*** NOTE ***
Plusieurs personnes m’ont demandé de fournir une traduction aux dialogues des Íbúa. Après une longue réflexion, je ne vais pas le faire.
Comme vous allez le voir maintenant, les discussions qu’Ishta ne comprend pas ne sont pas nombreuses et la barrière de la langue disparaît rapidement.
Mais donner la traduction réduirait de trop la tension pour le lecteur et les dialogues ne sont pas nécessaires pour une bonne compréhension.
Ceci étant dit, j’ai « créé » la langue Íbúa avec des bases d’italien et d’occitan. Peut-être certains lecteurs ont une idée de traduction qu’ils voudraient partager… :)
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Les jours suivants se révélèrent être des plus compliqués pour Ishta. S’acclimater à cet environnement, sans connaissance de la langue s’avéra encore plus difficile que ce qu’elle aurait cru. Elle était dépassée par les événements et ignorait ce que l’on attendait d’elle.
On lui fournit une chambre à l’arrière de la salle commune. Avec une porte, à son grand soulagement. Elle avait une fenêtre donnant sur le lac, le mur extérieur était en pierres épaisses recouvertes de tapisseries et les autres étaient d’un beau bois foncé. Il y avait un lit, une table, une fosse à feu au centre et plusieurs coffres remplis de vêtements et objets du quotidien qu’elle n’osa tout d’abord pas toucher. Einar dut lui confirmer par deux fois que tout leur contenu était bien pour elle et qu’elle pouvait en faire ce qu’elle souhaitait. La pièce n’était pas bien grande, mais tout ce qui s’y trouvait appartenait exclusivement à Ishta. Elle n’avait jamais été aussi riche.
Elle se retrouva également seule pour la première fois de sa vie.
Pas de nourrice ou de chaperon, pas de sœur ou de servante. Le silence de la première nuit fut d’abord oppressant, elle pleura doucement de ne pas entendre la respiration régulière d’un autre être vivant. Encore une fois, elle pleurait et ce constat la désola. Comment pouvait-elle regretter cette période ? Au moins, il n’y avait personne ici pour épier ses faits et gestes. Mieux, il n’y avait personne à qui rapporter ses faits et gestes ! Elle vit alors ce silence pour ce qu’il était : sa liberté.
Dès le lendemain, Toumet l’emmena pour ses activités quotidiennes. Accompagnées d’Astrid et d’Ingunn, deuxième fille de Toumet, la plupart des journées étaient consacrées à suivre l’évolution des préparations en vue du Storkan. Einar lui expliqua plus tard qu’une grande tempête de plusieurs semaines allait s’abattre sur la Terre des Rois, empêchant quiconque de se déplacer. Il leur faudrait alors assez de provisions et de fournitures pour survivre sans avoir besoin de sortir de la maison.
À son grand étonnement, les trois femmes n’hésitaient pas à user de leurs mains pour aider aux différentes tâches. Un jour, elles vidèrent les poissons fraîchement pêchés en vue du salage. Un autre, elles déplacèrent elles-mêmes plusieurs piles de bûches pour alimenter les feux de la forge alors que le lendemain elles entreprirent de filer plusieurs bacs de laine avec les autres femmes.
La différence avec l’Empire ne pouvait être plus saisissante. Certes, les femmes étaient des citoyennes à part entière, mais la distinction allait au-delà, jusque dans leur vision des interactions sociales même. D’après ce qu’elle avait observé, le statut n’avait de valeur que s’il était soutenu par la connaissance. Elle avait cru que Leif était le chef de leur peuple et Toumet, étant sa femme, dominait sur toutes les autres femmes.
Elle ne pouvait pas être plus loin de la réalité. Ishta en resta muette de stupéfaction quand Einar lui expliqua que Leif ne contrôlait que la guerre. Oui, cette position faisait de lui l’homme le plus puissant actuellement au sein des clans, mais en dehors des combats et de la stratégie, il ne dirigeait rien du tout. Toumet était l’Ansatt de leur clan, elle s’occupait de la politique interne. Mais cela ne faisait pas d’elle quelqu’un à qui il fallait obéir aveuglément. Elle était là pour coordonner et aider au dialogue entre les différents corps de métier, mais à aucun moment elle ne donnait d’ordre qu’elle s’attendait à voir exécuter sans discussion.
Et elle ne décidait pas de tout. Toumet n’avait pas les connaissances nécessaires pour choisir comment pêcher le poisson ou quand tondre les moutons. Le pêcheur et le berger sauront toujours mieux qu’elle.
