1
Eliott
Toronto, CANADA.
Tandis que Feather de Sabrina Carpenter résonne dans l’habitacle, Clara saisit son café vanille et porte la paille à sa bouche en conduisant.
— Tu devrais essayer de dormir plus, lâche-t-elle subitement entre deux gorgées, les yeux fixés sur la route.
Je garde le regard rivés sur le paysage qui défile derrière la vitre, le coude appuyé contre la portière avant de tourner les yeux dans sa direction.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu as la tête d’un mec qui a passé sa nuit à fixer le plafond.
— Non, cette fois, c’était ma fenêtre. Changement de décor, tu vois.
Elle souffle, secoue la tête, puis monte le volume de la musique.
Si elle comptait m’ambiancer, c’est raté.
— Tu veux un peu de mon café ?
Je tourne la tête vers elle, haussant un sourcil intrigué.
— Depuis quand tu proposes de partager ton café ?
Clara esquisse un sourire en coin, haussant une épaule tout en gardant les yeux sur la route.
— Depuis que tu as une tronche à avoir besoin d’un remontant.
Elle tend son gobelet dans ma direction d’un geste négligent, comme si c’était une évidence.
— Et puis, je suis de bonne humeur. Profites-en, ça n’arrive pas souvent.
Je plisse les yeux, sceptique.
— T’as volé un rein récemment ou…
Elle éclate de rire avant de me donner un léger coup de coude.
— Prends le café et ferme-la, avant que je change d’avis.
J’hésite, puis le récupère. Une gorgée, et je grimace aussitôt. Trop sucré. Trop vanillé. Typiquement Clara.
Elle éclate de rire.
— Toujours aussi dramatique, soupire-t-elle.
— Ton truc est froid, râlai-je en reposant la boisson dans le porte-gobelet avec dégout.
— C’est le principe d’un café glacé, souffle-t-elle en roulant des yeux.
— Qui boit un café froid en automne ?
— Nous sommes toujours en été, répond-elle, offusquée.
— Évidemment, la pluie fait très estivale.
— Arrête de jouer sur les mots !
Je laisse échapper un léger rire, fatigué, mais sincère. Clara et son amour pour les boissons hors saison, ça ne changera jamais.
La chanson change, et la voiture continue de rouler dans la matinée encore humide de Toronto. Le silence s’installe quelques instants, seulement troublé par la musique et le ronronnement du moteur. La route est encore humide par la nuit de pluie. La jeune femme jette un coup d'œil dans ma direction, un sourire amusé au coin des lèvres
— Tu veux en parler ? lâche-t-elle, subitement.
Je vois très bien où elle veut en venir. Alors, comme à mon habitude, je la taquine.
— De ta boisson immonde ? Ou de tes musiques trop girly à mon goût ?
— Non ! De tes insomnies, idiot.
— Il n’y a rien à dire.
Comment lui dire que les nuits de pluie qui autrefois m’apaisaient sont devenues une angoisse en permanence ? Que depuis plusieurs années, l'automne est une saison où je dors peu ? Elle ne répond rien sur le champ, mais je devine son expression sans même la regarder. Cette moue contrariée qu’elle fait toujours quand elle se retient d’insister. Elle veut en savoir plus, mais je n’ai pas le cœur d'en parler.
— D’accord, finit-elle par lâcher. Toutefois, si un jour, tu te réveilles avec une soudaine envie d’être honnête sur ce qui se passe dans ta tête, je suis là.
— Il faudrait déjà que je dorme.
Je détourne les yeux vers la vitre, comme pour échapper à la conversation. Ce qui a l’air de plutôt fonctionner puisqu’elle change de sujet.
— Tu veux qu’on prenne un truc à manger avant d’aller en cours ?
— Ta boisson ne te suffit pas ?
Elle ne répond pas et bifurque à la prochaine intersection sans poser plus de questions.
Grosso modo : je n’ai pas le choix.
