Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
Jessie
Share the book

3 Eliott

Toronto, CANADA

Je sirote tranquillement mon café avant de pianoter quelques notes sur mon ordinateur. Le Roasted Bean est presque vide à cette heure. Le seul son qui me parvient aux oreilles est le balai qui tape contre le pied des tables. Puis, la porte s'ouvre avec un petit tintement métallique, brisant le silence.

— Eli, peux-tu t’occuper du groupe ? s’élève la voix de Jeff à travers la salle.

Je soupire et ferme une énième fois mon ordinateur. Moi qui pensais pouvoir travailler tranquillement sur mes cours, c’est raté. Je ne me donne même pas la peine de lui répondre, saisissant ma canne avant de me lever pour me diriger derrière le comptoir.

— Bonsoir, vous avez fait votre choix ?, demandai-je d’une voix presque lasse.

Un à un, ils énumèrent ce qu'ils veulent. Je hoche la tête, tapant rapidement sur l'écran, essayant de suivre malgré le bruit. Certains ne sont même pas clairs, leur commande est à peine audible sous leurs éclats de rire et de bavardage. Je leur fais répéter, l'air distrait, avant de les inviter à s'installer, leur assurant que je m’occupe de tout.

Je me tourne ensuite vers la machine à café, l'esprit déjà ailleurs, cherchant à me recentrer sur la tâche. 

— Un double expresso, s’il te plaît.

Je lève les yeux. La voix est claire, posée. Un peu trop familière à mon goût. Hermès est là, accoudé au comptoir, son éternel sourire en coin accroché aux lèvres. Son pull blanc tranche avec l'ambiance tamisée du café et ses doigts pianotent légèrement sur le bois verni.

— J'ignorais que tu travaillais ici, lance-t-il en haussant un sourcil.

Je prends une tasse sans répondre. Il m’observe. Toujours avec cet air détendu, comme s’il était parfaitement à sa place partout où il allait. Ça m’agace un peu. Hermès n’a jamais eu besoin de demander sa place — il se l’octroie naturellement. Moi, j’ai l’impression de devoir me justifier juste pour respirer dans ce café.

— Et moi, j'ignorais que tu aimais l’amertume, je rétorque finalement.

— Je suis plein de surprises.

Le groupe ri un peu trop fort. Je les fixe tandis que l’une des filles appelle Hermès à les rejoindre.

— Tu les connais ces spécimens ?

Il sourit, mais son regard reste accroché à moi.

— Juste des potes.

Je pose la tasse devant lui sans un mot de plus. L’échange devrait s’arrêter là. Il devrait juste prendre son café, payer et disparaître. Mais, Hermès ne fonctionne pas de cette façon. Il s’installe à la table de ses potes et tourne ses yeux dans ma direction, comme s’il avait décidé que sa soirée se passerait ici, à m’observer servir des cafés jusqu’à la fermeture. Je dépose le plateau prêt au bord du comptoir, là où Jeff le récupère.

Je retourne à mes tâches, essuyant le comptoir, encaissant des commandes, mais je sens toujours son regard. Il ne me fixe pas en permanence, pourtant il est là. Présent. Insistant. Ça m’oblige à garder le dos droit, à contrôler mes gestes. Je déteste ça.

Je décide de l’ignorer et de m’occuper du nouveau client qui vient d’arriver. J’aimerais que cette soirée se termine rapidement. Mais, quelque chose me dit que cela ne va pas être le cas.

Je nettoie les tasses perdues dans mon monde, comme s’il n’y avait plus que ces morceaux de céramique et moi dans ce café.

— Eliott, tu dors ? occupe-toi du client qui attend, râle mon supérieur.

Je relève brusquement la tête et fixe le client en question avant de souffler discrètement.

— La même ?

— Exact.

Hermès s’accoude au comptoir, l’air bien trop à l’aise, et me regarde faire comme si j’étais un spectacle à part entière.

— Alors, c’est ici que tu disparais quand tu sèches tes cours ?

Je lève un sourcil, mais je ne lui accorde même pas un regard.

— Et toi, c’est ici que tu viens quand tu veux donner l’illusion d’avoir une vie sociale ?

Il rit doucement, pas vexé pour un sou. 

Évidemment

Ce type est un roc. Rien ne l’atteint, et c’est bien ce qui m’agace.

— Touché, murmure-t-il, amusé.

Je dépose son café devant lui avec un claquement sec.

— Deux dollars quatre-vingt-quinze.

— Direct au business, j’aime ça.

— Et moi, j'apprécie quand les clients prennent leur café et dégagent. On a tous nos préférences.

Il sourit encore, mais cette fois, il ne répond pas sur le champ. À la place, il glisse les pièces sur le comptoir, traînant un peu le mouvement, comme pour me tester.

— Merci pour le service cinq étoiles, Eliott.

— Merci pour le pourboire inexistant.

Il secoue la tête, attrape sa tasse et retourne vers son groupe. Enfin, un peu de paix. Je me remets au boulot, encaissant, nettoyant, servant, et surtout en évitant de trop penser à lui.

Mais, bien sûr, Hermès ne fait pas les choses simplement.

Parce que quelques minutes plus tard, alors que je sers un autre client, je l’aperçois qui se lève et revient vers le comptoir, son café presque vide à la main. Il s’accoude de nouveau avec cet air nonchalant qui donne envie de lui renverser une tasse de thé bouillant sur la chemise.