Les Ansatte étaient élus en fonction de leur compétence et ils pouvaient être désignés dès que le besoin s’en faisait sentir. Pour coordonner les plantations ou pour délimiter les zones de pêches. Pour la recherche d’un nouveau terrain de chasse ou pour les négociations avec un autre clan. L’Ansatt ayant dirigé le festival du solstice cette année ne sera pas forcément celui qui le fera l’année prochaine. N’importe qui estimant avoir les capacités nécessaires pouvait se proposer, avec l’accord des personnes concernées et de l’Ansatt du clan, autrement dit Toumet. Et elle n’avait pas ce titre pour une raison aussi simple et stupide que l’hérédité ou le statut de son mari. Elle avait reçu ce titre parce qu’elle avait prouvé qu’elle était la plus à même de résoudre les conflits et de gérer l’organisation du clan. Elle l’avait gagné par elle-même et il était mérité.
Voilà qui donnait une tout autre perspective de vie à Ishta. Ning n’aurait jamais été à même de lui offrir une telle chance. Ce peuple considéré comme barbare lui offrait une vie dont elle n’aurait jamais rêvé au sein des royaumes dits civilisés.
Mais l’existence d’autant d’Ansatte soulevait un problème d’une autre sorte pour Ishta. Elle avait bêtement cru qu’elle serait mariée au chef des Íbúa. Mais très vite, l’évidence s’imposa d’elle-même. Les Íbúa n’avaient pas de chefs à proprement parler. Le titre d’Ansatt ne donnait pas un statut supérieur. Il donnait des responsabilités et un certain respect, mais pas beaucoup plus que celui octroyé à n’importe quel autre être humain. Mais alors, qui allait-elle épouser ?
Si le repas de midi se faisait quand on le pouvait et où l’on se trouvait, celui du soir voyait une grosse partie du clan se réunir dans la grande salle du Hovedhuren, la maison principale. Ishta y retrouvait généralement Einar et certains des guerriers l’ayant accompagnée durant son voyage. Elle en profitait pour poser toutes les questions auxquelles elle n’avait pas trouvé de réponses pendant la journée. Quand elle aborda le sujet de son futur mari, Einar eut un rire gêné.
« Tu plus de cervelle que le père de toi hein… »
Il regarda autour de lui comme pour chercher de l’aide. Ishta ne comprenait pas sa réaction, il n’avait jamais montré de gêne auparavant, peu importe le sujet et surtout si celui-ci pouvait la faire rougir.
« Je pas être le mieux pour te dire. Tu sais, mariage de toi pas avant printemps. Peut-être toi pas réfléchir ça maintenant. Apprends parler et quelqu’un de mieux dira à toi. »
Il vit un ami à lui passer et en profita pour esquiver la suite de la conversation. La réponse n’était pas pour satisfaire Ishta ni la rassurer. Mais elle n’avait pas vraiment d’autres choix que de suivre le conseil d’Einar. Sa connaissance de la langue augmentait chaque jour, mais la grammaire était tellement différente de celle de l’Empire qu’elle avait encore beaucoup de mal à parler. Pourtant, elle s’entraînait à chaque occasion qu’elle avait. Principalement avec Ulrik.
Elle l’avait croisé un matin alors qu’elle rentrait du port avec Toumet. Il était installé au bord du lac et mangeait son repas de midi, l’invitant d’un geste de la main à s’asseoir avec lui pour partager sa collation. Elle s’était d’abord sentie mal à l’aise, ne sachant pas trop comment réagir face au guerrier qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs jours. Mais Ulrik ne dit rien et se contenta de manger en regardant le lac, alors elle en fit autant.
Bien vite, sa gêne s’estompa, observant le paysage. Bien que la vue depuis sa chambre soit très similaire, elle ne se lassait pas de l’admirer et ne pensait pas qu’elle s’en lasserait un jour. À droite, le lac, qui en vérité n’en était pas un, s’étendait à perte de vue avant de se jeter dans la mer, entre les montagnes. À gauche, la plaine et les falaises qui l’avaient conduite jusqu’ici encadraient l’eau et offraient à Pahala un piédestal. Les levés et couchers de soleil étaient les plus beaux qu’elle ait jamais vus. Le désert de l’Empire n’offrait pas toute la splendeur et la diversité du paysage de la Terre de Rois.
Elle en avait presque oublié la présence d’Ulrik quand celui-ci prit la parole. Comme il l’avait fait sur le dos d’Hakon, il désigna un des bateaux voguant sur le lac.
« Byrding »
Ishta sourit et désigna un autre bateau, attaché au ponton du port cette fois.
« Byrding ? Bateau ? »
Mais Ulrik lui fit signe de la main que non.
« Karve », dit-il.
Ishta avait un doute, était-ce un autre type de bateau ou bien est-ce que le nom changeait en fonction qu’il vogue ou soit à quai ? Il fallut encore quelques essais, mais elle finit par comprendre que les byrding étaient de plus petits bateaux, là où les karves, plus imposants, servaient à quitter le fjord. Pour aller où ? Il lui manquait encore du vocabulaire pour le savoir.
À partir de ce jour, Ulrik l’attendait chaque midi pour partager son repas. Si la conversation n’était pas des plus développée au début, ils finirent petit à petit par se comprendre de mieux en mieux. Chacun apprenant la langue de l’autre. Elle en profitait pour poser les questions qu’elle avait sur les us et coutumes des Íbúa et il se faisait un plaisir d’y répondre. Bientôt, elle se surprit à attendre toute la matinée avec impatience de pouvoir rejoindre Ulrik.
Au bout d’une quinzaine de jours, elle était capable de participer à une conversation de manière active. Sans tout comprendre, elle saisissait le sens des principaux sujets et donnait son avis en des termes simple.
Aussi entreprit-elle une tâche difficile, mais qui pesait sur sa conscience depuis le jour de son arrivée.
Les guerriers qui l’avaient amenée jusqu’ici acceptaient sa présence à leur table principalement parce qu’Einar l’y avait invitée. Mais aucun n’avait vraiment interagi avec elle. Et elle en comprenait bien la raison.
Un soir vers la fin de la deuxième semaine, elle s’installa comme à son habitude et attendit que les six hommes viennent s’asseoir. Ils prirent place à l’autre bout de la petite table et, après un vague signe de tête, ils discutèrent entre eux et l’ignorèrent tout bonnement.
Elle prit une grande inspiration et attira leur attention. Six paires d’yeux se tournèrent vers elle et sa gorge s’assécha sous leurs regards sévères. Ils avaient tous le visage dur et fermé. Elle en surprit même un à sourire d’un air narquois. Elle ne pouvait pas les blâmer. Durant les trois jours en leur compagnie, elle n’avait fait que pleurer et les insulter, ne prenant jamais part aux tâches communes. Les quelques heures à rire sur son apprentissage n’étaient pas grand-chose alors qu’ils s’étaient occupés d’elle sans aucun remerciement de sa part. Les malentendus causés par la différence de culture l’avaient fait passer pour une princesse hautaine, ingrate et capricieuse. Elle voulait rétablir la situation. Elle se concentra sur son Íbúan et prit la parole.
« Je pas été correct avec vous. Vous hommes biens, prit soin de moi. Moi pas dire vous merci. Alors merci. Je beaucoup avoir chance. »
Elle se força à bien les regarder dans les yeux, chacun d’eux. Mais elle aurait voulu disparaître, se faire aussi petite qu’une souris pour que personne ne voie ses joues rougir d’embarrassement. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire, n’attendant pas vraiment une réaction de leur part, elle retourna à son assiette tandis qu’ils reprenaient leurs discussions.
Mais le lendemain soir, au lieu de s’asseoir en bout de table, ils vinrent s’installer autour d’elle, la saluant chaleureusement. Ils l’inclurent dans leurs conversations et répondirent à ses questions comme le faisait Einar, l’aidant quand elle ne trouvait plus ses mots. Au fil des jours, elle apprit à les connaître. Elle découvrit que l’homme l’ayant conduit et soutenue devant son père s’appelait Olvir et qu’il était chasseur. Finn, plus âgé, avait deux petites filles de deux et quatre ans qu’il lui présenta un jour où ils se croisèrent au village. Elles avaient toutes les deux hérité des taches de rousseur de leur père. Askel et Asvard étaient deux frères aux yeux gris tellement clair qu’ils en étaient presque blancs, tous les deux travaillaient au port. Sigvald détestait le poisson et labourait un coin de ferme. Et enfin, Knut était forestier, surveillant les déplacements du gibier et autres créatures plus dangereuses.
Elle était surprise de voir qu’une si forte amitié avait pu s’opérer alors que chacun d’entre eux venait d’origines très différentes. Elle se demanda si leur voyage jusque chez elle n’y était pas pour quelque chose, mais elle rejeta bien vite cette hypothèse. Ces hommes se connaissaient depuis longtemps et leurs liens étaient profonds. Cette réalisation la fit se sentir privilégiée. Bien sûr, ils parlaient avec toutes sortes de gens, mais qu’ils aient finalement accepté sa présence à leur table ne semblait pas anodin.
Si sa relation avec les six guerriers s’était améliorée, ce n’est pas pour autant que tous les Íbúa l’accueillaient à bras ouverts.
Un matin, alors qu’elle accompagnait Astrid à la bergerie pour une affaire de mouton malade, elle se fit bousculer violemment par un homme presque aussi grand qu’Olvir. Avant de comprendre ce qui lui arrivait, elle se retrouva étalée de tout son long sur le bord du chemin. Il ne fit même pas mine de la voir et continua sa route.
Mais c’était sans compter sur Astrid qui l’interpella vivement.
« EH ! Tas d’neige ! Ça t’écorcherait le groin de dire pardon ? »
L’homme se figea, il était aussi large que haut et sentait la bière rance. Ishta, s’étant relevée tant bien que mal, tira sur la manche de la jeune fille en l’implorant de se taire. Elle n’osait pas imaginer ce que ce point gigantesque pourrait faire sur le visage fin d’Astrid et redoutait d’autant plus ce que Toumet lui ferait à elle s’il arrivait quoique ce soit à sa fille. Mais Astrid ignora tout bonnement ses supplications et reprit.
« Ta mère t’a pas appris la politesse ? Ou tu nous crois trop stupides pour voir que tu l’as fait exprès ? C’est quoi ton problème ? »
Le silence se fit autour d’eux alors que tous les passants observaient la scène. Ce n’était pas la première fois qu’elle se faisait bousculer, voire même insulter, depuis son arrivée et elle ne comprenait vraiment pas pourquoi Astrid prenait tout ça tellement à cœur.
L’homme se retourna, le visage tordu par la colère, les poings serrés.
« Mon problème, gamine, c’est ton père qui ramène une chienne de l’Empire en s’imaginant qu’elle va pas aller cracher tout ce qu’elle apprend à son petit papa chéri. »
Il avait lâché ses mots comme du venin et, pour faire bonne mesure, il cracha par terre en direction d’Ishta avant de reprendre son chemin. Mais, au grand dam d’Ishta, Astrid ajouta :
« Attends-toi à une convocation pour un forsvar crétin ! »
Il lui répondit sans même prendre la peine de se retourner.
« Mon problème aura disparu avant ça. »
Ishta ne savait plus où se mettre pour échapper à tous les regards tournés vers elles. Astrid s’assura qu’elle allait bien et s’excusa à plusieurs reprises avant de lui répéter plusieurs fois qu’elle ne devait pas se laisser faire. Ishta la remercia, mais ne fit aucun commentaire. Son expérience lui avait montré que les corrections se finissaient plus vite si elle ne se défendait pas. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force de caractère d’Astrid. Au fond, elle espérait qu’un jour, elle aussi, serait capable de tenir tête à quelqu’un de cette façon.
La réaction des six guerriers lorsqu’ils apprirent l’incident la laissa perplexe. La colère était généralisée, mais, si Olvir et les deux frères se levèrent et partirent sans prononcer un mot, Knut ne comprenait pas qu’Astrid ne soit pas directement aller chercher sa mère tandis que Finn et Sigvald lui firent promettre de venir leur en parler si un problème de la sorte devait arriver à nouveau.
Bien qu’Ishta fut reconnaissante de la bienveillance dont faisait preuve le petit groupe envers elle, cela venait aussi avec certains inconvénients. Elle faisait désormais partie intégrante de toutes leurs conversations, même les plus crues. Et la voir devenir écarlate à chaque mention d’un sujet plus intime les faisait beaucoup rire. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que ce n’était rien de plus que de la taquinerie. Ils ne souhaitaient pas réellement lui rappeler de mauvais souvenirs, mais parfois le sujet allait trop loin et elle ne le vivait pas bien, incapable de le leur expliquer.
Elle avait bien vite découvert que les Íbúa étaient beaucoup moins pudiques que les habitants du Saam’Raji. La nudité n’était pas choquante ou dérangeante, même si elle n’était pas affichée. Les couples s’embrassaient en public et ne cachaient pas leur affection.
Ainsi, une autre facette des rapports intimes troublait davantage Ishta. Elle entendait les hommes en parler volontiers et cela ne changeait pas beaucoup de l’Empire. Elle avait assez observé les soldats dans la salle d’attente des Bureaux de son père. Mais elle n’était pas préparée à entendre de tels sujets abordés ouvertement par des femmes.
Alors qu’elle nettoyait le linge avec un petit groupe d’Íbúa, l’une d’entre elles, Eldrid, expliqua que son mari rentrait enfin d’une mission longue dans un autre clan et qu’elle avait hâte qu’il partage à nouveau son lit. Le rire grivois et les joues rougies des autres filles ne laissaient aucun doute sur le sous-entendu. La conversation continua sur le sujet quelque temps, chacune blaguant un peu et taquinant Eldrid. Mais Ishta ne comprit pas pourquoi leur ton était si enjoué. Que le sujet soit pris à la rigolade la révoltait. Pire encore, pourquoi attendait-elle ce moment avec impatience ?
Aucune femme ne pouvait apprécier être traitée comme un objet, comme un sac de soulagement. De sa propre expérience, l’humiliation se mêlait à la douleur et, aujourd’hui encore, y penser faisait ressurgir dans son cerveau les bruits abjects que produisait le Roi des rois alors qu’il se vidait. Elle se ferma à la conversation et se concentra sur le drap qu’elle nettoyait, essayant de faire sortir de son esprit l’image des servantes humiliées, le visage ruisselant de larmes.
Elle avait peur de ne jamais s’habituer à cette partie de la culture íbúa et elle faisait tout pour ne pas penser au jour où elle devrait se donner à son mari.
Mais le sujet ramena la question de l’identité de l’homme au premier plan de son esprit.
La situation tournait au ridicule. Elle avait questionné Einar à plusieurs reprises après sa première tentative et il avait fini par tout bonnement l’ignorer dès qu’elle abordait le problème de près ou de loin. Et elle n’avait pas eu plus de chance avec les autres. Toumet se contentait de lui dire qu’elle aurait la réponse à ses questions en temps voulu d’un air mystérieux. Olvir et les deux frères lui expliquaient avec un sourire nerveux qu’ils n’étaient pas en position de lui répondre. Finn ne lui accordait même pas un regard, et partait en grommelant dans sa barbe tressée. Et les deux derniers l’évitaient tout bonnement depuis que le sujet revenait régulièrement sur le tapis.
Et pour ne rien améliorer, tout le monde devenait de plus en plus occupé avec l’arrivée prochaine du Storkan. Les jours se raccourcissaient toujours un peu plus. Pahala ne sortait que très peu de derrière les montagnes, laissant les Íbúa dans une pénombre étrange la plus grande partie de la journée. Les activités nécessitant le plus de lumière devaient être faites le plus vite possible dans la courte fenêtre de temps disponible.
Avec le froid toujours plus intense, les attaques d’animaux avaient commencé. À entendre Knut et Olvir en parler, les Íbúa y étaient habitués. Ishta avait découvert toutes sortes de créatures qu’elle ne connaissait pas. Les worgs, des chiens monstrueux et sauvages chassant en meute. Le renard, petit, mais féroce, s’attaquant au bétail. Les basilics, des lézards faisant deux à trois fois la taille d’un homme et qui vous pétrifiaient sur place au moindre croisement des yeux ou encore les ettins. Des géants à deux têtes dont la seule qualité, d’après Knut, était d’être à peine plus intelligents que leurs pieds. Mais entendre les Íbúa les appeler « géants » n’avait rien de rassurant à ses yeux.
Jusqu’ici, il n’y avait eu aucun incident grave, mais Ishta les entendit réclamer à Toumet de commencer les offrandes plus tôt cette année. La jeune femme était trop occupée sur l’instant pour demander de quoi il s’agissait. Elle se promit de s’enquérir sur la situation, mais sa rencontre suivante avec Ulrik fit disparaître tout autre sujet de son esprit.
La seule personne à qui elle n’avait pas encore posé la question concernant son mari était Ulrik. Le peu de temps qu’elle avait avec lui passait tellement vite qu’elle n’osait pas aborder le sujet de peur qu’il ne se mette à l’ignorer aussi. Mais la situation n’avait que trop duré. Pourquoi tant de mystère autour de l’homme avec qui elle devrait partager le reste de sa vie ?
Ce midi-là, Ulrik lui avait donné rendez-vous devant le port, il l’attendait sur une des tables installées sur la place.
« Regarde ce que j’ai trouvé ! lui dit-il. Je pensais devoir attendre cet été pour te le faire goûter, mais Sighild en avait encore un peu, j’ai dû négocier dur, mais voilà ! »
Et il désigna l’assiette placée sur la table, visiblement très fier de lui. Ishta avait pris l’habitude de déguster toutes sortes de nourriture depuis le début de leurs rencontres. Elle appréciait de découvrir de nouvelles choses et Ulrik se faisait un plaisir de partager tout ce qu’il connaissait de plus étrange. Sa curiosité piquée au vif, elle examina le morceau de viande rose foncé tout en s’asseyant. Mais, à bien y regarder, ça ressemblait plus à bout de poisson dont la chaire était encore attachée à la peau. Cependant, cette tranche de filet était plus grande que tous les poissons entiers qu’elle ait jamais vu.
« Lui doit être grand poisson ! dit-elle, plus excitée qu’elle ne le pensait.
— Celui-là faisait partie des petits, soixante centimètres tout au plus. Mais certains laks atteignent plus d’un mètre, répondit Ulrik, visiblement ravi de son enthousiasme. Ils remontent les rivières en été pour aller peìondiù leurs œufs. Puis les petits partent vivre en mer pour l’hiver. C’est encore meilleur frais, mais séché ou salé c’est pas mal non plus. »
Ishta avait toujours préféré le poisson, Ulrik le savait. Elle n’hésita pas plus et goûta. Comme elle s’y attendait, l’animal avait été séché dans une sauce à la fois sucrée et salée dont elle raffolait et le goût de la chair, subtil, se mariait très bien avec. Jusqu’ici, ce devait être ce qu’elle préférait de tout ce qu’elle avait pu manger et elle avait hâte d’être en été pour le manger frais.
Elle voulait profiter du repas pour aborder le sujet de son mari. Mais une dizaine d’enfants en bas âge arriva sur la place et se précipita vers Ulrik en riant et en criant. Il ne parut pas surpris et les accueillit avec plaisir.
« Un à la fois, je ne comprends rien ! » dit-il en riant.
Alors un à un, chaque enfant lui donna un objet, qu’ils avaient visiblement fabriqué eux-mêmes, en indiquant à qui il était destiné. Celui-ci était pour mamie Olga, celui-là pour tonton Harald ou encore pour grand-mamie Ingebord. Ulrik les mit tous dans une grande poche en cuir qui en contenait déjà quelques-uns. Puis la horde sauvage répartie comme elle était venue.
Il était curieux de voir Ulrik rire avec les enfants. Il paraissait chaleureux et avenant. Des termes qu’elle n’aurait pas pensé à utiliser le concernant autrement. Au fil des jours, elle avait appris à ne pas se fier à son air sévère et dur, mais le voir sourire était rare.
« Pourquoi eux donner tout ça à toi ? lui demanda Ishta.
— C’est ce dont je voulais te parler aujourd’hui. Dans une semaine, on va tenir une cérémonie en mémoire de nos anciestiù. Les conditions idéales n’arrivent qu’une fois tous les huit ans. C’est l’occasion pour les parents de présenter leurs enfants à leurs proches disparus. Ces cadeaux sont des ofièrd pour eux. »
Ishta savait que les Íbúa avaient une affinité très forte avec ceux qu’ils appelaient les esprits. On lui avait parlé de plusieurs cérémonies et rituels, mais elle n’avait pas encore eu l’occasion d’en voir un. Elle savait également qu’Ulrik était le chaman de son clan, une sorte de prêtre, et qu’il était responsable de ces événements.
« Toi va être très occupé alors ? demanda-t-elle.
— Oui, il eut l’air embêté. Je vais pas pouvoir manger avec toi cette semaine. Je dois partir en forêt pour préparer la cérémonie. »
Ishta ne comprenait pas ce qui le dérangeait autant. Elle posa une main sur son bras, comme elle avait pris l’habitude de le faire.
« Toi fait ce que toi dois faire », dit-elle d’une voix douce.
Certes, leurs rendez-vous allaient lui manquer, mais il ne partait pas pour toujours. Cependant, elle n’avait plus le choix que de lui poser la question aujourd’hui ou elle allait encore devoir attendre trop longtemps.
« Ulrik, j’ai question pour toi que personne veut répondre, je peux ?
— Toujours, Sjel, qu’est ce qui te tracasse ?
— Si futur mari de moi ce pas être Leif, alors ça être qui ? »
Ishta vit Ulrik se figer, comme frappé par la foudre.