Toronto, CANADA
Deux mois.
J’ai deux mois pour sortir un medium pour mon cours d’art.
Le soleil s’est à peine couché sur Toronto, mais la lueur qui baigne la ville me donne l’impression que la journée s’étire sans fin. Hermès est là, comme toujours, à l’improviste, avec son sourire en coin et cette attitude décontractée. Clara étant occupée, il a décidé de venir me chercher en voiture pour m’accompagner à la quincaillerie du coin. Depuis ce qu’il s’est passé au café et après, j’ai l’impression qu’il est devenu encore plus pot de colle qu’avant.
La quincaillerie est un dédale d'objets qui semblent être nés du chaos. De vieux outils, des planches griffées, des vis et des clous en vrac, des sacs de ciment... Mais, franchement, je n’ai aucune idée de ce que je vais en tirer. C’est là qu'Hermès, bien plus détendu que moi, commence à fouiller les étagères avec son regard curieux.
Je prends un clou, le retourne dans ma main et le regarde, cherchant à comprendre pourquoi un objet aussi simple peut avoir une signification particulière pour moi. Rien. Je repose le clou et le laisse tomber dans une petite boîte à côté de moi. C’est une situation familière : je suis là, plongé dans un océan de possibilités, mais toujours à la recherche de ce qui me frappera, ce qui me traversera la tête.
— Alors, qu’est-ce qui t’inspire dans tout ça ? m’interroge Hermès en s’arrêtant devant un établi, un tournevis dans la main.
Je lève les yeux vers lui, un demi-sourire en coin.
— J’ai pas encore trouvé, déclaré-je en haussant les épaules, frustré par mon manque d’idées.
Il rit doucement, un de ses rires désarmants qui ont toujours le don de m’agacer et de m’apaiser en même temps.
— T’as pas l’air d’être dans ton élément aujourd’hui, remarque-t-il en feuilletant un vieux carnet de croquis posé sur un comptoir. T’as pensé à poser pour toi-même ?
Je le regarde, un sourcil levé, dubitatif.
— Quoi, poser pour moi-même ? je répète en le défiant du regard, un sourire cynique se formant sur mes lèvres. Rappelle-moi, pourquoi tu es là déjà ?
Hermès n’a pas l’air perturbé par ma question. Au contraire, il s’approche, une lueur d'amusement dans les yeux.
— Parce que je me dis que tu pourrais me demander de poser pour toi. Il fait une pause, se redressant et adoptant une posture sérieuse. Tu sais, un peu de glamour, de sensualité dans tes toiles. Je suis sûr que ça ajouterait une touche… d’intensité.
Je secoue la tête, un rire nerveux m’échappe.
— Glamour ? Je me penche en arrière, croisant les bras. Tu me vois peindre ton torse musclé avec tes airs de prince des ténèbres ?
Hermès se redresse alors qu’il affiche un sourire un peu plus large.
— Pourquoi pas ? Il hausse les épaules avec une certaine exagération. Je suis sûr que ça ferait des ravages dans ta galerie.
Je le fixe, d’abord déstabilisé par la proposition, puis je laisse échapper un soupir exaspéré.
— Je te l’ai déjà dit, je préfère les matériaux bruts que ton égo surdimensionné. Je tourne les talons et me dirige vers un autre rayon, mais je sens qu’il me suit toujours.
— Tu sais, un peu de chair et de muscle, ça ferait de l’effet dans ton œuvre. Peut-être que l’inspiration viendrait plus facilement si tu te détendais un peu et arrêtais de te perdre dans les détails.
Je m'arrête un instant, me tournant vers lui, l'expression plus sérieuse, mais toujours avec une pointe de sarcasme au fond des yeux.
— Je ne me détends pas comme ça, Hermès. Je le fixe, mais je n'arrive pas à supprimer ce léger sourire qui apparaît malgré moi. C’est pas comme si je voulais dessiner des corps parfaits. C'est pas mon genre.
Il fait une moue amusée et fronce les sourcils comme s’il réfléchissait sérieusement à la question.
— Tant mieux, alors, dit-il en haussant les épaules, Parce qu’on sait tous les deux que la perfection, c’est chiant.
