Les guerriers s’écartaient respectueusement alors qu’Ulrik dirigeait Hakon autour du cercle. S’arrêtant quelques instants devant chaque espace entre les pierres. Et chaque fois que le cheval se plaçait, le paysage autour d’eux changeait du tout au tout. Un coup ils se retrouvèrent au milieu d’une forêt dense et humide, l’odeur d’humus assaillit ses narines tandis qu’elle entendait au loin le cri d’un aigle. Hakon fit quelques pas, et la forêt se dissipa pour laisser place à un désert ardent. Une chaleur intense s’abattit sur elle alors que les rayons brûlants des deux soleils lui cuisaient les joues. Mais déjà, Ulrik conduisait le cheval vers l’espace suivant et la nuit tomba d’un coup. Perchée en haut d’une falaise face à la mer, le vent salé s’engouffrant dans sa capuche, elle pouvait voir les reflets de la lune sur l’eau agitée.
Elle ne comprenait pas par quel prodige le monde changeait autour d’elle, la seule constante étant le cercle de pierre et les guerriers qui patientaient à l’intérieur. Visiblement, ils attendaient qu’Ulrik leur ouvre le chemin. Celui-ci fit avancer Hakon vers une nouvelle route et Ishta sut que c’était la bonne.
Le cercle de pierre se trouvait désormais sur un petit plateau à flanc de falaise, offrant une vue dégagée sur le paysage en contrebas. Le bras d’un lac s’enfonçait profondément entre les sommets enneigés. De l’autre côté de la rive, une plaine s’étendait au pied des montagnes, partiellement recouverte par une forêt dense qui s’engouffrait dans la vallée, s’éloignant à perte de vue.
Il lui fallut quelques instants pour que ses yeux s’habituent à la lumière éblouissante, les rayons de Pahala se reflétant sur l’eau et la neige omniprésente tout autour. Enfin, elle aperçut ce que la luminosité lui avait caché. Sur la plaine, au bord du lac, se dressait un village. Elle pouvait distinguer de la fumée s’échappant des constructions en bois, observer l’activité animée sur les pontons du port, tandis que plusieurs voiles carrées et colorées flottaient au loin.
« Jorundarholt » murmura Ulrik avant de s’engager sur le chemin.
Des rires et des cris d’allégresse s’élevèrent tout autour d’elle. Les Íbúa étaient heureux de rentrer et ils le faisaient savoir. Elle aurait aimé se réjouir avec eux, contente d’enfin revenir dans un lieu où elle se sentirait bienvenue et chez elle. Mais à la vue du village, son cœur se serra. Elle contempla les quelques kilomètres de neige qui la séparait encore de son futur mari. Tous les questionnements qu’elle avait réussi tant bien que mal à mettre de côté se bousculaient désormais dans sa tête. Comment les femmes allaient-elles l’accueillir ? Le chef qu’elle devait épouser était-il déjà marié ? Ne serait-elle qu’une concubine ? L’épouse essayerait-elle de la tuer comme l’avait fait l’Impératrice avec sa propre mère ?
Quant à son époux, capable de faire trembler les huit guerriers les plus terrifiants qu’elle ait jamais vus ? Eh bien, elle préférait tout simplement ne pas y penser. Elle devait se concentrer sur le contrôle de sa panique et garder la tête froide. Sa priorité était de se présenter d’abord aux femmes. Elle aurait tout le temps de s’occuper du reste plus tard.
Ils avaient entamé la descente de la montagne et le chemin étroit était balayé par les vents. Ishta avait l’habitude de la lumière intense des deux soleils, mais la luminosité froide et blanche renvoyée par la neige était d’un tout autre niveau. Bientôt, ses yeux ne purent en supporter davantage et elle se retrancha à l’intérieur de la cape d’Ulrik. Confortablement installée, elle posa sa tête contre la poitrine du guerrier. Sa respiration calme apaisa la jeune fille, à l’abri de l’air glacial et de la lumière, elle se laissa bercer et sombra dans un sommeil léger et agité, se réveillant à moitié à chaque éclat de voix.