— Tu n'as pas un truc plus fort que du café ?

Je le fixe un instant, impassible.

— Si, du cyanure.

Il rit un peu trop fort puisqu’il attire l’attention de ses potes.

— Tu devrais terminer ton café et t’en aller, le Roasted Bean va bientôt fermer.

Pour une fois, il ne cherche pas à en rajouter et se contente de retourner vers son groupe. Un soulagement fugace m’envahit.

Je laisse échapper un long soupir avant de saisir la chaise discrètement cachée derrière le comptoir, m’y installant avec un léger grognement. Ma jambe commence à me faire souffrir. Les inconvénients de rester immobile trop longtemps, je suppose. Je pose ma canne contre le comptoir et attrape mon téléphone. Je fais défiler l'écran sans vraiment le voir, mes doigts glissants machinalement sur le verre.

Quand je relève la tête vers la dernière table de clients, ils se lèvent, prêts à partir.

Il était temps.

 Hermès écrit quelque chose sur une serviette en papier, l’air concentré, comme si l’endroit n’avait jamais été qu’un prolongement naturel de sa soirée. Ses potes l’appel et il finit par se lever. Le groupe sort du café en faisant beaucoup trop de bruit à mon goût.

— Ça te plait de travailler ici ?

Je lève les yeux vers lui.

— Ça paie.

Ma voix tombe sèchement. Il se contente de hocher la tête, l'ombre d'un sourire toujours accroché à ses lèvres. Il ne force rien. Il est juste….

Je reprends mes gestes automatiques, nettoyant la buse vapeur, comptant la monnaie dans la caisse. J'essaie de l'ignorer, de laisser l'habitude prendre le dessus. Mais même sans lever les yeux, je le sens. Hermès a cette manière d'occuper l'espace, comme une lumière qui s'infiltre par une fissure sans qu'on lui ait donné la permission.

Je déteste qu'il soit là.

— Tu travailles souvent ici ?

Sa voix est calme, presque trop douce pour ce genre d'endroit.

— Qu'est-ce que ça change pour toi ?

Je regrette la question dès qu'elle franchit mes lèvres. Elle va pousser la conversation à se poursuivre, et je n’ai pas envie de continuer de converser avec lui.

— Rien, répond-il du tac au tac. Je suis seulement curieux.

Curieux. 

Toujours ce mot. 

Comme si la curiosité pouvait justifier cette façon qu'il a de toujours vouloir comprendre, de toujours vouloir rester.

— Les gens ne posent pas autant de questions pour un café d'habitude.

Il esquisse un sourire, plus discret cette fois, le genre de sourire qui dit qu'il a compris quelque chose que je n'ai pas dit.

— Je ne suis pas les gens.

Ça, je le sais. C'est bien le problème.

— Tes potes t’attendent dehors, annoncé-je en le fixant droit dans les yeux.

Il tourne les yeux dans leur direction, tandis que la fumée de leur clope envahit l’air autour d’eux.

— J’ai encore deux minutes.

— Moi pas, alors dégage pour que je ferme le café.

Il sourit simplement, comme si mes mots ne l’atteignaient nullement.

— Bonne nuit, Eliott.

Il sort enfin, me laissant le luxe de pouvoir respirer un instant

— Eliott, nettoie leur table, pendant que je compte la caisse, ordonne Jeff en se glissant derrière le comptoir. 

La table est remplie de miettes et de gouttes de café. Je pose les tasses et coupelle sur le plateau. La serviette en papier sur laquelle il a écrit traine, un simple coin est plié, presque timidement.

Je pourrais l'ignorer.

Je devrais l'ignorer.

Mais, mes doigts se referment dessus avant même que mon cerveau ne décide quoi faire.

Je la glisse dans ma poche sans la lire.

C'est seulement plus tard, une fois les lumières de la salle éteintes et la caisse fermée, que je déplie la serviette près de la lumière vacillante du vestiaire.

Quelques mots sont tracés d'une écriture presque pressée :

« Je préfère l'amertume quand c'est toi qui la sers. »

Et, en bas, une simple initiale :

H.

Je reste là, le papier froissé entre mes doigts, incapable de détacher mon regard de ces mots. Ils résonnent dans ma tête comme un écho sourd. La phrase est simple, directe, mais elle me déstabilise plus que je ne l'aurais cru.

Je jette le morceau de papier dans la poubelle, comme si cela pouvait effacer ce qui est écrit dessus, mais je sais que ça ne marche pas ainsi. Ça ne marche jamais de cette façon avec lui. 

Hermès. Il me pousse à réfléchir, à me remettre en question, et je déteste ça. Parce que plus il me pousse, plus je m'aperçois que je n'ai pas de réponses. Et, moins j'ai de réponses, plus il devient difficile de le repousser.

Je me dis que je devrais l'ignorer, que je devrais arrêter de lui accorder cette place dans mon esprit. Mais, je sais déjà que ce n'est pas ce qui va se passer.

Pas avec lui.

Je lance un dernier regard autour de moi, éteins la lumière et sors du café. Demain, il reviendra. Peut-être qu'il m'étonnera encore, peut-être qu'il continuera à jouer son jeu silencieux. Mais, je sais une chose : peu importe combien de temps, je l'ignore, il trouvera toujours un moyen d’essayer de se glisser dans mon monde.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet