réagit le plus grand avant de sortir un couteau de leur poche.
Loin de se laisser intimider, la fille regarde la lame avec morgue.
— Ha, c’est ça, le couteau le plus aiguisé du tiroir ?
— Qu’est-ce que tu racontes sa…
La fille l’interrompt d’un rire suivi d’un juron anglais.
— C’est une expression française, mais je vais pas te l’expliquer : on peut pas dire que tu sois le couteau le plus aiguisé du tiroir.
— Je… je… la ferme ! Arrête de m’embrouiller narvalo ou j’te saigne !
— Tu peux essayer, que je te renvoie dans ton tiroir.
— On vient pas pour toi ! Mais pour le cassos ! Casse-toi !
Sa main tremble, même quand la fille s’avance jusqu’à se mettre à portée.
— Blablabla, on peut passer au combat, maintenant ? Vous commencez à m’ennuyer avec vos têtes de gland.
— Espèce de…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase que Yuul entend un bruit sec. Une seconde plus tard, le gaillard tombe, estourbi. L’autre lève son couteau pour le lancer, mais la fille pivote sur le côté, et profite de son élan pour jeter son bâton, qui disparait avec l’agresseur assommé.
— Suis-moi.
Yuul ne se le fait pas dire deux fois et quitte la ruelle. Ils ne se disent rien sur plusieurs rues. Puis elle finit par briser la glace.
— Lely, et toi ?
— Yuul, merci pour…
— Pas de problème.
— Pourquoi tu m’as aidé ? demande Yuul, j’allais me faire tuer comme n’importe quel enfant abandonné dans cette fichue ville. T’avais juste à continuer ton chemin.
Lely s’arrête, au milieu de la rue, et esquisse un sourire avenant avant de regarder sur la droite. Elle ment ou s’apprête à le faire. Plusieurs mois d’amitié plus tard, il sait le reconnaitre.
— Je ne pouvais pas laisser passer ça, j’ai horreur de la lâcheté. J’ai grandi avec mon oncle, là d’où je viens, protéger les plus démunis est toujours ce qu’il y a de mieux à faire.
Yuul reste immobile, incapable de répondre. Une aide désintéressée, il ne savait pas que ça existait. Pas pour les gosses des rues placés de foyer en foyer. Non. C’est pas le plus important. D’où je viens ; cela n’a rien à voir avec son teint, ses cheveux blancs et son accent. Et si ?
— Merci alors, j’essayerai de m’en souvenir, si un jour les rôles s’inversent, à bientôt.
Yuul s’écarte, prêt à errer en ville. Une partie de lui veut aller au tribunal pour enfant, parler de ce qu’il s’est passé. Mais pour le protéger son collège risque de le faire changer d’établissement. Au moment où il s’éloigne dans la rue, il entend des bruits de pas percer la neiges. Lely le double, se place devant lui.
— Non, t’as un collège ou un lycée, voire un tuteur ? Tu peux pas rester seul après ce qu’il s’est passé.
— Je suis à l’hôtel, depuis cette année.
— Quel hôtel ?
Yuul désigne du menton le bâtiment moderne qui se profile au bout de la rue. La peinture craquelle, depuis longtemps remplacée par des graffitis.
— C’est le seul toit que la sécu de l’enfance a trouvé.
Lely soupire et baisse les yeux.
— Sans mon oncle, j’aurais pu passer par là. Je suis orpheline aussi.
Yuul ne répond pas. Il a presque envie de rétorquer que non, un oncle peut aussi être un parent. Pour lui qui n’a personne, c’est vrai en tout cas.
— Tu vas pas récupérer ton bâton ?
— J’en tisserai un autre, c’est pas un soucis.
— Mais ça se tisse pas un bâton.
Lely esquisse un rictus, remet une boucle brune derrière son oreille. Elle est gênée.
— Je voulais dire, j’en trouverai un. La proximité des imbéciles me fait perdre mon latin.
Lely part d’un grand rire. Yuul la suit dans la rigolade et ils marchent quelques mètres, sans rien se dire, comme deux amis d’enfance. Jusqu’à ce que Lely brise enfin le silence.
— Viens chez moi, j’ai une chambre d’ami, et après on avisera.
Mais ils n’ont jamais avisé.
Il n’a pas eu le temps de parler de tout ce qu’il avait trouvé bizarre ce soir-là. Mais maintenant, avec ce qu’il s’est passé, les choses reviennent avec une saveur amère. Quelqu’un a voulu le mettre sur la piste du cabinet de curiosité où la chose s’est lié à lui. Et Lely est liée à des phénomènes aussi étranges que ce qu’il a découvert sous les combles. Une partie de lui a envie de retourner mener l’enquête. Et se mettre en danger pour satisfaire sa curiosité ? Oh, cent fois oui, Yuul vit pour ça. Mais cette fois, penser à de l’urbex lui noue l’estomac. Mais désormais, il a mieux à faire, pense-t-il en préparant son sac pour le lycée. Découvrir ce que lui cache son amie, si tant est qu’elle en soit vraiment une. Que ce soit son oncle Joseph ou Lely, l’un des deux devra lui donner des explications.