Elle nous emmène vers un café qu’on connaît bien, un petit endroit coincé entre une boutique de disques et une librairie d’occasion pas loin du campus. L’endroit parfait pour éviter la horde d’étudiants souvent en retard.
Elle se gare, coupe le moteur et s’étire avec un soupir exagéré.
— Allez, viens, on va te trouver quelque chose de comestible avant que tu deviennes trop acerbe.
Je roule des yeux et attrape ma canne posée entre mes jambes avant de sortir de la voiture. La légère brise s’infiltre sous ma chemise malgré mon manteau. L’air sent la pluie et le café fraîchement moulu qui s’échappe du petit café en face de nous. Clara m’attend, bras croisés, tapotant du pied sur le trottoir humide.
— Tu devrais te voir, commente-t-elle alors que je prends mon temps pour m’adapter au sol encore glissant.
— Ah, parce que tu crois que je ne sais pas que je suis aussi gracieux qu'un pingouin sous hypothermie ? répliquai-je en avançant finalement vers l’entrée.
Elle ricane et me précède en poussant la porte, faisant tinter le carillon au-dessus. L’intérieur est toujours aussi chaud et accueillant, une odeur de pain grillé et de caramel flotte dans l’air. Je m’appuie légèrement sur ma canne en marchant jusqu’au comptoir pendant qu’elle examine le menu, même si je sais qu’elle va finir par prendre exactement la même chose que d’habitude.
— Un latte vanille et un muffin myrtille, annonce-t-elle comme si c’était une grande décision.
Évidemment.
— Et toi ? me demande-t-elle en me fixant de ses grands yeux bleus.
Je m’appuie légèrement contre le comptoir, jouant avec la poignée de ma canne du bout des doigts.
— Un café noir. Et, un croissant.
Clara secoue la tête, faussement dramatique.
— C’est triste, franchement. Tu pourrais changer de temps à autre.
— Je suis un homme de principes. Le café doit être noir. Comme mon âme.
Elle éclate de rire, visiblement amusée par mon humour noir habituel. Je m’éloigne pour trouver une place près d’une fenêtre et pose ma canne contre la table avant de m’asseoir. Clara me rejoint plus tard avec notre commande, s’installant en face de moi avec son muffin et son grand latte qu’elle ne finira sans doute pas.
Elle me scrute en silence, pensive, avant de finalement lancer d’un ton plus doux :
— T’as vraiment pas l’intention de me dire ce qui te hante autant la nuit, n'est-ce pas ?
Je fixe mon café et l’enveloppe de mes mains froides.
— Certaines choses n’ont pas besoin d’être racontées.
Elle hoche doucement la tête, sans insister.
— Alors, mange ton croissant et arrête de philosopher avant huit heures du matin, sinon tu vas me donner une migraine.
J’esquisse un sourire en coin. Clara et sa manière de ne jamais me forcer, mais d’être toujours là. Je trempe mon croissant dans mon café et prends une bouchée pendant qu’elle s’attaque à son muffin. À l’extérieur, la ville commence lentement à s’animer sous la lumière grise du matin. Je jette un regard furtif vers l’entrée, où des groupes d’étudiants entrent et envahissent l’espace de rires trop forts et de bavardages sans fin. Un soupir m’échappe malgré moi.
Clara lève les yeux de son téléphone et me lance un regard amusé.
— C’est fascinant à quel point tu peux paraître allergique aux interactions humaines.
— J’aime le silence. Et, l'espace personnel. Deux concepts en voie d’extinction sur un campus.
Elle éclate de rire avant de se caler plus confortablement dans sa chaise, ses doigts jouant distraitement avec la serviette en papier à côté de son latte.
— Tu comptes survivre comment si tu deviens prof un jour ?
— Avec beaucoup de mépris et un café toujours rempli.
— Charmant, vraiment, elle surenchéri avant de boire son latté.
Je me penche légèrement.
— Si tu t'attendais à ce que je change la vie des étudiants avec passion et bienveillance, t'as frappé à la mauvaise porte.
Elle roule des yeux, amusée.
— Ouais, je vois ça. Tu serais le genre de prof qui fait pleurer les premières années en commentant leurs copies avec des citations de Sartre.
— Il faut bien préparer la future génération à la misère.
Je bois une gorgée de mon café.
— C’est bien pour cela que je ne serais jamais prof, terminai-je.
Elle continue de me fixer avec cet air qu’elle a quand elle réfléchit trop.
— Quoi encore ? Râlai-je, en reposant ma tasse.
— Rien. C’est juste que… Tu es bizarrement plus cynique que d’habitude.
— J’ai mal dormi.
— Ça, c’est ton état naturel.
Touché.
Elle marque une pause et tente de dire autre chose, mais s’arrête finalement tandis que je termine mon café.
Je fixe l’heure sur ma montre : 8 h 30.
— Le cours de littérature commence dans trente minutes, nous devrions y aller.
Clara tape sa main sur la table, l’air déterminée. Comme si ma phrase l’avait soudainement réveillé.
— Ok, reste là, je vais demander un sachet pour mon muffin.
Mon esprit s’échappe un instant, se noyant dans le brouhaha ambiant. Je reviens à moi quand un bruit sourd me fait légèrement sursauter.
— Merde, je suis désolé.
Je réalise que quelqu’un vient de renverser ma canne. Il se baisse et la ramasse avant de la reposer contre la table. Je lève les yeux et tombe directement sur un visage que je connais bien. C’est Hermès, bien sûr. Il a cette capacité de s’impliquer dans les moindres détails, même dans les moments les plus banals. Il se redresse, un léger sourire sur ses lèvres. Sa chevelure blonde, légèrement ondulée et volumineuse, lui donne un air naturellement charismatique. Ses iris verts croisent les miens avant qu’il n’ouvre de nouveau la bouche :
— Évite de laisser cela traîner, on pourrait se faire mal.
Je récupère ma canne et la place contre ma chaise sans un mot. Hermès attend, ses yeux me scrutent.
— Quoi ? Tu attends des remerciements ?
— Non. Je me faisais la réflexion que tu sembles fatigué. Tu vas bien ? demande-t-il finalement, la voix posée.
J’ai un léger mouvement de recul, imperceptible, mais bien réel. Un truc dans sa manière de poser la question me dérange. Parce que ce n’est pas juste par politesse. Il attend que je lui donne une vraie réponse. Puisque c’est bien connu qu’Hermès voit tout.
— Toujours, rétorqué-je d’un ton plus froid que je ne le voulais.
Clara revient à cet instant, le sachet de son muffin en main. Elle s’arrête brusquement en voyant Hermès et ses yeux passent rapidement de lui à moi.
— Oh, salut, lâche-t-elle avec son entrain habituel.
— Salut, Clara, répond-il, sans me quitter des yeux.
Je me lève, soudainement oppressé par l’espace réduit du café, par l’odeur sucrée, par le poids de son regard.
— On y va ?, demandé-je sans même attendre sa réponse.
Clara fronce les sourcils, surprise par ma brusquerie, mais elle ne pose pas de questions — pas immédiatement.
— Ouais, dit-elle en attrapant son latté et son muffin.
Je passe à côté d’Hermès sans lui accorder un regard de plus. Il pourrait appeler mon nom, poser une main sur mon bras, essayer de me retenir — et je sais que ce serait ma limite.
Alors, je m’éloigne.
L’air froid me frappe dès que je franchis la porte, et c’est presque un soulagement. Mon amie me suit en silence, marchant à mon rythme.
— C’était quoi, ça ? finit-elle par demander, les yeux braqués sur moi.
Je secoue la tête.
— Rien.
On avance quelques mètres, ses talons claquants sur le sol humide.
— Tu sais que tu n’es pas obligé d’être aussi distant, dit-elle finalement en déverrouillant sa voiture.
Je garde les yeux fixés droit devant moi.
— Si.
Elle lâche un petit rire sans joie :
— Comme tu veux.
Et, pour une fois, elle me laisse me taire sans chercher à comprendre ma réaction.