Toronto, CANADA.
J’ai l’impression d’avoir reculé.
Je pensais que tout cela était derrière moi, que j’en avais fini avec ces séances, mais je me rends compte que je suis encore loin d’être tranquille.
— Alors Eliott, comment te sens-tu en ce moment ?
Je laisse échapper un rire bref, sans joie, avant de m’affaler un peu plus dans le fauteuil.
— Merveilleusement bien, je suis aussi joyeux que le soleil qui brille dehors.
Ma remarque lui fait tourner les yeux en direction de la fenêtre ou la pluie s’abat sur le carreau. Je croise les bras, le regard fixé sur l’horloge accrochée au mur, comptant mentalement les secondes qui me séparent de la sortie. Ma psy ne relève pas tout de suite mon sarcasme, habituée à mes piques défensifs.
— Tu dors mieux ?
Je hausse un sourcil, feignant la réflexion.
— Ah, dormir… ce concept fascinant où on ferme les yeux et tout s’arrête ? Non, jamais entendu parler.
Elle note quelque chose sur son carnet. Je déteste quand elle fait ça, comme si mes conneries méritaient une analyse approfondie.
— Toujours des insomnies ?
Je roule des yeux.
— À votre avis ?
Elle pose son stylo et me regarde avec cette patience exaspérante.
— Et la fatigue ?
Je soupire, laissant tomber la tête en arrière.
— Presque aussi fidèle qu’un chien.
Un silence s’installe. Je sais qu’elle attend que j’arrête de jouer au con, que je dise quelque chose d’un tant soit peu sincère. Mais aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à coopérer.
Elle attend.
Je le sens dans sa posture, dans la manière dont elle laisse le silence s’installer sans chercher à le combler. D’habitude, je tiendrais bon, mais aujourd’hui, je suis fatigué. Fatigué de jouer, fatigué d’esquiver.
Je passe une main sur mon visage et murmure, presque malgré moi :
— C’est épuisant.
Elle ne répond pas tout de suite, me laissant l’espace pour poursuivre si j’en ai envie. Et, bizarrement, cette fois, j’en ai envie.
— J’ai l’impression d’être bloqué. Comme si chaque pas en avant me ramenait au même endroit.
— Et qu’est-ce qui te donne cette impression ?
Je détourne le regard, fixe un point invisible sur le mur.
— Tout. Rien. Je sais pas.
Le silence qui s'ensuit est relativement pesant. Les tic-tac de l’horloge vont en parfaite harmonie avec les battements de mon cœur.
C’est stressant.
— Ce que tu ressens est normal, Eliott. Avancer, ce n’est pas toujours linéaire. Parfois, on trébuche, on revient en arrière… ça ne veut pas dire que tu n’as pas progressé.
Je serre les dents. Je sais qu’elle a raison, en théorie. Mais dans la pratique, ça ne change rien à cette sensation d’échec qui me colle à la peau.
— Ouais. Super.
Je me frotte la tempe, essayant d’ignorer la tension qui commence à s’accumuler dans ma nuque.
— T’as pas un remède miracle pour ça ?
Elle esquisse un sourire, l’un de ceux qui ne se moquent pas, mais qui en disent long.
— Malheureusement, non. Mais tu peux me dire ce qui t’aide, toi, quand ça devient trop lourd ?
Je lâche un rire amer.
— Honnêtement ? Rien. J’ai essayé. La peinture, la musique, les bouquins, même bosser jusqu’à pas d’heure. Et, à la fin, ça revient toujours.
Elle hoche la tête, comme si elle l’avait déjà deviné. Mes yeux se posent sur elle. Mais je suis incapable d’en dire plus.
Ses cheveux bruns, légèrement ondulés, sont attachés en un chignon un peu lâche, avec quelques mèches échappées qui adoucissent les traits de son visage. Sa blouse beige, toujours impeccablement repassée, contraste avec le bleu profond de son pantalon fluide. Elle n’a rien d’imposant, mais il y a dans sa posture quelque chose d’ancré, de stable. Comme si rien ne pouvait la déstabiliser, pas même mes sarcasmes. Ses yeux clairs — un gris indéfinissable, changeant selon la lumière — restent fixés sur moi avec cette patience exaspérante qui me donne toujours l’impression qu’elle voit plus loin que ce que je veux bien montrer.
— Est-ce qu’il y a récemment un élément qui t’a bouleversé ou donné cette impression de reculer ?
Je lâche un soupire lasse et secoue légèrement la tête.
— Il y a eu cette soirée chez BERRY. Tout d’abord, Clara a voulu m’y trainer de force, sachant que je n’aime pas me retrouver au milieu de la foule. Nous avons bu une bière, et c’est là que je l’ai vu, Hermès, avec son groupe de potes.
Ma psy se redresse un peu, écoutant mes mots avec un certain intérêt.
— Continue.
— C’est amusant à quel point quelqu’un peu parler fort quand il a un coup dans le nez. Ses amis ont commencé à parler de moi. Comme si j’étais une vulgaire bête de foire. Ils étaient là à parler de rumeur à mon sujet. Sur ce qu’il s’est passé…
— Et qu’as-tu fait ?
Un léger sourire en coin se dessine au coin de mes lèvres.
— Tu me connais, j’ai été sage.
Le téléphone de ma psy sonne, signalant la fin de la séance.
— Écoute, je vais nous reprogrammer une séance dans deux semaines.
— Sérieusement ? Je croyais qu’on devait seulement se contenter d’une tous les mois.
— C’était le plan, oui, mais j’ai l’impression que tu as besoin d’un peu plus de régularité en ce moment.
Je secoue la tête, un sourire sans joie au coin des lèvres.
— C’est un joli moyen de me dire que je suis un cas désespéré.
Elle ne mord pas à l’hameçon, évidemment. Elle ne mord jamais.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Mais, j’ai vu comment tu te comportais en cette période de l’année et je préfère prendre les devants.
Je soupire et détourne les yeux. À travers la fenêtre, la pluie continue de tomber, traçant des sillons irréguliers sur le verre. Une part de moi sait qu’elle a raison, que je devrais accepter, mais une autre… Une autre a juste envie de fuir.
— Fais comme tu veux, lâché-je finalement, haussant vaguement les épaules.
Elle note quelque chose — encore — puis referme son carnet dans un geste mesuré.
— Avant qu’on arrête pour aujourd’hui, j’aimerais que tu essaies de prêter attention aux moments où ça va un peu mieux.
Je fronce les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es très doué pour voir tout ce qui ne va pas. Peut-être qu’en remarquant ce qui est un peu plus supportable, tu pourras t’appuyer dessus quand ça devient trop dur.
Je ne réponds pas. Je me lève, attrape ma canne, et me dirige vers la porte.
— À dans deux semaines, Eliott.
Je hoche vaguement la tête avant de sortir.
Dans le couloir, je m’arrête une seconde, le dos contre le mur, avant de passer une main sur mon visage.
Prêter attention aux moments où ça va mieux.
Si seulement il y en avait.