L’anéantissement simultané des généraux par la déflagration de feu provoqua une lame de fond de panique qui submergea les bataillons des Cités Libres, mais la mort de Gadr’k acheva de plonger les soldats dans des abîmes de désespoir.
Cinq salves furent nécessaires pour mettre le Presque-Dieu un genoux à terre.
Son corps ravagé par des centaines d’éclats de métal dégorgeait toujours plus de sang et tintait en carmin la berge de l’Altarie. Dans les roseaux gisaient les corps démembrés de dizaines de myrmhides, sacrifiés pour ralentir sa rage sanguinaire.
Lorsque le monstre chancela et posa le genoux sur le sol caillouteux de la rive, une escouade de soldats rompit les rangs et se rua pour le clouer de leurs longues lances. Gadr'k massacra encore une douzaine de soldats d’élites, éparpillant les cadavres brisés par son fendoir de pierre. Ses mouvements finirent par ralentir, devinrent imprécis et finalement parables. L’Ancien lâcha un ultime râle d’agonie bestial qui résonna dans toute la plaine, couvrant l’espace d’un instant la fureur des combats. Il mourut transpercé de dix-sept lances, son corps refusant de chuter, ses pattes griffues fermement accrochées à la poignée de son arme.
Ainsi périt Gadr’k, que l’on disait écumer les champs de bataille depuis plusieurs centaines d'années à la conquête d’une place au panthéon des Dieux.
Ses derniers fidèles encore debouts dans la mêlée lâchèrent leurs armes. Leur raison de combattre n’était plus. Les myrmhides les mirent en pièces.
La mort de l'Aspirant se répercuta en une onde de terreur dans les rangs des Cités Libres.
Fauchés par milliers par les terribles machines de guerre métalliques et privés d’ordres de commandements, les Hoplites et les Légions Noires abandonnèrent le combat. Ils jetèrent au sol leurs armes en gages de soumission ou s’enfuirent à travers le chaos du champ de bataille.
Les bataillons restants se rendirent tour à tour ou tentèrent de s’échapper, mais la cavalerie ircanienne s’employa à massacrer les fuyards, coupant court à toute velléité de fuite.
Enfin, la tempête de métal se tut.
Les armées Libres étaient vaincues.
*****
Un océan de souffrance.
Un horizon de ténèbres pourpres noyait dans une cacophonie de bruits confus et la puanteur organique de la terre mêlée à la chair. Le monde de Tôlem n’était plus que cauchemar enfiévré et douleur, qui assaillissait sans répit son corps fracassé et son âme meurtrie.
Suis-je… mort ? Non. J’ai mal, si mal. Les morts ne peuvent avoir mal. Je ne peux donc pas être mort. Mais d’ailleurs, qui suis-je ?
Tô…Tôlem.
Oui. Tôlem.
Je crois que je me souviens. Il y a, il y avait… la guerre. Du sang, de la sorcellerie et… Oh et les explosions, les terribles explosions, le métal rugissant. Orion !
Je devrais être mort. C’est moi qui aurait dû… Oh, Orion…
Tôlem ne reprit conscience réellement que lorsque des mains rudes le sortirent de son tombeau de terre et virent le basculer sur le dos, baignant son visage dans la lumière aveuglante d’un soleil déjà haut dans le ciel.
Sa vision semblait recouverte d’un voile de brouillard rougeâtre et ses oreilles bourdonnaient affreusement, emplissant son crâne de sons inaudibles. Sa face toute entière irradiait de douleurs sourdes et lancinantes qui manquaient à chaque pulsation de le faire défaillir. Il ne put s'ausculter davantage, car ses bras pendaient mollement le long de son corps brisé et refusaient de répondre à ses sollicitations mentales.
— Celui-là n’est vraiment pas beau à voir, parvint-il à entendre. La voix provenait d’une silhouette floue et distante, comme une ombre sur un drap pourpre.
— Il aura rejoint le Néant Glacial avant la nuit.
— Ce n’est pas à toi d’en juger Lod, répondit une seconde voix au timbre grave. Les consignes des Dames sont claires. Tous ceux encore en vie doivent être mis avec le reste de prisonniers. Un esclave est un esclave. Même avec…
Tôlem perçut vaguement l’homme se rapprocher de lui.
— Même avec la moitié du visage en moins. Préviens un soigneur.
Comment ? Attendez…
Aucun son ne réussit à sortir de sa bouche. Tôlem se sentit soulevé et un instant plus tard, il atterrissait sur une nouvelle surface cruellement dure sous son dos brisé. Il perdit à nouveau connaissance.
Tôlem passa les jours suivants secoué sur le sol dur et rugueux d'une charrette, entassé au milieu d'autres prisonniers agonisants.
Par ordre de la Reine Noire, tous les soldats des Cités Libres ayant pris part à la bataille de l’Altarie furent fait prisonniers. Une interminable cohorte humaine de plus de trente mille âmes et s’étendant sur plus de deux milles pas marcha le long de la route pavée poussiéreuse menant à Seddis. Les têtes basses et les bras enchaînés formaient une longue ligne de souffrance, preuve vivante de la défaite sinistre.