Je laisse échapper un rire fatigué, le genre de rire que je n’aime pas, mais qui me sort un peu de la torpeur dans laquelle je suis plongé.
— T’as pas tort, je dis, tout en me dirigeant vers un coin plus sombre de la quincaillerie. T’as définitivement un don pour sortir des absurdités les plus improbables.
Il me suit à travers la boutique, les mains dans les poches, puis s’arrête subitement.
— Est-ce que tu vas mieux depuis la dernière fois ?
— Tu parles depuis que je me suis fait virer du café ? Le point positif, c'est que je vais avoir tout le temps et le loisir de me concentré sur mon devoir d’art, lancé-je en m’arrêtant devant une toile blanche, comme si elle allait me donner la réponse à mon problème.
Mais rien.
Rien ne me vient en tête, alors je préfère abandonner pour l’instant.
— Ton patron n’était qu’un con. Il n’aurait pas dû te virer.
— Laisse tomber, je trouverai un autre job.
Sur ses mots, je sors simplement de la boutique et me grille une clope. L’air frais me fait du bien, mais ne me donne pas non plus de réponse.
La porte de la quincaillerie grince, et Hermès se place à côté de moi sans un mot, mais ses yeux s’attardent sur son téléphone. La lumière pâle des réverbères de la rue éclaire son visage d’une lueur dorée, accentuant ses traits déjà net et détendu. Puis, il relève ses yeux vers moi et me lance, comme si la conversation n’avait pas cessé :
— Je dois filer à mon cours. Tu veux que je te dépose quelque part avant ?
Je jette un dernier coup d'œil à la quincaillerie derrière nous, encore un peu perdu dans mes pensées. Je prends une dernière bouffée de ma cigarette avant de l’écraser sous ma chaussure, me tournant enfin vers Hermès.
— Non, je vais rentrer tout seul.
Je vois bien qu’il hésite, son regard s’attarde sur moi comme s’il attendait un signe, un changement d’avis. Il garde cette attitude tranquille, mais il n’est pas du genre à laisser quelqu’un dans l’incertitude. Son sourire s’étend légèrement, comme s’il proposait une alternative que je n’ai pas encore envisagée.
— Tu veux venir voir mon cours ?
Je hausse un sourcil.
— Ton cours ?
Il hausse les épaules comme si c'était la chose la plus évidente du monde.
— Mon cours de musique, me répond-il, un peu trop décontracté. C'est à quelques minutes d'ici, et je dois y aller de toute façon. Ça pourrait te changer un peu les idées, non ?
— Ah, bien sûr, un cours de musique. Rien de mieux pour échapper à mes crises existentielles.
Il sourit tandis qu’il ouvre la portière passagère.
Je le regarde un instant. L'idée de me retrouver dans un environnement aussi vivant, même si c’est le sien, me semble un peu trop… lumineux. Mais, quelque part, j'ai envie de changer d’air. Rentrer seul avec mes pensées et mes frustrations ne me tente pas plus que ça.
On arrive dans un petit bâtiment qui parait être une sorte de salle de musique privée, loin de l’agitation de l’université. Hermès ouvre la porte sans frapper, comme s’il était déjà chez lui. Je le suis à l’intérieur, et je découvre une pièce calme, presque trop calme, équipée de quelques instruments en bois, un piano noir et un violon posé sur un stand. L’atmosphère est plus intime que ce à quoi je m’attendais. Il n’y a personne d’autre. Seulement Hermès et son professeur. Je m’attendais à voir une salle bonder de monde qui joue plus mal les uns que les autres.
Le professeur, un homme d’âge moyen aux cheveux grisonnants et à l'air un peu distrait, me regarde à peine avant de se concentrer sur son carnet de partitions.
— Monsieur Artens, je vois que vous avez ramené un ami.
Hermès pose sa veste sur le porte-manteau et m’accompagne jusqu'à une chaise.
— Plutôt ma nouvelle source d’inspiration, s’amuse-t-il en me faisant un clin d’œil.
Le professeur hausse un sourcil, mais se contente de hocher la tête. Il prend une grande inspiration avant de tourner ses yeux vers Hermès, lui donnant un léger signe de tête.
— Très bien. Allons-y alors.
Hermès se dirige vers un violon et le prend avec une fluidité qui me surprend. Il semble si naturel avec l'instrument, comme si une partie de lui était toujours en accord avec la musique. Je m'assois sur un vieux fauteuil près du mur, observant la scène en silence.
Le prof lui indique de reprendre leur dernier morceau.
La musique commence. Les premières notes s’élèvent, lentes, comme des caresses dans l’air. Hermès joue avec une telle intensité que j’ai l’impression que chaque vibration du violon résonne dans mon propre corps. Il ne joue pas simplement des accords, il les incarne. La mélodie s’infiltre dans la pièce, lourde d’émotions, touchant une corde sensible en moi.
Je le regarde, son visage est concentré, il y a une légère tension dans ses traits alors qu’il se laisse emporter par la musique. Il est calme, mais une force intérieure émane de lui à travers chaque note. Il n’est plus le Hermès que je connais, le garçon toujours à faire des blagues, toujours à sourire. Là, il est en pleine communion avec son violon, comme s’il laissait quelque chose de bien plus profond s’exprimer à travers les vibrations de l’instrument.
La pièce semble se remplir de quelque chose de presque sacré. Le temps ralentit autour de nous, et pour un instant, je ne suis plus qu’un témoin, assis là, emporté par la beauté de la musique. Je suis frappé, bouleversé même, par cette facette de lui. C’est comme s’il m’offrait une part de son âme, sans effort ni prétention. La musique d'Hermès me fait l’effet d’un miroir déformé, me montrant non seulement sa sensibilité, mais aussi la mienne.
C’est étrange.
Je déglutis, pris au dépourvu par l’impact que cela a sur moi. J’ai l’impression que quelque chose en moi se fissure sous le poids de cette mélodie. Comme si Hermès avait réussi à atteindre un endroit que je croyais pourtant inaccessible. C’est… troublant.
Il continue de jouer, les yeux mi-clos, totalement absorbé. Ses doigts glissent sur les cordes avec une précision presque irréelle, chaque mouvement maîtrisé, habité. Il n’a plus rien du garçon insouciant qui me taquine d’ordinaire. Ce Hermès-là est ailleurs, loin, perdu dans une émotion que je ne peux qu’effleurer du bout des doigts.
La dernière note s’éteint lentement, laissant un silence chargé d’écho. Hermès rouvre les yeux et me fixe, attendant visiblement une réaction. Mais, je reste muet, incapable d’articuler quoi que ce soit.
— Alors ?
Je détourne légèrement le regard, gêné par la façon dont il me scrute. Il veut une réponse. Une vraie. Pas un sarcasme ou une esquive.
— C’était… fort, je finis par murmurer.
C’est la seule chose qui me vienne. Trop d’émotions, trop de choses que je ne suis pas prêt à nommer. Hermès ne dit rien pendant un instant, mais un sourire discret se dessine sur ses lèvres.
— Je prends ça comme un compliment, répond-il simplement.
Il repose son violon avec soin, et je sens que l’instant s’effiloche, que quelque chose dans l’atmosphère a changé. Un frisson me parcourt. Pas de froid. Plutôt la sensation d’avoir été mis à nu sans l’avoir voulu.
Je me lève brusquement du fauteuil, retrouvant mon masque habituel.
— T’as toujours été aussi dramatique ou c’est juste une façade pour impressionner ton public ? lancé-je, retrouvant une contenance derrière l’ironie.
Hermès éclate de rire, un vrai rire, sans moquerie. Il secoue la tête et range son archet avant de se tourner vers moi, l’air joueur.
— Je savais que tu reviendrais à ça. T’es incapable de juste… ressentir les choses, hein ? Toujours obligé de détourner.
Il ne dit pas ça méchamment, mais ça me frappe quand même. Parce qu’il a raison. Parce que je n’aime pas qu’il le dise à voix haute.
Je hausse les épaules, un sourire en coin.
— Si je laissais les choses m’atteindre, tu ne me supporterais plus.
— Oh, je crois que je te supporterai très bien, murmure-t-il, son regard s’attardant une seconde de trop sur moi.
Je détourne les yeux avant qu’il ne puisse voir ce que ça provoque en moi.
Je me racle la gorge, cherchant à retrouver une légèreté qui me semble désormais hors de portée.
— Allez, Mozart, si tu meurs pas de faim après ça, moi oui. On bouge ?
Hermès secoue la tête, amusé, mais attrape sa veste.
Son prof proteste, plutôt surpris de nous voir quitter son cours aussi vite. Hermès lui promet de travailler plus dur la prochaine fois. En quittant la pièce, je sens toujours cette note suspendue entre nous, comme un murmure que je ne suis pas prêt à écouter.
La rue est calme, éclairée par la lumière jaune des lampadaires qui s'étirent sur l'asphalte. Hermès marche à mon rythme, sans presser le pas, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.
Je garde la tête baissée, fixant le bout de ma canne qui tape doucement le sol à chaque pas. Le silence entre nous n’a rien de pesant. Il est presque confortable, comme si quelque chose flottait juste au bord de la conversation, attendant qu’un de nous deux ose le saisir.
Je repense à la musique, à cette tension que j’ai ressentie en le voyant jouer. À la manière dont il m’a complètement pris de court. Une part de moi voudrait oublier cette sensation, la ranger dans une boîte avec tout ce que je préfère ne pas regarder en face. Mais, l’autre part… celle que je passe mon temps à étouffer, celle qui se débat toujours malgré moi… cette part-là refuse de laisser filer ce moment. Refuse de perdre ce moment.
Je m’arrête au milieu du trottoir, sans réfléchir.
Hermès s’arrête aussi, quelques pas plus loin, comme si ça lui semblait parfaitement naturel. Il se retourne vers moi, patient, le regard tranquille.
Je garde les yeux fixés devant moi, sans oser le regarder.
— Pour ton offre… je commence, la voix plus rauque que je ne l’aurais voulu.
Hermès fronce légèrement les sourcils, visiblement surpris.
— Mon offre ?
Je hoche la tête, jouant machinalement avec la bague à mon doigt. Je déteste à quel point ça me demande de l’effort.
— Poser pour moi, terminé-je.
Un sourire amusé étire ses lèvres.
— Je savais que tu craquerais.
Je lève les yeux vers lui, agacé par son assurance.
— Tu veux que je change d’avis ?
— Non, non. Il lève les mains en signe de reddition, mais il ne peut pas s’empêcher de sourire. Je me doutais juste que tu en avais envie. Il fallait juste que tu arrives à te l’admettre.
Je roule des yeux.
— Ce ne sera pas… glamour, je préviens plus pour moi-même que pour lui.
— Je m’en doute, souffle-t-il, son sourire se faisant plus doux. T’es pas le genre à peindre des poses lascives avec des roses entre les dents.
— Je veux essayer quelque chose… d’autre.
Les mots me brûlent un peu la gorge. Je n’aime pas exposer ce qui germe en moi, encore moins quand je n’ai pas encore mis le doigt dessus moi-même. Mais Hermès se contente d’acquiescer, comme si c’était la chose la plus simple du monde.
— Quand tu veux.
Je le fixe un instant, déconcerté par sa facilité à dire oui. Comme si se mettre à nu devant moi ne lui coûtait absolument rien.
— T’es trop confiant, Artens.
— Je te fais confiance, répond-il sans hésiter.
Ses yeux plongent dans les miens, une fraction de seconde de trop. Juste assez pour me faire sentir que cette confiance-là, il ne la donne pas à n’importe qui.
Je détourne vite le regard, reprenant ma marche comme si de rien n’était.
— T’es qu’un prétentieux.
— Tu veux pas me dessiner torse nu avec une rose, alors je dois bien compenser.
Je souris malgré moi, mais je garde les yeux rivés droit devant.
Je sens Hermès à mes côtés, sa présence est discrète, mais solide. Comme s’il savait exactement jusqu’où il pouvait m’approcher sans m’étouffer. Et, pour la première fois depuis des semaines, l’idée de créer quelque chose ne me semble plus complètement hors de portée.
Je ne sais pas encore ce que je cherche à capturer à travers lui.
Pourtant, je sais déjà que ce ne sera pas juste son visage, ni la ligne de ses épaules ou la lumière qui glisse sur sa peau.
Ce sera tout ce qu’il ne montre qu’en silence.
Tout ce que moi, je refuse de voir.