Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
Hiurda
Share the book

12 - Première leçon

Les bruits de botte sur la neige se faisaient entendre. Le sommeil retenait encore son cerveau embrumé et il lui fallut un moment pour comprendre où elle était. Sa tête reposait sur un sac de coton grossier et quelqu’un l’avait allongée sur un tapis de peau, enroulée dans sa cape, dos au feu. Les hommes autour d’elle s’activaient et conversaient doucement. Elle prit quelques secondes pour étirer ses muscles endoloris d’avoir dormi au sol. Elle eut tout juste le temps de s’asseoir que quelqu’un lui fourra un bol de porridge encore fumant entre les mains. Elle détourna les yeux avant qu’il ne soit trop tard, mais reçut tout de même un grognement désapprobateur. Elle en regrettait presque ce voile de bienséance qu’elle avait tant haï. Il lui permettait au moins de camoufler son manque de réactivité.

Son petit déjeuner fini, Einar s’installa sur un tronc d’arbre à côté d’elle.

« Dame, ici froid. Ce soir, encore plus froid. Toi change vêtements maintenant. »

Ishta ne sut pas quoi répondre. Quel vêtement voulait-il qu’elle mette ? Elle vérifia rapidement autour d’elle, mais ne vit rien d’autre que la cape qui l’enveloppait.

« Quels vêtements voulez-vous me voir porter, Messire ? »

Einar se tut, il parut réfléchir quelques instants avant de partir en direction de la calèche et s’adresser à un autre guerrier.

« Vedi niell curru che cuoffro da elh. Elh vast gellacia atraoure come què. »

Elle le suivit, deux hommes attendaient à l’arrière, face au coffre ouvert, ils échangèrent quelques mots avec Einar qui se tourna vers la jeune fille. S’ensuivit une discussion où Ishta, perplexe, expliqua à un guerrier barbare, encore plus perplexe, qu’elle ne possédait rien à elle et que son futur mari était celui responsable de lui fournir de nouveaux vêtements. L’explication fut reçue par des commentaires colériques au sein des barbares qu’elle ne comprit pas. Pourquoi son absence de bagages posait-elle tant de problèmes ?

« Dame, demanda Einar, tu déjà être avec cheval ? »

Sa réponse négative déclencha une nouvelle vague de contrariété. Puis une autre conversation vive entre les guerriers. Enfin, Einar emmena Ishta au côté d’un cheval noir si grand qu’elle pouvait voir en dessous de lui sans se baisser. Impressionnée, elle ne vit pas tout de suite l’homme tout aussi gigantesque se tenant à côté de l’animal. Elle n’eut que le temps d’apercevoir une chevelure aussi sombre que la sienne avant de baisser les yeux précipitamment sur le côté.

« Dame, lui Ulrik, expliqua Einar en désignant le guerrier brun. Tu vas cheval avec lui. Tu gardes cape. Lui te mettre peau sur tes jambes. Froid, c’est danger. Si tu froid, tu dis. Tu comprends ? »

Dans le désert qui longe la capitale du Saam’Raji, la chaleur tue les voyageurs imprudents plus rapidement qu’une dague. L’exil dans le pays des sables sans ressource ou vêtements adaptés était la sentence de mort préférée de l’Empereur. Elle imaginait très bien que l’extrême inverse puisse être tout aussi dangereux. Elle acquiesça.

Tandis que les deux hommes échangeaient quelques mots, elle contempla l’animal qui la portera le reste du voyage. La bête était magnifique. Son pelage noir immaculé et luisant laissait apparaître ses muscles puissants et de longs poils recouvraient ses sabots. Elle avait déjà vu des chevaux au palais, mais aucun n’atteignait la moitié de sa taille. Il faut dire qu’aucun homme de l’Empire n’était assez grand pour chevaucher cette bête. Pas même son père, pourtant considéré comme le plus grand de son peuple.

Elle ne s’aperçut pas que l’animal s’était approché avant qu’il ne fourre son museau tout contre son oreille. Elle aurait pu s’en effrayer, mais la chaleur et les chatouillements provoqués par les poils de ses naseaux étaient une sensation des plus agréables. Il renifla deux ou trois fois l’odeur qui se dégageait des cheveux de la jeune fille et elle en profita pour le caresser derrière l’oreille. L’échange était doux et il lui paraissait naturel.

Une main tatouée démesurée vint se poser à côté de la sienne et le géant brun prit la parole.

« Lui Hakon. »

Ishta leva un sourcil de surprise. Hakon était un dieu mineur du panthéon de l’Empire. Fils d’Enaya’Unchhaal, dieu du printemps, et de Pahala, Première Lueur de l’Aube, il était la divinité gardienne du premier souffle des enfants. Le dieu du droit à chacun de vivre. Ironique, dans une nation où la moitié de la population peut perdre la vie par n’importe quel caprice de l’autre moitié, mais Ishta vit cela comme un signe. Elle caressa l’animal entre les deux yeux et répéta doucement son nom. Sûrement qu’il avait une autre signification chez les barbares, mais elle répondit tout de même.

« C’est un nom magnifique. »

Elle ne savait pas si le guerrier la comprenait, mais s’en fichait bien. La réponse était plus pour l’animal que pour l’homme. La jeune fille ne réalisa même pas, dans la douceur du moment, avoir pris la parole sans autorisation.

« Dame ? »

Tous les hommes montaient à cheval, il était temps de partir. Il la souleva de terre et la posa sur le dos de l’animal, Ishta s’accrocha à la crinière d’un geste mal assuré, mais le cheval ne broncha pas. Bien qu’Hakon lui parut magnifique tant que ses pieds touchaient le sol, perchée sur son échine, elle le trouvait parfaitement terrifiant. Que pourrait-elle bien faire s’il lui prenait l’envie de partir au galop avec elle sur son dos ? Elle n’avait pas la moindre idée de comment diriger l’animal. Paniquée, le souffle court, elle chercha des yeux le guerrier qui, immédiatement, posa sa main démesurée sur les siennes. Il prit une grande inspiration et expira doucement, intimant la jeune fille à en faire autant. Après deux ou trois bouffées d’air frais, elle se sentit plus calme.

« Oi torneriù cui », lui dit-il alors.

Elle ne comprit pas, mais le ton était serein. Aussi, elle ne s’alarma pas quand il s’écarta pour fourrager dans ses sacs de selle. Il revint quelques instants plus tard pour enrouler les jambes d’Ishta jusqu’au genou dans des lanières de fourrures qu’il attacha avec des lacets en cuir. Après quoi, il monta derrière elle et le groupe se mit en route.

Einar avait eu raison de la prévenir, le froid était mordant. Même la cape épaisse et grande peinait à la maintenir au chaud. D’autant plus qu’elle avait du mal à la garder fermée tout en restant assise à sa place. Sa position en selle était précaire. Incertaine de la conduite à suivre, elle n’osait se coller de trop au guerrier derrière elle pour se stabiliser. Chaque mouvement un peu franc du cheval risquait à tout moment de la mettre au sol. Après un cahot plus violent que les autres où elle ne s’accrocha que de justesse au bras de l’homme pour ne pas tomber, Ulrik lui montra comment caler correctement ses jambes. Après quoi, il passa son bras droit autour de la taille de la jeune fille, la maintenant fermement contre lui. Elle put alors utiliser ses mains pour s’enrouler dans la fourrure et la tenir fermée.

La proximité d’Ulrik la mettait mal à l’aise, mais la position était bien plus confortable et elle put se détendre un peu tout en regardant le panorama. Les chevaux allaient au pas et Ishta comprit pourquoi ils avaient abandonné la calèche. Le chemin qu’ils suivaient était devenu étroit et grimpait le long de la montagne, lui donnant une vue plongeante sur la vallée en contrebas. Une rivière y coulait, serpentant entre rocher et buissons, aussi scintillante sous Pahala que la neige qui l’entourait. Sans même s’en apercevoir, elle s’était redressée pour observer le reste de la combe au-dessus du bras du guerrier. Alors d’un geste il lui montra le paysage en contrebas.

« Sanken »

Désignait-il la vallée ? Ou la rivière ? Mais alors son doigt en l’air suivit le cours d’eau en contrebas.

« Riù.

— Ah ! Sanken, vallée ! Et riù, rivière ! »

Contente d’avoir compris, elle s’était exprimée sans réfléchir. Aussitôt, la panique la prit, elle se recroquevilla sur elle-même et s’empressa de présenter ses excuses. Ulrik ne réagit pas et la suite de la matinée se passa dans le silence.

Ils s’arrêtèrent peu après le milieu de journée. Un petit renfoncement dans la falaise leur offrait un abri relatif face au vent. Ils partagèrent des gourdes d’eau et de la viande séchée. Bien que difficile à mâcher, elle avait été préalablement marinée dans une sauce salée et goûtue qui plut beaucoup à Ishta. Aussi mangea-t-elle avec plaisir le maigre repas. Ses jambes étaient engourdies et elle serait sûrement tombée si elle avait essayé de descendre seule du cheval. Heureusement, Ulrik l’avait déposée à terre.

Elle était en train de savourer sa dernière lanière de viande séchée quand Einar vint lui parler, s’asseyant en tailleur à ses côtés.

« Dame, dans pays à nous, tu droit de parler à nous. Tu droit de demander choses à nous. Si tu parles pas, tu jamais apprends langue. »

Le guerrier se tut et Ishta se retrouva perplexe. Venait-il de l’autoriser à prendre la parole comme elle le souhaitait ou juste de s’adresser à eux pour des questions concernant son apprentissage de la langue ? Elle retraça son temps passé avec les barbares jusqu’ici et dut admettre qu’elle n’avait jamais côtoyé autant d’hommes aussi longtemps sans recevoir de coups ou de remontrances. Elle avait bien récolté quelques grognements de mécontentement face à son attitude, mais rien de plus.

Durant toute son enfance, elle se situait entre deux états, soit elle était de trop, soit elle était invisible. Soit elle était disciplinée, soit elle n’existait tout simplement pas. Elle connaissait ses deux situations et savait comment se comporter face à chacune d’elles. Mais ici, elle était perdue quant à comment réagir. Aucune de ses transgressions n’avait été punie jusqu’ici. Jamais elle n’avait encore été remise à sa place ou même disputée. Une partie d’elle aimait à croire qu’elle ne le serait peut-être pas, alors qu’une autre partie s’attendait à tout instant à recevoir la somme des réprimandes dues.

Mais, là qu’elle en avait le temps et l’opportunité, elle y réfléchit plus posément et elle devait bien admettre que, si personne ne lui parlait, on n’ignorait pas pour autant sa présence. Les hommes lui servaient ses repas ou lui passaient une gourde d’eau comme ils le faisaient entre eux, on lui gardait une place pour s’asseoir ou l’on s’inquiétait qu’elle n’ait froid. Même au sein des cercles féminins, elle n’avait pas connu ça.

Tout comme l’univers des hommes, celui des femmes était régi par une hiérarchie bien établie. Il était tellement simple de tomber du statut de femme mariée à celui d’esclave que la frontière entre les deux était vigoureusement gardée et appuyée par toutes. Et une femme mariée n’était pas l’égale d’une autre. L’épouse d’un commerçant n’avait pas le même statut que celle d’un soldat, et ce, qu’importe sa fortune. Pour peu que son père ait eu une tâche plus basse encore et son statut baissait d’un cran au sein même des femmes de soldats.

Pour le Saam’Raji, le manque de hiérarchie, leurs peaux de bêtes et les habitudes simples des habitants du nord était une preuve flagrante de leur absence de civilisation, méritant ainsi leur titre de barbares. Elle était bien placée pour savoir que les fourrures étaient un choix plus pratique qu’esthétique et elle n’avait jamais été témoin de rapports aussi paisible entre individus. Même d’homme à homme. Et elle avait beau chercher dans ses souvenirs, aucun des guerriers qui l’entouraient ne semblait désigné comme chef des opérations. Personne ne donnait d’ordre à qui que ce soit. Chacun connaissait, apparemment, les tâches qu’il se devait d’effectuer. Si son nouveau peuple était à l’aune de ce qu’elle avait pu observer jusqu’ici, qu’on l’appelle barbare et elle porterait le titre avec fierté.

