Yuul s’en rend compte, comme les larmes s’envolent. Il aime Lely comme la sœur qui lui a toujours manqué. Il le sait, au-delà des pouvoirs qu’elle lui a caché, de ce qu’elle tait sur la pierre noire, sur les étoiles, et même si tout a commencé parce qu’elle devait le protéger. Au-delà des secrets brûle la flamme froide de l’amitié. Un incendie pur et enfantin. Sans un mot de plus, il la prend dans les bras.
— J’en ai tellement marre qu’on me cache des trucs parce qu’on croit pas que je sois assez fort pour les entendre.
— Ce sera bientôt fini, Yuul, je te le promets.
Ils s’écartent l’un de l’autre. Ils n’écoutent pas les sifflets, les commentaires. Ils sont comme dans une bulle qui les isole de tout les reste.
— Toute à l’heure, dans le bureau du directeur, une dame…
— Je sais, l’interrompt Lely, du moins, si c’est ce à quoi je pense, va falloir que tu restes discret jusqu’à ce soir.
La discrétion, Yuul connait. Il ressemble encore à un petit garçon, de ceux qu’on ne voit pas. Qui disparait derrière un arbre ou sur un toit avant que l’on ne se demande où sont ses parents, ou pourquoi il ne va pas à l’école. Pourtant, il n’a jamais autant voulu ne plus se cacher.
— Lely, le truc avec ton bâton, tu m’apprendras ?
— T’en fais pas, je t’apprendrais bien plus encore. Mais pour l’instant, essaye juste de pas te faire tuer, d’accord ?
La tendresse qu’il lit dans les yeux de Lely le lui confirme : elle tient à lui. Elle est plus qu’une protectrice, elle est la sœur qu’il n’a jamais eue.
— Je te fais confiance pour survivre, t’en fais pas, t’as de bons réflexes malgré ton âge. Enfin, je veux dire…
Lely ne finit pas sa phrase. À chaque fois qu’il explore un nouvel endroit, qu’il escalade une façade ou part s’entrainer au-delà du périph, tous ceux qui le remarquent s’étonnent. Un gamin qui accomplit de tels mouves et refuse d’être filmé. C’est pas normal. Et personne ne manque l’occasion de le faire comprendre. Soit ce n’est pas possible à son âge soit c’est une machine. Yuul fait du parkour depuis ses six ans. Encore léger, il peut soulever son propre corps sans trop d’effort. Seule Lely l’a compris, elle n’a pas besoin de porter un jugement pour se sentir libre.
— Tu ne viens pas avec moi ? demande Yuul.
— Tu vas t’en sortir, ce n’est pas si loin et puis, il faut que je m’assure que personne n’a fouillé mon appartement. La personne qui te veut du mal, qui a tout fait pour que tu trouves cette pierre, tu sais pourquoi elle t’a attiré dans son antre ?
— Je crois comprendre : elle ne veut pas vraiment ma mort, et n’oserais pas attaquer en public, elle ne m’a même pas touché dans le bureau, toute à l’heure.
— Voilà, à l’extérieur, en pleine rue, le jour et même le soir, tu ne risques rien. Tiens toi à l’écart des toits, des appartements abandonnés, des terrasses isolées pour une fois.
Yuul fait la moue, c’est exactement le type d’endroit qu’il affectionne. Il engloutit quelques frites. Elles lui paraissent plus grasses et juteuses. Son téléphone vibre, Lely vient de lui envoyer les coordonnées.
— Quand tu seras avec lui, je vous confirme si tout va bien et quoi qu’il en soit, je vous rejoins.
— Dis-moi, tu veux pas lui parler directement ?
— Écoute, comme toi, j’ai jamais connu mes parents, réplique Lely, et comme toi, j’en peux plus qu’on me cache des trucs. T’es pas le seul à qui on a menti par omission.
Tout à coup, les frites sont plus fades. Lely a l’air si fragile, sous son manteau d’absence. Partager ce manque, ce gouffre, c’est ce qui les a rapprochés. De foyer en foyer, d’éducateur en éducateur, Yuul a oublié jusqu’au nom de sa mère et de son père. Il ne sait même pas quand ils l’ont mis au monde. Et alors qu’il aurait pu comprendre, grâce à l’adresse trouvé chez le juge, il est piégé par une dame aussi dangereuse qu’inquiétante. Quant à Lely, elle pourrait savoir, si Joseph acceptait de lui parler. Yuul se dit que c’est peut-être encore pire. Au moins Yuul, aucun proche ne lui cache la vérité sur ses géniteurs.
— On s’comprend, t’es ma best.
— Je savais que je pouvais compter sur toi.
La sonnerie retentit sur le sourire radieux de Lely. Sa dernière frite est sucrée.
Plus tard, Yuul s’engouffre dans les couloirs rejoindre les secondes. Il ne voit pas passer l’après-midi. Le soleil est déjà bas dans le ciel, quand Yuul sort de de l’établissement. Il a laissé ses cahiers, ses affaires de cours, dans un casier du CDI. Il a feuilleté quelques livres, a salué des camarades, avec l’étrange sentiment qu’il pourrait ne pas les retrouver.
Il traverse la cacophonie de la rue Tolbiac. Ses restaurants ouvrent très tôt pour certains, quand des cafés parisiens affichent déjà complet. Des volutes épicées s’échappent des comptoirs et rejoignent les fragrances amères des boissons chaudes. L’odeur du tabac et de l’essence se noie dans le parfum des premières fleurs.
Autour les gens courent sans s’arrêter, sans se rendre compte le soir venu que les étoiles ont disparu. Les étoiles. Yuul se remémore les propos de la dame, et ce que lui a dit Lely. La Terre est nue sous les étoiles. Tu n’as jamais été seul.
C’est là qu’il les voit. Au bout de la rue.
Il reconnait l’immeuble, avec son chinois au rez-de-chaussée, ses balcons en fer forgé, et son entrée latérale. Une porte en bois ouverte, et cinq personnes qui attendent entre le seuil et une camionnette. Elles portent un costume noir, et un holster sur le côté. Qui protègent-ils ? L’oncle de Joseph ? Ou bien…
Yuul se couvre la bouche de sa mitaine dès qu’il s’en aperçoit. Leur visage est identiques. Comme des jumeaux, ou bien des clones. Non, impossible. Depuis la veille, plus rien de ce qu’il croyait comme normalement acquis n’a de sens.
Yuul se cache derrière une voiture, alors qu’un garde s’approche. Il contourne le véhicule pour toujours se situer à l’opposé de l’homme. Il ne fait aucun bruit, ne semble pas respirer. Autour de lui, l’air vibre comme quand il s’est approché de la pierre la veille. Est-il fait de la même matière ? Va-t-il se couvrir de piques aiguisées ?
Des pas, Yuul bouge, accroupi. Les gens autour le regardent, et donnent ainsi sa position. D’un rapide coup d’œil, le garçon voit les clones se tourner vers sa cachette et s’approcher d’un pas lent. Il entend, derrière lui, un rire sépulcral, et sent un souffle chaud l’envelopper. Les clones se ruent sur lui.