Pourtant Tôlem ne vit presque rien du triste voyage. Pour lui, les jours défilèrent dans un enchevêtrement de cauchemars délirants causés par la fièvre et de brefs moments de conscience trouble. Durant ses rares éclats de lucidité, il comprit qu’il ne serait plus jamais le même. Outre les cicatrices psychologiques irréparables, son visage porterait à jamais les stigmates de l'enfer vécu ce jour-là. La bataille avait prélevé son tribut. L’explosion avait emporté son œil gauche et son oreille n’était plus qu’un cratère béant, d’où suppurait un liquide jaunâtre épais et nauséabond.
Dans son malheur, Tôlem eut cependant la chance de ne rien voir de la traversée de Didyme, son village d’enfance.
Le village refusa de capituler devant l’armée ircanienne et se livra à une défense aussi héroïque que insensée. Les fortifications de bois et les miliciens recrutés à la hâte ne purent stopper ne serait-ce qu’une demi-journée l’avancée des troupes ennemies. Une fois les maigres défenses enfoncées, le roi Darius décida de faire du village un exemple en vue de hâter les négociations futures.
Un sanglant message fut envoyé aux villes qui choisiraient la résistance. Les myrmhides regroupèrent les habitants de Didyme ainsi que ceux des fermes alentour sur la grande place du village Ils les exécutèrent promptement, puis les clouèrent aux murs des habitations. Seule une poignée de villageois témoins de l’exécution furent épargnés et envoyés à Seddis afin qu’ils délivrent la terrible nouvelle.
Lorsque les prisonniers traversèrent à leur tour le village martyr, Tôlem souffrait encore de la fièvre liée à ses multiples infections. Le garçon ne vit rien de tous ces pauvres gens, ces gens qu’il avait un jour côtoyés, leurs gorges tranchées, leurs têtes balantes, les pieds et mains cloués aux murs en des poses grotesques, comme des insectes difformes rampants sur la chaux. Il ne vit pas non plus son père et sa mère, ni même Asha et Grimmir, figés côte à côte dans la mort.
Deux jours plus tard, les soldats ircaniens atteignirent les hautes murailles de la ville de Seddis.
Retranché derrière d’impressionnants murs de pierres de plus de cinq toises de hauteur, le Grand Conclave décida de tenir le siège. Suite à la débâcle des jours précédant, la ville se retrouvait exsangue de forces militaires. Tous hommes et femmes en âge de combattre avaient rejoint la milice et s’étaient vu attribués des armes et un rôle dans la défense à venir.
Le Grand Conclave se montra optimiste. Les murailles étaient réputées imprenables et la ville disposait de nombreuses sources en eau potable souterraines ainsi que d’importantes réserves de vivres. En restreignant intelligemment leurs ressources, les habitants pouvaient tenir une demi-année. Cela laisserait le temps aux Cités Libres voisines pour reformer un ost digne de ce nom et de marcher sur Ircania. C’était du moins ce que pensaient les membres du Grand Conclave.
Ils se trompaient.
Après d’infructueuses négociations, les troupes ircaniennes disposèrent leurs tubes métalliques montés sur chariots - baptisé entre temps Gueules de Tonnerre - de part et d’autre des murailles. Puis ils firent feu.
Pendant deux jours et deux nuits les Gueules de Tonnerre vomirent une pluie de destruction sans interruption. Si les épaisses murailles parvinrent à encaisser les projectiles sans trop subir de dégâts, ce ne fut pas le cas du reste de la ville.
Dès la première nuit, des dizaines d’incendies illuminèrent l’obscurité, et la ville se drapa d’un sombre manteau de fumée dense. Lorsque le soleil se leva à l’aube du deuxième jour, Seddis était méconnaissable. Des quartiers entiers s’étaient écroulés, leurs murs pulvérisés par les explosions. Des débris d’habitations jonchaient les rues et une épaisse couche de poussière recouvrait la ville d’une pellicule grisâtre. Les incendies, devenues incontrôlables, continuaient de progresser de toit en toit et ravageaient tout sur leurs passages. Seuls quelques rares bâtiments solidement bâtis en pierres de tailles subsistaient encore. Les bombardements ne faiblirent pas.
Au matin du troisième jour, celle que l’on nommait le Joyaux des Plaines n’était plus qu’un amas de ruines fumantes et noircies.
Les portes principales s’ouvrirent pour laisser passer une piteuse délégation, et les Gueules du Tonnerre se turent enfin. Seddis accepta une reddition totale et sans compromis.
Durant les jours qui suivirent, les Cités Libres acceptèrent de négocier avec le royaume d’Ircanie. Les conseillers trouvèrent des accords. La paix fut signée.
Le royaume d’Ircanie régnait désormais sur l’ensemble des Territoires Libres.