Mais elle ne pouvait continuer à les nommer barbares si elle souhaitait un jour faire partie intégrante de cette nouvelle société. D’autant plus si elle voulait avoir de l’influence. Einar avait raison sur un point, il lui fallait connaître leur langue. Elle ne pouvait non plus vivre éternellement dans la peur d’une possible punition que ne viendrait peut-être même jamais. Et si elle se faisait corriger, elle saurait au moins à quoi s’en tenir quant à leur parole, mais elle ne serait plus dans l’incertitude.

Aussi elle s’essaya à sa nouvelle permission et, tout en gardant ses yeux bien rivés sur ses jambes croisées sur la peau de bête, elle demanda :

« Messire, comment s’appelle vo… Notre peuple ? »

Il hésita quelques instants, comme pris de court par la question.

« Nous sommes Íbúa. Ça être habitants, dans langue de toi. »

Étrange comme dénomination. Mais d’un autre côté, les gens du Saam’Raji s’appelaient Insa’hon, ce qui était l’ancien mot pour être humain. Évidemment, il fallait naître dans l’Empire pour mériter le titre d’être humain. Finalement, « habitants » était un terme plutôt simple. Mais…

« Habitant de où ? » demanda-t-elle maladroitement.

À sa grande surprise, ce ne fut pas Einar qui répondit, mais un autre guerrier.

« Konungaland.

— La Terre des Rois, expliqua Einar. »

Ishta repensa à l’audience des guerriers avec l’Empereur. Même ce jour-là, chacun d’entre eux avait pris la parole comme bon lui semblait, il n’avait pas été question d’un porte-parole. La manière de faire était déroutante, comment ne pas tomber dans le chaos ? Quelle avait été la formulation exacte déjà ?

« Chaque homme est Roi sur son domaine, aussi petit soit-il, murmura-t-elle alors que le souvenir revenait. »

Einar eut un petit rire bref.

« Presque, Dame, traduction vraie ça être chaque habitant, pas chaque homme. »

Pourquoi faire la distinction ? Y avait-il une vraie différence à utiliser l’un ou l’autre mot ? Mais avant qu’Ishta ne puisse poser la question, tous se levèrent, il était temps de partir.

Le trajet continua sous le soleil de Pahala un moment. Les barbares… Non, les Íbúa discutaient, déclenchant parfois des rires, parfois des hochements de têtes. L’ambiance était décontractée et Ishta se détendit, assimilant les informations qu’elle venait d’apprendre. Le regard perdu dans le paysage splendide, elle repensa à l’échange qu’elle avait eu avec Ulrik plus tôt dans la journée et vit l’opportunité qu’elle avait manquée. Le guerrier lui avait offert une ouverture qu’elle n’avait pas su saisir par incompréhension sur sa situation.

Il lui fallait rétablir les choses, mais comment s’y prendre ? L’homme était bien plus intimidant qu’Einar. D’autant plus qu’elle commençait à s’habituer au guerrier roux et à ses interactions. Comment le géant brun réagirait-il à une tentative de discussion après qu’elle ait coupé court à leur précédent entretien ? Et, surtout, comment relancer la conversation ? L’homme semblait vouloir lui apprendre des mots, mais le moment était passé. Se sentirait-il aussi loquace maintenant ?

Elle se morigéna intérieurement. Elle ne pourrait jamais savoir si elle n’essayait même pas. D’un geste de la main, elle entoura la vallée et répéta le premier mot appris au matin.

« Sanken »

Puis elle suivit la rivière du doigt et répéta le second.

« Riù. »

Et enfin, son index suivit le contour pointu des montagnes au loin et elle ne dit rien. Attendant de voir si le guerrier réagirait à sa tentative de reconnexion. Presque aussitôt, il répéta le geste de la jeune fille.

« Cimtà.

— Montagne, cimtà. »

La joie qu’elle éprouva à la réaction d’Ulrik était déconcertante. Il n’avait jamais fait que lui répondre, mais cela ouvrait tellement de possibilités aux yeux d’Ishta qu’elle se retenait avec peine d’exploser de rire. Loin au-dessus du sol, à mille lieux de sa prison dorée, perchée sur le plus haut cheval qu’elle ait jamais vu, soutenu et reconnu comme un être vivant par l’homme le plus grand et le plus intimidant qu’elle n’ait jamais rencontré, elle se sentait exister pour la première fois de sa vie.

Et la sensation était grisante.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet