« Knut, chevaucheur de montagnes, chasseur d’esprit de mon clan, par la loi tu as confessé ton crime et soumis à mon jugement la tête de ta victime et deux témoins. Ton explication me satisfait. Pour toute punition, tu dédommageras les six jotuuls réglementaires à la famille proche de la victime. Si elle n’en a pas, tu les donneras aux coffres du clan. Quelqu’un ici estime-t-il mon verdict inadéquat ? »
La salle n’était pas bien remplie et personne ne protesta. Toumet reprit.
« Toute personne n’étant pas présente ce soir, et trouvant mes paroles injustes, aura trois jours pour venir les contester et réclamer un nouveau forsvar. Durant ce temps, Knut, Chevaucheur de Montagnes, tu ne devras pas sortir de nos frontières. »
« Il sera fait comme tu le demandes, Toumet fille de l’aigle, Ansatt de mon clan. » Répondit Knut.
L’atmosphère changea d’un coup, Leif et Toumet se détendirent et tout le monde se mit à parler en même temps, laissant Ishta dans la confusion la plus totale. Ce ne pouvait pas être aussi simple…
Olvir et Knut blaguaient déjà entre eux de la mise à mort, l’un taquinant le manque d’élégance de l’autre, quand Toumet les rejoignit. Elle s’adressa à Ulrik avant que celui-ci ne puisse atteindre Ishta.
« Ulrik, tu t’occuperas du rite funéraire ? »
Mais le chaman cracha en direction de la tête tranchée toujours au pied de l’estrade.
« Qu’il pourrisse sous les jupes d’Hella. »
Ishta ne l’avait jamais entendu jurer, mais elle n’eut pas le temps de paraître surprise qu’il l’emmenât déjà dans le couloir du fond de la pièce, en direction de sa chambre. Il demanda à deux adolescents de préparer une baignoire.
Les Íbúa n’avaient pas de serviteurs à proprement parler. Mais les jeunes du clan n’ayant pas encore de rôles prédéfinis venaient travailler au Hovedhuren. Ils assistaient les cuisiniers, participaient au nettoyage des salles communes, subvenaient aux besoins des invités, ou encore, aidaient la famille de l’Ansatt durant ses activités quotidiennes. Sigvald lui avait expliqué qu’ils avaient des esclaves avant la guerre, principalement des membres de clans vaincus ou des personnes ne pouvant payer leurs dettes. Mais cette pratique avait été abolie lors du rassemblement des clans. Leif voulait des combattants unis et le ressentiment n’allait pas de ce sens.
Ulrik la raccompagna jusqu’à la porte de sa chambre, mais s’arrêta sur le seuil, indécis. Ishta ne s’en rendit pas compte, essayant toujours de comprendre ce simulacre de justice. Certes, les protocoles et lois du Saam’Raji étaient un peu alambiqués, mais le jugement de Knut lui semblait tout de même hâtif. Elle était heureuse qu’il ne soit pas sanctionné, mais que se serait-il passé s’il n’avait pas été bien intentionné ?
« Quelque chose ne va pas Sjel ? lui demanda Ulrik.
— C’est tout ? s’étonna-t-elle et, devant l’air confus du chaman, elle précisa. Toumet pas punir plus Knut d’avoir tué autre guerrier ? »
La question n’aida visiblement pas Ulrik à comprendre le problème.
« Tu aurais préféré que Knut soit puni ?
— Non ! répondit-elle précipitamment. Pour sûr, non, lui sauver moi. Mais Íbúa être mort et ça être presque comme si pas important.
— Cet Íbúa a choisi de sortir son marteau contre toi. À partir de l’instant où il a pris cette décision, il connaissait le risque. C’était son droit, tout comme c’était le droit de Knut de le tuer pour te défendre. »
La réponse ne manquait pas de sens, mais elle lui paraissait tout de même grossière. Elle ne savait pas trop quoi penser de la situation. L’incertitude devait se lire sur son visage, car Ulrik continua.
« Souvent, l’explication la plus simple n’est rien d’autre qu’une vérité. Le charpentier t’avait déjà agressé, il s’était plaint de toi à plusieurs reprises pour des raisons plus stupides les unes que les autres. Ajoute à ça Knut et les frères blancs qui l’ont remis à sa place bien comme il faut… La situation était claire… »
Ainsi, la réaction de Knut était normale pour un Íbúa.
« Si lui savoir que gens autour de moi avoir droit de tuer lui quand il m’attaque, pourquoi lui prendre risque ?
— On va dire que c’est pas le pingouin qui glisse le plus loin… Tu comptes dormir dans le couloir ou bien tu vas rentrer dans ta chambre ? »
Elle ouvrit la porte et se tourna vers Ulrik.
« Merci, pour la patience de toi et tout quoi tu expliques à moi. »
Elle s’aperçut soudain d’avoir oublié quelque chose d’important.
« Je oublier de dire merci à Olvir et Knut ! »
Elle allait repartir, mais Ulrik la retint.
« Hep ! Tu as besoin de te laver et de te reposer. Ils savent. Par contre, tu n’as pas besoin de toujours remercier tout le monde. Je fais ce que j’estime être ce que je dois faire. Pareil pour Knut. On n’attend rien de toi en retour. »
Encore une fois, la différence entre Íbúa et Saam’Raji étaient clairs. Cependant, Ishta ne se voyait pas exprimer sa reconnaissance ou son affection sans le dire.
« Mais alors… commença-t-elle, Ulrik ne la laissa pas finir.
— Mais alors tu feras la même chose quand tu seras en état de le faire. Maintenant, va te reposer, le bain va arriver. »
Et la compréhension se fit dans son esprit. Les Íbúa n’exprimaient pas leurs remerciements en parlant, mais en agissant. Ils montraient leur affection par un appui au quotidien. Exactement comme Ulrik, ses guerriers et Toumet l’avaient fait pour elle depuis le début. Ulrik l’avait simplement dit, chacun fait ce qu’il estime qu’il doit faire.
Mais c’était valable dans l’autre sens. Ainsi, son agresseur était « en droit » de l’attaquer puisqu’il estimait qu’elle était un danger pour son peuple. Cela signifiait aussi que, si quelqu’un d’autre que Knut avait été là à sa place, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, voire qui ne l’appréciait pas, elle serait morte à coups de marteau sous le regard désintéressé du témoin. Et le charpentier serait venu au Forsvar clamer qu’il avait tué quelqu’un pour le bien de la communauté. Le verdict de Toumet aurait-il était contesté ? Mais, en premier lieu, Toumet aurait-elle jugé la chose différemment ?
Ishta prit alors conscience qu’Askel avait bel et bien l’intention de dégainer son arme face à Leif si celui-ci n’était pas sorti du couloir quelques jours auparavant. Les hommes de l’Empire utilisaient souvent ce genre de menace physique pour se montrer imposants, mais sans réelle volonté de tirer leurs armes. À quoi aurait servi une épée d’apparat de toute façon ? La hache d’Askel était, elle, fonctionnelle, en bon acier, et sa menace n’avait rien d’une bravade.
Le monde du Konungalands n’était pas plus violent que le Saam’Raji, mais il était, pour sûr, plus sauvage. Les Íbúa ne tergiversaient pas sur leurs actions, ne faisaient pas de ronds de jambe. Quand quelque chose devait être fait, ils le faisaient et en prenaient la responsabilité. Ils étaient brutalement directs.
Quelque part, Ishta trouva ça rassurant. Au Saam’Raji, elle ne savait jamais sur quel pied danser, en qui avoir confiance ou de quelle parole se méfier. Ici, au moins, les choses étaient claires.
Bientôt, il devint presque impossible de se déplacer en extérieur et, un matin, Toumet décida qu’il était temps de se confiner. Elle fit sonner une corne et l’appel se répéta dans tout le village. Alors, petit à petit, toutes les familles désirant passer le Storkan au Hovedhuren se présentèrent et Toumet vérifia que tout le monde était là. D’un autre côté, les six guerriers d’Ulrik furent mandatés pour s’assurer que le reste de la population était bien à l’abri et qu’ils ne manquaient de rien. Ishta ne comprenait toujours pas pourquoi tous les considéraient comme « les guerriers d’Ulrik », mais elle rajouta ça à sa pile de questionnements dont elle n’avait pas le temps de s’occuper pour l’instant et retourna à sa tâche avec Astrid.
Enfin, peu avant le repas du soir, les six hommes rentrèrent, Toumet vérifia une dernière fois que toutes les familles étaient bien présentes et l’on ferma les portes qui ne s’ouvriront plus avant plusieurs semaines.
L’ambiance dans le Hovedhuren était étrange. L’excitation et la nervosité de chacun étaient palpables. Les tables avaient été rangées le long des murs pour laisser la place à chaque famille d’étendre leurs paillasses sur le sol. Les pièces avaient été réquisitionnées pour servir d’entrepôt et même Toumet et Leif partageaient leurs étages avec les foyers de leur famille proche.
C’est alors qu’Ishta comprit qu’elle devrait abandonner la sécurité de sa chambre pour dormir dans la salle commune. Toumet et Astrid en parlaient depuis des semaines, mais elle n’avait pas fait, ou pas voulu faire, le rapprochement. Seulement, maintenant que son esprit s’était réveillé, sa respiration se coupa. Elle entendait Toumet et Astrid s’entretenir sur l’organisation des pièces et du partage de la salle, mais ne parvenait pas à se focaliser sur la conversation. Allait-elle réellement devoir dormir dans la même pièce qu’une centaine d’hommes ?
Elle s’était habituée à en côtoyer désormais et les Íbúa étaient loin d’être aussi violents que ceux de l’Empire, mais elle les avait entendus discuter entre eux de sujets déplacés et ils n’étaient pas différents de ceux qu’elle avait croisés toute sa vie. Lorsque l’envie leur prenait, une femme n’était rien de plus que des fesses et des seins. Les Íbúa avaient simplement la décence de ne se soulager qu’avec leur épouse.
Mais, enfermés pendant plusieurs semaines dans une seule maison, rien n’empêcherait l’un d’entre eux de faire d’elle ce qu’il voulait. Elle ne comprenait pas comment l’air pouvait être aussi difficile à respirer. Une vieille terreur qu’elle avait réussi à refouler fit surface. Elle ne se sentait pas de taille contre l’un de ces géants. La tête lui tournait, pas moyen de se souvenir à quand revenait son dernier repas.
Elle ne pouvait pas être assez égoïste pour demander une chambre individuelle alors que même Toumet partageait ses quartiers dans sa propre maison. Cependant, elle ne voyait pas comment expliquer que sa survie le réclamait quand elle ne s’inquiétait pas plus pour les autres femmes présentes dans cette salle.
Son cœur ne faisait que s’accélérer et ses pulsations irrégulières battaient dans ses oreilles, la fatigue des préparatifs lui tomba dessus alors qu’un halo noir obscurcit sa vision. Que lui demandait Toumet ? Pourquoi sa voix paraissait-elle si distante ?
Elle eut tout juste le temps d’apercevoir les deux femmes se précipiter vers elle avant de tourner de l’œil.
Son dernier évanouissement lui semblait si lointain, dans une tout autre vie. Autant pour sa promesse de ne plus laisser une telle chose se reproduire. Du bout des doigts, elle reconnut les draps en lin de son lit. Ulrik était assis à ses côtés, il lui caressa la joue avec tendresse. Le geste était agréable, mais elle regretta qu’il en ait pris la liberté. Son attitude rendait tout tellement plus compliqué, mais elle ne dit rien, profitant égoïstement de l’instant.
« Tu dois te reposer Sjel. Tu ne devrais pas te fatiguer autant.
— Comment je pouvoir quand tous les autres travaillent ? »
Ulrik rit doucement.
« Les autres savent que tomber malade n’aide personne. Et on a survécu à bien des storkans sans toi, tu peux dormir quelques heures si tu en as besoin.
— Bah… dit-elle, sourire en coin. Je dormir quand je suis morte… »
Le silence s’installa. D’ordinaire, ce n’était pas quelque chose d’inhabituel entre eux. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre, besoin de le combler, ayant déjà passé de nombreuses heures sans pouvoir faire autrement alors qu’ils ne se comprenaient pas encore.
Mais cette fois, les choses étaient différentes. Ishta pouvait sentir les non-dits flotter entre eux, un poids sur leur relation qui n’existait pas auparavant. De plus, elle avait besoin de parler de son angoisse, mais ne savait comment aborder le sujet sans paraître superficielle et égoïste.
Mais c’est Ulrik qui ouvrit la bouche en premier.
« Tu as vécu avec beaucoup de sœurs, Sjel. Non ? Vous étiez proches ? »
La question était étrange et Ishta ne comprenait pas qu’il aborde ce sujet soudainement.
« Oui, je en avoir douze. Nous grandir ensemble et être proche jusque… Jusqu’à ce que moi doit être mariée. »
Le visage de Sha Madhur plein de tristesse lors de leur dernière rencontre s’imposa à son esprit. Elle n’avait pas repensé à ses sœurs depuis son départ. Une pointe poussa dans son cœur et une larme roula sur sa joue, qu’Ulrik essuya.
« Je ne voulais pas te faire pleurer, désolé, soupira-t-il. Certaines filles, en grandissant, aiment bien s’éloigner un peu de leur famille. Mais elles n’ont pas forcément l’âge d’être laissées seules. Toumet a proposé que ces jeunes filles se réunissent ici et partagent ta chambre le temps du Storkan. Si tu es d’accord ? »
Une fois encore, un élan de gratitude pour Ulrik l’envahit. Certes, il clamait que l’idée venait de Toumet, mais Ishta se souvint de la porte séparant la chambre et le salon de sa nouvelle maison. Elle ne pouvait être plus soulagée, cela dut se voir sur son visage, car Ulrik sourit.
« C’est bien que l’arrangement te plaise. Il faudra aménager la pièce et je doute que tu puisses garder ton lit pour accueillir tout le monde, mais on trouvera une solution. »
Ishta se mit à rire. Qu’importe son lit, une paillasse au sol, même sans fourrure, suffirait tant qu’une porte la séparait de la grande salle.
« Toi prendre lit, table, tapis, tout ! Tant que porte être là ! »
Ulrik rit avec elle.
« On n’en est pas encore là ! Tu peux dormir encore un peu, Toumet viendra dans quelques heures pour à déplacer les meubles. »
Soulagée, elle ne put que se reprocher, une nouvelle fois, d’avoir réagi comme si elle était isolée et sans soutien. Elle avait tenté à plusieurs reprises de se confier auprès de Toumet sur ses angoisses et le pourquoi de leur apparition, mais la honte l’en avait toujours empêchée. Toutes les femmes passaient par leur ouverture. Qu’elle soit faite de manière cérémonielle ou forcée. Elle était pourtant la seule à en garder des séquelles. Et, parmi les Íbúa, la différence allait encore plus loin puisque les femmes d’ici semblaient attendre avec impatience le soulagement de l’homme.
Et, même au sein de l’Empire, les femmes ne s’encombraient pas de simagrées et d’évanouissements quand elles devaient soulager un homme. Elles se laissaient faire et repartaient à leurs occupations. Au milieu de toutes ces femmes fortes, Ishta se sentait faible d’esprit. Elle retomba dans un sommeil agité.
Le lendemain, une nouvelle routine s’installa doucement et ce fut un tout autre apprentissage qui commença pour Ishta.
Les Íbúa se protégeant du Storkan depuis des centaines d’années, le confinement n’était qu’une étape de plus dans leur cycle annuel, comme la saison du lak, les récoltes ou le début de l’été. Leurs journées étaient rythmées par l’habitude et une multitude de règles implicites.
L’impossibilité de sortir ne les empêchait pas d’être actifs, chacun trouvant de quoi s’occuper. Se réunissant par petits groupes, ils confectionnaient paniers, vêtements de tissu ou de cuir, sculptaient des ornements ou réparaient et décoraient les objets du quotidien de gravure complexes.
Le tout se faisait dans la bonne humeur et il n’était pas rare qu’un chant ou l’autre se propage durant le travail. Ishta comprit vite qu’il s’agissait en vérité de jeux. Quelqu’un commençait une chanson dont le premier verset donnait les règles à suivre. Qui les souhaitait pouvait continuer pour le couplet d’après, mais il se devait de respecter les normes rythmiques et syllabiques imposées par le premier, le tout devant former une histoire cohérente et intéressante. La partie était gagnée quand un chanteur arrivait à achever le conte improvisé en y ajoutant une morale. Mais si quelqu’un balbutiait, brisait une règle ou oubliait un détail de l’intrigue rendant le tout contradictoire, alors le jeu était perdu.
Peu importe l’issue, le chant se terminait dans un fou rire général et les ovations de tout le monde. Les histoires les plus intéressantes ou les plus belles étaient mémorisées et chantées à nouveau lors de la veillée du soir.
Au grand étonnement d’Ishta, tous participaient, même les plus jeunes. Quand un plus petit se levait, l’attention que chacun lui portait était la même que pour un adulte. Et les enfants prenaient leur contribution très au sérieux, bien qu’elle soit reçue avec plus de bienveillance quant aux erreurs éventuelles. Un enfant de l’Empire ayant l’audace d’ouvrir la bouche sans l’autorisation explicite d’un adulte serait remis à sa place à coups de bâton. La méthode íbúan avait plus de sens. Comment un enfant pourrait-il apprendre à parler en public si on ne le laisse pas prendre la parole ? C’était la première leçon que lui avait enseignée Einar.
Ishta se rendit alors compte que cette approche avec les enfants était généralisée à toutes les activités. On donnait volontiers sa place à un tout petit qui le demandait, qu’on tisse de la laine, grave un motif dans le bois ou prépare le repas du soir. Tout se faisait sous l’œil bienveillant de l’adulte ayant été remplacé.
Ishta découvrit de nombreuses facettes de leur culture qu’elle ne connaissait pas encore. Leur amour des jolies choses pour commencer, sculptant et embellissant de décors labyrinthiques les objets de quotidien les plus humbles. Manche de couteau, pied de table, couverts, pot à eau, sellerie des chevaux, ceintures ou encore poignées de toutes sortes d’outils. Ils fabriquaient aussi une multitude de broches et bijoux ornés de perles et grelots, des résilles agrémentant les coiffures des femmes ou porte-bonheur à pendre à leur fourreau.
Si elle avait déjà remarqué l’absence de livres et papiers en tout genre, Ishta ne comprit que maintenant l’importance de la transmission orale. Les Íbúa avaient un alphabet que tous savaient utiliser, mais les runes qui le composaient étaient vues comme un véhicule du pouvoir des dieux. Elles étaient employées pour insuffler puissance et protection dans les motifs qu’ils gravaient ou dessinaient, mais ne servaient que rarement à la transcription. Même les missives étaient délivrées de vive voix. Il était de croyance générale que l’on pouvait plus facilement décrypter un mensonge en regardant le messager dans les yeux qu’en le cherchant dans la trame du papier.
Ishta découvrit alors l’importance de ceux qu’elle avait pris pour de simples conteurs, les Ikkelyver. Ayant entraîné leur mémoire depuis leur plus tendre enfance, les Ikkelyver étaient les gardiens de l’histoire et du folklore, transmettant les chants et les légendes traditionnels. Comme la plupart servaient de morale, ils avaient aussi pour mission d’instruire les plus jeunes sur les runes et le passé du peuple et de leurs dieux. Chaque soir, lors du repas, les familles se réunissaient autour des fosses à feu et les Ikkelyver se relayaient pour animer la veillée. Et le plus doué d’entre eux n’était autre que Sigvald. S’il était le plus discret des guerriers d’Ulrik, lorsqu’il commençait une épopée, l’homme se transformait et pouvait emporter avec lui les esprits les moins imaginatifs.
Et, des contes ou des chants, il en connaissait un nombre incroyable. Elles étaient de toutes sortes, sagas mythiques et combats divins, batailles gagnées ou perdues contre d’autres clans, prouesses de membre du peuple morts ou encore en vie, mais, ce que tous préféraient, étaient les histoires relatant les faits d’armes et méfaits de Fryktebjorn. Protecteur et fléau du clan.
Ishta était tout à la fois fascinée et horrifiée par les exploits de son futur mari. Descendant de sa tanière à flanc de montagne, entouré d’un brouillard opaque et surnaturel capable d’avaler une armée entière, son rugissement assez fort pour faire trembler la terre, l’homme-bête surgissait des cauchemars et décimait les ettins et clans ennemis à coups de griffes gigantesques. Il se peignait le corps du sang des vaincus et dévorait leurs cœurs. Personne ne savait pourquoi Fryktebjorn était si attaché à leur clan, les Ikkelyver eux-mêmes n’étaient pas d’accord entre eux. Les uns le pensaient fils d’une des ancêtres fondatrices, les autres le croyaient père de Sygid, déesse protectrice du fjord, subjuguée par le premier chasseur à avoir arpenté les bois qui le longeaient.
Mais, peu importe l’histoire qui était contée, Fryktebjorn n’était pas une créature de discussion et de communication. Il ne parlait pas. Il venait, il faisait ce qu’il avait à faire et il partait. Ishta ne voyait pas comment les Íbúa avaient pu organiser un mariage comme celui-ci. Fryktebjorn était-il seulement au courant qu’on lui avait trouvé une épouse ? Elle ne comprenait pas comment les choses s’étaient faites et, surtout, elle ne comprenait pas comment elle pourrait vivre avec lui dans ses conditions. L’homme allait-il se présenter pour la marier sans ne l’avoir jamais rencontré auparavant ? Encore faudrait-il qu’il sache quel jour la cérémonie allait avoir lieu.
Mais elle repoussa ses questionnements. Elle ne se sentait pas de les partager. Ce n’est pas un sujet qu’elle voulait aborder en présence d’Ulrik pour des raisons évidentes et la simple idée de se retrouver à nouveau face à l’évitement des autres l’angoissait d’avance. Elle avait décidé de leur faire confiance et c’est ce qu’elle ferait jusqu’au bout.
De toute façon, un autre aspect de la vie en confinement occupa bientôt l’entièreté de ses pensées lorsque Toumet lui expliqua les deux règles de communauté les plus importantes.
La première était innilokun.
Vivre aussi nombreux dans un endroit clos pendant plusieurs semaines ne pouvait qu’amener des tensions, les Íbúa appelaient cette tension innilokun. Les problèmes, désaccords ou arguments créés par le stress étaient tout simplement mis de côté et oubliés, généralement interrompus par une personne extérieure d’un mouvement négligent de la main.
« Tout ça, c’est juste innilokun », disait-il alors et la dispute cessait, les deux parties abandonnant toute rancœur.
Qui se laissait aller à l’innilokun était vu comme un enfant à peine maître de ses émotions et perdait bien souvent le respect de ses pairs. Puisqu’il était de connaissance populaire que le sujet de discorde réapparaîtrait de lui-même après le Storkan s’il en valait vraiment la peine. Tout le monde étant alors plus à même de résoudre le conflit.
La deuxième règle d’importance était liée à l’hygiène.
Toumet lui expliqua que l’air enfermé du bâtiment passait dans les corps de tous sans jamais pouvoir se purifier, transportant les maladies d’un individu à l’autre. Les épidémies, dans un milieu comme celui-ci, pouvaient être dévastatrices, il fallait donc faire extrêmement attention à garder un environnement et un corps sain. Pour ce faire, les Íbúa étaient très à cheval sur l’hygiène et le rangement du lieu de vie.
Chacun était responsable de ses affaires et de leur organisation, tout devait être mis de manière à éviter l’accumulation de poussière ou l’attraction d’insectes. La nourriture était sous surveillance constante afin de s’assurer que rien ne pourrisse ou n’attire les vers.
C’est quand Toumet en vint à l’hygiène corporelle qu’Ishta découvrit une partie du Hovedhuren dont elle ne soupçonnait même pas l’existence.