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Hermès
Toronto, CANADA
Je le regarde s’éloigner sans un mot. Clara lui emboîte le pas. Elle ne lui pose pas plus de questions — pas encore.
Mais, moi, j’en ai des centaines qui me traversent l’esprit.
Eliott a ce talent particulier pour disparaître même quand il est juste là, assis devant vous. Son corps est présent, mais quelque chose en lui est toujours ailleurs. Comme un courant d'air insaisissable.
Je soupire et secoue la tête avant de commander un double espresso. L’odeur du café me réveille un peu plus, mais pas assez pour chasser la sensation qui s’est accrochée à moi depuis que j’ai croisé son regard.
Eliott était fatigué. Pas juste d’une nuit blanche, pas juste d’un mauvais sommeil. Non, c’est un épuisement plus profond, quelque chose qui s’accumule en silence. Et, c'est bien ce silence-là qui m’inquiète.
La pluie de la veille a laissé un air lourd et froid. En sortant du café, je cale mon gobelet entre mes mains.
Je prends la même direction que la leur, accélérant le pas. Pas besoin de précipitation, je sais où ils vont. UofT est vaste, mais les habitudes sont prévisibles. Eliott a littérature ce matin. Je pourrais passer à la bibliothèque avant mon premier cours, mais quelque chose me dit que je ne vais pas pouvoir me concentrer avant d’avoir compris ce qui se passe dans sa tête. Un bras s’écrase sur mes épaules, et je sursaute légèrement avant de reconnaître la voix d’Austin. Grand sourire, énergie débordante, il a cette façon d’arriver sans prévenir, comme un courant d’air qui balaie tout sur son passage.
— Ça va mon pote ?
Je cligne des yeux, pris de court. Austin a ce don pour surgir au mauvais moment, ou peut-être au bon, selon le point de vue.
— Ouais, ouais, ça va, je réponds en haussant vaguement les épaules.
Il plisse les yeux, sceptique, avant de me secouer légèrement.
— Ok, écoute moi bien, tu ne vas pas en revenir !
Je lève un sourcil, attendant la suite avec un semblant d’intérêt, même si mon esprit est encore ailleurs. Austin a ce talent pour capter l’attention.
— Devine qui a réussi à choper des places pour aller voir jouer Leafs-Habs à Montréal !
Je cligne des yeux, surpris.
— Attends… quoi ?
Austin frappe dans ses mains, surexcité.
— Toronto contre Montréal, au Centre Bell le 9 octobre. J’ai galéré pour les avoir, mec, mais c’est bon, on y va !
Je souffle un rire incrédule. Un match Leafs-Habs, en plein cœur de Montréal ? L’ambiance va être électrique. Entre la rivalité historique et l’arène bondée de fans enragés, ça promet d’être une soirée mouvementée.
— Pas mal, j’admets.
— Pas mal ?! Tu réalises que c’est LA rivalité du hockey ? me relance-t-il, faussement outré. On va vivre un moment historique, mon pote !
Je secoue la tête, amusé par son enthousiasme, mais mon regard se détourne presque aussitôt.
Eliott.
Je l’aperçois à quelques mètres de là, devant l’entrée du bâtiment de littérature. Il est appuyé contre le mur, il fait tourner un briquet entre ses doigts. Clara est face à lui, bras croisés. Elle parle, mais lui… lui, il est ailleurs.
— Mec ?
Austin me donne un coup de coude.
— Quoi ?
— Tu viens ou quoi ?
Je garde les yeux fixés sur Eliott une seconde de plus avant de répondre.
— Ouais… je vais voir.
— « Je vais voir » ? T’es sérieux ?
Austin fronce les sourcils, clairement mécontent, mais je lui donne une tape sur l’épaule avant de m’éloigner.
Je n’ai pas la tête à un match. Pas tant que je n’ai pas compris ce qui se passe dans celle d’Eliott.
* * *
— Recommence.
Mes mains se figent brusquement sur l’instrument en bois, un frisson de frustration monte en moi. Voilà maintenant une heure que je répète inlassablement ce même morceau, comme si ma prestation n’était jamais assez parfaite pour satisfaire les exigences de mon professeur. Ces cours du soir commencent sérieusement à m’irriter. Je dépose le violon sur la table avec un geste un peu trop brusque. Le bois grince sous la pression, mais je n'y prête pas attention. L'idée de devoir recommencer encore une fois me donne envie de tout envoyer valser.
— Je ne crois pas vous avoir dit d’arrêter, monsieur Artens.
— J’ai besoin d’un instant.
— Un instant ? répète-t-il en arquant un sourcil. Et que comptez-vous faire de cet instant ?
Je serre la mâchoire, mes doigts crispés contre le bord de la table. Je ne sais pas. Respirer. Réfléchir. Ne pas éclater sous la pression.
— Juste… un instant, je répète plus bas.
Il soupire, croise les bras, mais ne proteste pas.
Je me redresse, passe une main dans mes cheveux, puis jette un regard vers l’horloge accrochée au mur. Il reste encore trente minutes de cours. Trente minutes à tirer, encore et encore sur ces mêmes notes, jusqu’à l’usure.
— Recommence, insiste mon professeur.
Je prends une profonde inspiration et repose mes mains sur les cordes. Si je refuse, je suis bon pour recevoir un e-mail de mes parents. Dans lequel ils parleront sans doute de leur déception sur ma personne et que je ne suis pas l'enfant prodigue qu’ils souhaitaient que je devienne.
Quel connerie.
Je fixe mon professeur particulier. Il commence à s’agiter sur place, attendant que je reprenne.
Savoir que je vais devoir recommencer encore et encore, m’agace au plus haut point. Parce que la perfection n’existe pas, mais c’est ce qu’ils attendent tous.
Mais si c’est ce qu’il veut, je vais encore répéter. Mais plus pour lui que pour moi.