Après un trajet qui lui parut interminable, elle entendit au loin le son de conversations animées alors que tout autour d’eux s’élevait des bêlements et des rires d’enfants. La curiosité prit le dessus et elle sortit la tête de la cape. Ils traversaient un troupeau de moutons d’un pas lent et une dizaine de gamins de tout âge vêtus de laine couraient en tout sens sur le chemin autour des chevaux, interpellant les guerriers. Ishta dut y regarder à deux fois pour s’assurer de ce qu’elle avait vu, mais oui, filles et garçons jouaient et riaient de concert. Celle-ci portait-elle réellement un pantalon ? Non, ce ne pouvait pas être une fille…
« Sioù a cui, Sjel. »
Ishta pouvait entendre le grand sourire d’Ulrik sans même le voir. Pas besoin de traduction pour comprendre qu’ils étaient arrivés.
Au bout du chemin, Ishta vit les premières maisons en bois et, rassemblés à l’entrée, un petit groupe d’hommes et de femmes attendaient avec impatience leur arrivée.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur la place du village donnant sur le port, au milieu d’une petite foule formant un cercle respectueux autour d’eux, attendant qu’ils descendent de cheval. L’humeur était à la joie et les rires se mêlaient au son des discussions.
Les voix de femmes se mélangeaient à celles des hommes et elles ne se gênaient pas pour plaisanter avec tout le monde. Ishta en était encore à digérer ce simple fait quand Ulrik la souleva pour la poser à terre. Elle ne s’était même pas aperçue que le guerrier n’était plus derrière elle. Aussitôt les enfants vinrent s’agglutiner autour de ses jambes en lui posant mille questions qu’elle ne comprenait pas. L’un lui caressa les cheveux tandis qu’un autre lui prenait la main en riant, tous parlaient en même temps et leur bonne humeur contagieuse prit le pas sur ses inquiétudes, elle se mit à rire avec eux alors qu’une petite fille entreprit de la faire danser. Petite n’était peut-être pas le terme approprié. Par les traits de son visage, l’enfant ne devait pas avoir plus de sept ou huit ans, mais il ne lui fallait pas beaucoup lever les yeux pour être à la hauteur d’Ishta. Perchée sur le dos d’Hakon, il était facile de ne pas le voir, mais les pieds bien sur terre, l’évidence s’imposait. Les Íbúa étaient grands, femmes et enfants compris.
Soudain la foule se tut et Ishta prit conscience de son comportement. Saisie par la panique, elle lâcha les mains de la petite fille et recula entre les guerriers, la tête baissée et rouge de honte. Rire et parler ouvertement avec Ulrik lors du voyage était une chose. Elle avait reçu l’autorisation d’Einar pour ça. Personne d’autre que les hommes mandatés par le chef n’en avaient été témoin. Mais agir de la sorte en public, aux yeux de tous, ne pouvait que déplaire à son futur mari. Qui voudrait d’une épouse aussi inconvenante ?
Avec un peu de chance, elle pourrait passer inaperçue au milieu des géants. Personne ne se soucierait de son comportement irrespectueux et indigne d’une dame. Avec un peu de chance, on oublierait de la présenter et elle pourrait disparaître au milieu de la foule.
Elle s’était fait de beaux discours sur comment elle prendrait le pouvoir du cercle des femmes, comment elle deviendrait indispensable à son mari et sauverait ainsi sa peau. Mais, là, à quelques instants de le rencontrer, elle se voyait telle qu’elle était vraiment. Une petite fille perdue en terre étrangère.
La main d’Ulrik se posa doucement sur son épaule. La foule s’écarta pour laisser passer un groupe d’individus. Ne pouvant lever les yeux, elle ne pouvait savoir combien ils étaient, mais elle compta trois femmes et un homme dans son champ de vision. Leurs vêtements de laine allant du bleu au vert étaient joliment brodés et doublés de fourrure argentée. Ce devait être le chef, son épouse et son entourage. Elle ne serait donc pas la seule.
La boule d’angoisse grossit dans sa gorge, mais elle n’eut pas le temps de s’attarder sur le sujet. Ulrik s’avança vers le groupe, l’emmenant avec lui. Arrivée à quelques pas du chef, Ishta se prosterna au sol comme elle l’avait fait toute sa vie.
Un murmure étranglé s’empara de la foule. Ulrik lui prit le bras et la fit se relever. C’est Einar, juste derrière elle, qui lui expliqua ce qui se passait.
« Dame, au Konungalands, chaque habitant est roi sur son domaine, aussi petit soit-il. Un roi ne se prosterne pas devant un autre roi. »
Ce qui la rendit encore plus confuse, elle connaissait cette règle, mais elle n’était ni Íbúa, ni un homme. Alors, comment montrer son respect ? Comment saluer son futur époux ?
« Ulrik ! Al fintià ! Oun creodiù chi tiu maimorie nuos maì ! »
L’homme face à eux partit dans un éclat de rire et donna une accolade chaleureuse au guerrier puis il se tourna vers Ishta. Le silence se fit autour d’eux. D’un ton calme, l’homme lui adressa quelques phrases qu’elle ne comprit pas, mais Einar vint de suite à son secours et traduisit comme il le put les propos tenus.
« Dame, lui c’est Leif, notre Ansatt pour la guerre. Il est heureux tu être là et demande ton nom. Le père de toi pas dit à Leif. »
Il prononça ces derniers mots sur un ton contrit, mais elle ne pouvait lui en vouloir. Son père se souviendrait-il encore d’elle dans un mois ?
« Comme vous le souhaitez, je m’appelle Ishta, Pétale du Sha et Fille d’une Ortie. Si Messire me l’autorise, je désire vous remercier d’apprendre le nom d’une insignifiante chose telle que moi. »
La phrase était longue. Mais quand il s’agissait du protocole, les phrases au Saam’Raji étaient toujours longues. Einar ne s’encombra visiblement pas des formules de politesse puisqu’il se contenta de donner son nom, d’une voix amusée. Elle s’en offusqua légèrement. Si un interprète du Saam’Raji s’était permis un tel manque de respect, il en aurait perdu sa tête. Mais une fois encore, elle n’était plus au Saam’Raji.
Leif reprit la parole, s’adressant cette fois à Einar.
« Parquè nuö sia occhiast da nuos, elh ? Lo so Dod Varmt creodioust nuos ast feroti bistian demio vivrà con nuos elh. Piensa elh buon cuosa sè nuos arribiatio ? »
(Why isn’t she looking at us ? I know the Dod Varmt thinks we’re savage beasts but she’s gonna live with us. Does she really want us to be mad at her ?)
« Niel Dod Varmt fiemma nuö spuosa nuon occhiast alest uom, nuon cè approba é val dotich. » (In the Dod Varmt, unwedded women cannot look directly at other men, it’s considere unproper and it’s a death setence. I’m gonna talk to her.
Un murmure outré se propagea dans la foule.
« Va dielectes da elh. »
Einar se tourna vers Ishta, mais Ulrik s’interposa.
« Sjel, dit-il en s’adressant à Leif, nuon è buon momenda par ci cuosa. Exaùsta elh é, piuss imporda, gelacià elh. » (Sjel, dit-il en s’adressant à Leif, I don’t think it’s the right time for that. She’s exhausted and, more importantly, she’s freezing.)
Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, Ulrik écarta un pan de la cape qui la couvrait, révélant ses jupes de voiles rouges et les lanières de fourrures grossièrement enroulées autour de ses jambes. Elle ne put retenir un violent tremblement quand le froid s’empara d’elle. La femme en robe bleue poussa un cri de surprise et passa entre Leif et Ulrik tout en les admonestant d’une voix douce, mais pleine de colère.
« Parquè nuon dime un premi ? Diumé tiù ! Povà pitciù. » (couldn’t you tell me that first, you idiot! Poor thing !)
Ishta était tellement stupéfaite de voir Leif et Ulrik s’écarter sans rien dire devant la femme en colère qu’elle ne réagit pas alors que celle-ci remit sa cape en place correctement. Puis la femme passa un bras puissant autour de ses épaules et, d’un geste doux, mais ferme, l’emmena à travers la foule vers la plus grande maison en bois sur la place. Plusieurs filles lui emboîtèrent le pas et l’aidèrent à soutenir Ishta dont les chaussures ne cessaient de glisser sur le sol couvert de neige.
« Je être Toumet », dit la première femme. Elle voulut poursuivre, mais visiblement les mots lui manquèrent, aussi s’adressa-t-elle aux autres et commença-t-elle à leur donner des ordres d’un ton ferme et pressant.
Toumet était donc l’épouse principale de Leif, elle était celle qui détenait le pouvoir. Si Ishta voulait survivre, il lui faudrait soit la mettre de son côté, soit détruire son emprise sur le cercle féminin. La première option lui semblait plus appropriée tout d’abord. Actuellement aussi faible sur ses jambes qu’un agneau nouveau-né, elle n’était pas vraiment en position de force. Elle maudit ses chaussons de soie.
Au bout de quelques mètres, elles montèrent la dizaine de marches menant à l’entrée de l’étrange maison, dont le toit formait un triangle sur le devant de la façade. La grande double porte était en bois savamment sculpté et bardé de fer. Dès le seuil franchi, Ishta fut enveloppée d’une douce chaleur, laissant ses yeux s’habituer à la pénombre intérieure, elle suivit docilement les femmes. Le centre de la salle principale, tout en longueur, était utilisé pour les fosses à feu tout du long. De chaque côté, des rangées de tables, chaises et bancs s’alignaient, actuellement inoccupées. Le plafond haut laissait s’échapper la fumée à travers des cheminées installées à plusieurs endroits. Au bout de la pièce se trouvait une petite estrade sur laquelle étaient placées une table et plusieurs grandes chaises, toutes face aux feux. Sûrement destinées à Leif et ses ministres. Derrière, Ishta pouvait deviner des portes menant au reste du bâtiment.
À sa surprise, ce n’est pas là qu’elles se dirigèrent, mais vers un escalier, sur la gauche de la table du chef, amenant à une mezzanine donnant sur la grande pièce. Ses jambes endolories protestèrent à chaque marche et ses chaussons de soie mouillés glissaient sur le bois huilé. Sa cape traînant par terre et s’emmêlant dans ses pieds n’aidait pas, mais la retirer maintenant mettrait à nu son blason non fini. Elle n’était pas prête à dégringoler tout en bas de l’échelle sociale aussi vite. Et le plus tard serait le mieux. Elle était soulagée de voir que les vêtements chauds des femmes présentes couvraient leurs propres blasons. Si elle s’y prenait correctement, personne ne verrait le sien avant qu’elle n’ait un minimum d’autorité.
Toumet et ses suivantes commencèrent à s’activer autour d’elle dans la grande pièce, allant du lit caché derrière une cloison de bois vers différents coffres sous les fenêtres. Parfois, l’une ou l’autre déposait des bijoux ou des accessoires sur la table, discutant joyeusement d’un tissu ou d’une paire de chaussures. À bien y regarder, entre la différence d’âge et les traits en commun, ce devait être les filles de Toumet. Ses petites sœurs peut-être, mais le lien de famille était clair. L’épouse du chef de la grande armée barbare n’avait donc pas de servantes, qu’elle devait parler vêtements avec ses propres filles ?
Et à qui appartenait tout ça ? Ce ne pouvait être la chambre de Toumet, il n’y avait même pas de porte. L’escalier donnait directement sur la salle principale du bâtiment et n’importe qui pouvait y entrer à tout moment. Mais alors qui portait toutes ses affaires ? Elle ne voyait pas quelle femme saine d’esprit accepterait de vivre ici à la merci de tous. Sûrement n’avait-elle pas son mot à dire sur la situation. Peut-être était-elle là précisément pour être à la merci des hommes qui se réunissaient l’étage d’en dessous. Au vu des tissus et bijoux que Toumet et ses filles manipulaient, elle n’était pourtant pas pauvre. Ishta n’y comprenait rien.
Alors qu’elles s’occupaient encore des vêtements, l’une des filles se plaça à côté d’Ishta et entreprit de rassembler ses longs cheveux frisés en une grande tresse qu’elle noua avec une lanière de cuir. Elle la fit passer par-dessus l’épaule de la jeune femme en lui souriant doucement, puis repartit farfouiller avec ses sœurs.
Au bout de quelques minutes, Toumet vint la chercher, un grand sourire aux lèvres, et la prit par la main pour l’emmener devant le lit. Là, bien étalée et disposée joliment, se trouvait une tenue Íbúan complète. Un jupon en laine épaisse blanche, une sous robe en lin d’un vert profond, une sorte de tabard rouge carmin brodé élégamment de fil argenté et maintenu en place par deux broches finement ouvragées en bronze et reliées entre elles par une multitude de fils chargés de petites perles colorées. La tenue était complétée par un manteau de fourrure noir bien chaud et plusieurs colliers et bracelets de bronze et d’argent.
Le style était bien loin de ce dont Ishta avait l’habitude, mais elle devait admettre qu’en plus d’être bien mieux adaptés, ils étaient superbes dans leur simplicité. Et ils lui paraissaient tellement pratiques. S’il y a bien une chose que l’on peut dire sur les vêtements féminins du Saam’Raji c’est qu’ils n’étaient pas prévus pour être commodes. Après tout, les femmes ne sont rien de plus que des décorations à embellir et exposer.
Toumet ramassa la jupe et la lui tendit en souriant. Ishta ne savait trop que faire, cette femme avait-elle le droit de donner des habits comme ça ? Sans en discuter avec personne ? Quand bien même serait-elle celle qui les porte, son mari n’appréciera sûrement pas d’apprendre qu’elle les ait cédés sans autorisation.
Ce pouvait également être un stratagème de Toumet, ne parlant pas la langue, il serait facile de faire croire qu’elle s’était servie seule. La punition lui tomberait dessus plutôt que sur Toumet. La pousser à fauter était encore le meilleur moyen de se débarrasser d’une concubine trop encombrante. Mais refuser un cadeau de la première femme pouvait tout aussi bien signer son arrêt de mort. Un problème à la fois, dans l’instant elle se devait de gérer la menace immédiate.
Le geste de Toumet devint plus pressant et Ishta prit le jupon entre ses doigts.
« Merci, Madame, pour votre générosité. »
« Te prege. »
Visiblement Toumet avec quelques notions en langues étrangères. Bien qu’un merci ne soit pas bien difficile à comprendre. Ishta attendait d’avoir un peu d’intimité pour enlever sa cape, mais aucune des femmes ne bougea. Elles se trouvèrent toutes figées, incertaines, se regardant les unes et les autres.
Ishta ne savait comment se sortir de ce mauvais pas. Elle ne pouvait pas refuser de porter les vêtements offerts par Toumet et elle ne pouvait rester habillée comme elle l’était plus longtemps. Mais pour enfiler le jupon, il lui fallait retirer sa tenue et donc dévoiler son blason. Elle ne pouvait s’y résoudre.
Le malaise dura encore quelques instants avant que Toumet ne s’approche d’Ishta dans l’intention évidente de l’aider à se déshabiller. La jeune fille prit peur, recula et s’agrippa au manteau de fourrure, lâchant la jupe qui tomba sur le sol au pied de Toumet. Tout son corps se figea, les yeux fermés, la tête baissée se préparant aux cris et coups inévitables. Mais rien ne se passa.
Toumet prit la parole, doucement.
« Toh Vei bièn. Sè te guard atraouré da te, tuo va gellaci. Nüo fa quèst nüo vuö. »
Ishta rouvrit les yeux alors que Toumet s’approchait à nouveau. Ishta recula d’autant. Toumet prit un air consterné et se tourna vers la plus jeune de ses filles.
« Fietch Einar, oun necess dielect buon. »
Einar ? La jeune fille partit précipitamment vers l’escalier. Allait-elle chercher Einar ? La panique s’empara d’Ishta alors qu’elle réfléchissait à toute vitesse. Elle devait trouver un moyen de se sortir de là au plus vite, si Einar lui ordonnait de se changer, elle ne pourrait échapper à ce cauchemar. Certes, faire de Toumet une alliée aurait été l’idéal, mais la jupe de laine blanche par terre venait de mettre un terme à tout espoir de ce côté-là. N’importe quelle femme un peu à cheval sur son statut serait fâchée de voir son premier présent au sol. Et quelle femme n’était pas à cheval sur son statut ?
Ce chemin vers la sécurité étant largement compromis, Ishta se devait de gagner du pouvoir par la force. Et cela commençait par imposer sa volonté ici et maintenant, avant qu’un homme ne s’en mêle. Alors que Toumet faisait un nouveau pas vers elle, Ishta se redressa et la regarda droit dans les yeux, comme elle avait vu tant de concubines le faire. Le message ne pouvait être plus clair. Mais elle fut prise de court, au lieu d’être en colère d’avoir été défiée, Toumet s’adoucit tout à fait et lui sourit. Était-ce de la tendresse dans son regard ? Ishta ne comprenait pas. Non, ce devait être de la pitié.
Des bruits de pas lourds se firent entendre dans l’escalier. Voilà pourquoi Toumet souriait, elle savait qu’elle avait gagné. Ishta n’avait même pas eu le temps de se battre que le combat était déjà fini. Remonter dans les bonnes grâces de Toumet était impensable après avoir rejeté son présent, même involontairement, et son premier défi était perdu avant d’avoir commencé. Elle ne pouvait escompter imposer sa volonté en présence d’Einar. Toumet avait eu un coup d’avance. La panique comprima sa poitrine et elle se força à respirer lentement. Elle ne pouvait, en plus du reste, subir l’humiliation de s’évanouir devant ces femmes.
Einar entra dans la pièce, anéantissant tout espoir pour Ishta de gagner du pouvoir avant de dévoiler son blason. Elle ne vaudrait désormais guère mieux qu’une esclave, fille de l’Empereur ou pas.