41e jour de la saison des soleils 2447
— Zé, tu vas bien? Tu n'es jamais revenue, dit Fayne nerveusement. Il fallait que j’essaie toute seule!
L'adolescente aux cheveux argentés secoua la tête en signe de déception.
— Non, non ! Tu sais que c'est mieux si je le fais. Ils n'oseront pas me couper la main pour avoir volé. Dans le pire des cas, j'aurai droit à un sermon de mes parents ou d'Arlien."
Ce n'était jamais qu'un sermon, mais ce n'était pas la peine d'inquiéter Fayne avec ça.
— Je sais, dit son amie, le regard bien bas.
— S'il te plaît, la prochaine fois, attends-moi.
— Alors, que s'est-il passé cette fois-ci ?
— J'ai été retardée. Les détails ne sont pas importants. Mon père ne nous aurait pas donné d'argent de toute façon.
Elle se tourna vers la troxxe à l'air féroce et appliqua de la crème à base de plantes et un bandage sur une entaille sur son flanc. L'animal se débattit un peu et gémit à cause de la douleur.
— Calme-toi, Shirah! tonna Azéna.
Elle claqua des doigts seulement pour se faire ignorer.
— Hé! appela Fayne, en sifflant fortement.
La troxxe fixa son attention sur elle et se calma. Azéna pouvait enfin terminer sa tâche : nettoyer, couvrir et protéger la plaie comme le guérisseur personnel de sa famille le lui avait montré.
— Siffle, conseilla la rousse. Elle réagit mieux à ce son.
— Bien reçu, grogna Azéna.
Fronçant les sourcils, elle croisa les bras. Ses yeux rencontrèrent ceux de Fayne. La rousse ne semblait pas impressionnée.
— Quoi? grogna la Kindirah avec défiance.
— Je vois qu'il est temps pour moi de partir, dit Leith.
Elle se dirigea vers Fayne et lui tendit le filet de pommes royales. La jeune fille accepta le cadeau avec un petit sourire sincère. Leith émergea de la cachette et partie.
— Je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir et de la remercier, marmonna la Litfow.
Azéna baissa le regard et se sentit résister à une grimace.
— De toute façon, c'est une inconnue.
— Nous lui devons un minimum de gratitude. Elle nous a aidés.
— Quelques informations sans importance, un filet de pommes et un petit sauvetage ne sont en aucun cas suffisants pour que j’accorde ma confiance à quelqu'un, répondit Azéna en haussant un sourcil.
— Bien sûr, tout cela n'a aucune valeur pour toi. Tu te laisses à nouveau aller.
La jeune Kindirah savait qu'elle pouvait agir sur la défensive et qu’elle faisait difficilement confiance. Elle ne pouvait s'empêcher de se sentir insultée. Elle n'était pas faible.
— Tch! Je veille sur nous, pour notre sécurité.
— Tu fais fuir des alliés potentiels, ce qui est très rare de nos jours si tu ne l'as pas remarqué, grommela Fayne. Je ne sais pas ce qui ne va pas chez les gens, mais ils sont anxieux. En tout cas, Leith a été bonne avec nous.
Une tension et un silence pesant s'installèrent entre eux.
— Allez, c'est l'heure, dit Fayne. Nous devons retourner au château. Ils nous attendent pour le souper.
— Je peux passer mon tour ? demanda Azéna d'un ton sarcastique.
Elle attacha ses cheveux en queue de cheval puis caressa la tête de Shirah. La troxxe la fixa avec amertume et poussa son visage avec son long museau orange.
— Tu ne peux pas m'abandonner, ordonna l'herboriste.
Elle les observa avec un petit sourire sur les lèvres. Shirah poussa un cri plaintif, réclamant d'autres caresses. Azéna prit cette tâche à cœur.
— Je sais, ma jolie. Tiens-toi bien, hein? On ira explorer la forêt tout à l'heure quand il fera nuit!
Les adolescentes remontèrent à la surface et placèrent la tombe au-dessus du trou afin que leur cachette soit à l'abri des regards.
— Heureusement que le château n'est pas très loin, dit Fayne. On peut y arriver à temps.
Elle avança avec hâte, mais elle ralentit quand elle remarqua qu'Azéna traînait derrière elle.
— Je reconnais cette expression. Tu ne veux pas y retourner, n'est-ce pas?
— Pas même un peu, admit la jeune Kindirah. J'en ai assez d'eux, noklysse!
— Tout va bien se passer. Ne t'inquiète pas pour ça.
Elle connaissait Azéna aussi bien que sa propre poche. Les deux jeunes femmes étaient amies depuis leur plus tendre enfance. Malgré leur solide amitié, l'humeur d'Azéna était plus sombre ces derniers temps, surtout depuis que son frère aîné Sérus avait commencé à faire la cour à Fayne.
En effet, elles devaient se rendre au château pour fêter l'approbation du mariage qui avait été reçue quelques jours plus tôt. Fayne était consciente du désaccord de sa meilleure amie et ne semblait pas comprendre pourquoi il en était ainsi. C'était compréhensible, car Azéna ne trouvait pas les mots justes pour le lui expliquer, ce qui aggravait sa frustration.
Quelques rues plus loin, elles croisèrent un homme âgé en robe noire et blanche. Rien qu’à sa présence, Fayne se raidit, anxieuse.
— Ah, Dame Azéna, dit-il poliment sur un ton joyeux.
Dans sa main, il tenait une grosse bourse de cuir. Il versait quelques pièces dans une autre.
— Vous devriez rentrer chez vous. Il se fait tard. Je termine moi-même quelques affaires et je vais directement à un endroit sécuritaire.
Il semblait bien trop heureux. D'habitude, il était toujours visiblement grognon, sauf devant l'Archiprêtre. Il se passait quelque chose.
— Ce sont les dîmes? s'exclama Fayne avec horreur.
Le religieux se tourna vers elle, le visage sombre. Maintenant, il avait l’air plus comme lui-même.
— Et si c'était le cas?
— Tu en voles.
— C'est mon salaire. Un homme doit vivre, comme vous devriez le savoir. L'Archiprêtre ne me soutient pas pendant que je me plie en quatre pour lui.
Il accrocha les sacs à sa ceinture, attrapa le bras de la belle rousse et l'empêcha de s'éloigner.
— Dis quelque chose et tes proches paieront pour toi, bâtarde, siffla-t-il d'un ton venimeux.
La sensation enivrante et familière d'une rage chaude serpentant dans les veines d’Azéna, faisant bouillir son sang. À ce moment-là, elle avait l'impression d'être enfin celle qui dominait les autres. Elle adorait ce sentiment de confiance, comme si rien ne pouvait l'arrêter.
Mais elle devait être prudente, ce qui était plus facile à dire qu'à faire.
Elle s’approcha, faisant de longues et gracieuses enjambées. Quand elle fut à porter, elle tendit ses muscles et serra sa main dans un poing.
Elle vit que du rouge.
Un flash. La lune magnifique qui se levait sur une mer d'obscurité. De là-haut, la vue était pittoresque. Mais elle ne pouvait pas en profiter, car une angoisse soudaine lui agrippa les tripes.
Tout était rouge. Son corps surchauffait. Ses articulations lui faisaient mal à cause de l'impact. Elle se sentait secouée, mais satisfaite.
Le prêtre se couvrait le visage et courait vers le château.
— Espèce d'enfant maudit! Tu ne peux pas nous cacher ta nature!
Azéna sentit sa colère s'apaiser. Elle se tourna vers Fayne et l'aida à se relever. Elle ne savait pas quoi dire. Tout allait se régler tant que Fayne savait qu'elle ne lui ferait jamais de mal.
— On va s'en sortir ensemble, comme toujours, la rassura Fayne.
Azéna se laissa distraire par le singulier grain de beauté qui se dressait fièrement sur le front de son amie, à l'extrême droite.
Fayne le déteste, pensa-t-elle. Moi, je trouve que ça lui va bien.
Quand la Litfow croisa son regard, elle rougit et sourit faiblement.
— Allons-y, dit Fayne.
D'une série de mouvements souples, Azéna se glissa gracieusement devant elle pour lui barrer la route. Fayne faillit la heurter, s'arrêtant au dernier moment.
— Attention! dit-elle. Seule Elysia sait comment tu peux être aussi rapide sur tes pieds!
— S'il te plaît, n'épouse pas mon idiot de frère, supplia la fille aux yeux bleus.
— Tu ne le connais pas comme moi, répliqua Fayne calmement.
— Je m’en contrefiche, bâtard! Justement, je suis sa sœur depuis la toute première année de ma vie. Il a toujours été manipulateur et a deux faces. Comprends-tu ce que je te dis? Lorsqu’il est amical avec quelqu’un, il y a une raison derrière. Être gentil, c’est une faiblesse pour lui, mais aussi un rôle à jouer.
Fayne la contourna et continua son chemin.
— Viens. S’il te plaît, laisse tomber ça pour ce soir.
Vaincue, la Kindirah demeura immobile pendant un long moment.
En fin de compte, elle fit volte-face, fixa l’immense château. Afin d’évacuer un peu de colère restante, elle donna un coup de poing à un arbre aux feuilles blanches. Pour atténuer la douleur vive, elle secoua son bras de façon hystérique en glapissant.
En route, elle passa par une allée pour se rendre à sa destination plus rapidement. Un rôdeur la fit trébucher avec sa botte. Elle s’écroula et s’écorcha les genoux sur le sol rocailleux.
— Tu n’es pas une Fille de la Tempête. Retourne dans ta vieille cabane poisseuse où tes amis les rats attendent de te manger.
Enfants de la tempête était un surnom donné aux habitants de Daigorn. Les Daigorniens étaient très fiers de leurs origines. Les tornades et les vents puissants de la région faisaient partie de l’arrière-plan de la vie pour eux et leur apportaient un sentiment de nostalgie et de paix. Azéna était différente physiquement ; elle était bien trop jeune pour avoir une tête argentée, et pour cela, elle se faisait harceler par presque tous les habitants de Nothar qui refusaient d’accepter qu’elle fût la fille, quoiqu’adoptée, de leur seigneur suzerain. De plus, son statut d’adoption qui prouvait que son sang n’était pas de haute naissance ne faisait qu’empirer sa situation.
Tout cela ne faisait pas d’elle une sorcière ; elle ne pouvait même pas lancer le moindre de sortilège. C’était ridicule. Elle n’avait jamais vu de la magie.
Elle ignora le sang de ses genoux et s’élança vers le château. Elle hurla, annonçant sa présence alors qu’elle passait entre les immenses portes en fer forgé qui séparaient le jardin du château du reste de la ville.
— Ma Dame, salua un Garde Citadine respectueusement.
Azéna bomba le torse avec défiance et ignora les deux soldats stationnés à l’entrée du château qui la fixaient avec incrédulité. L’un d’eux soupira alors qu’elle suivit la traînée de gouttes de sang.
Cet idiot de prête était ici. Il avait probablement reporté l’incident directement à son père. Avec du feu dans sa cadence, elle fit son chemin jusqu’à la salle à manger, mais n’entra pas. Au lieu, elle observa sa famille au travers de l’entrouverture de la porte.
La piste du prête l’avait menée ici, mais il n’était nulle part.
— Voulez-vous entrer, Dame Azéna? demanda le garde posté à l’entrée.
— Non! Par toutes les divinités, tais-toi!
Au centre de la salle à manger, une grande table en bois reposait, bercée par la chaleur qui émanait du foyer. Le sol en pierre blanche était recouvert d’un tapis améthyste de velours. Il y avait des pots d’aspérules blanches partout.
Plusieurs plats soigneusement concoctés attendaient patiemment qu’on les déguste. Malgré le petit nombre de six personnes, on aurait dit que ce festin avait été préparé pour une armée d’hommes affamés. Il y avait de multiples fruits exotiques, un porc entier rôti, des légumes frais de toutes sortes, les pommes de Fayne et une énorme baguette de pain frais. À boire, on avait le choix entre de l’eau ou du vin. Toutes sortes de vins.
Au bout de l’immense table était assis un homme trentenaire dont la barbe sombre traçait sa mâchoire. Sa femme, un peu plus jeune, avait se tenait à sa droite de lui et scrutait la salle à la recherche de quelque chose. En face d’elle se trouvait Fayne ainsi que Sérus. À la droite du couple étaient installées deux jeunes femmes, l’une encore enfant et l’autre qui semblait au début de l’âge adulte.
Azéna tendit l’oreille.
— Elle est encore en retard, signala Sérus avec irritation. Gendrel et Ravon aussi.
— Commençons à manger sans eux, décida Seigneur Kindirah.
— Un peu de patience, préconisa Dame Rivatha en déposant sa main sur celle de son époux.
— Ils vont tous être punis, certains plus que d’autres.
Fayne fixa les paumes de ses mains moites. Sa concentration vacillait de temps en temps et elle évitait le regard de son amant. Elle était manifestement mal à l’aise.
Tria, comme d’habitude, essayait de détourner l’attention du conflit. Elle se tourna vers Argent, la seconde née de la famille.
— Tu es une femme maintenant. As-tu pensé à qui tu allais donner ta main?
— Je ne ruminais pas à propos de ce genre de chose à ton âge, ricana joyeusement Argent.
— Ça, on le sait que trop bien, maugréa Seigneur Kindirah dont les traits s’assombrirent.
La sœur aînée fit une pause, semblant incertaine. La cadette éluda nerveusement le regard de son père.
— Tria, laisse ta sœur tranquille, insista doucement Rivatha. Elle en parlera lorsque le temps sera venu.
Argent ignora les yeux bleus piteux de Tria. Sa tresse châtaine cascadait jusqu’au sol, chose que la cadette n’avait jamais pu accomplir, car sa chevelure refusait de pousser plus bas que le milieu de son dos. Elle avait hérité des traits de sa grand-mère du côté de la famille de sa mère. Les Rueder étaient reconnus pour leur exquise beauté : leurs yeux d’un gris profond rempli de fierté, leurs quelques taches de rousseur sur le nez et les joues, leur peau claire, leur visage allongé, leur buste d’une taille parfaitement équilibré et leur sourire chaleureux. Argent les avait tous. Elle était ravissante.
Tria ressemblait plutôt à son père, soit à la famille Kindirah, avec ses cheveux épais et noirs, sa peau légèrement bronzée et sa poitrine plate.
Cependant, les deux filles étaient grandes et robustes. Bayrne plaisantait souvent qu’elles feraient d’excellentes guerrières s’ils avaient été nés en tant que garçons, ce qui semblait plaire à Argent et irriter Tria.
Ainsi, Tria avait toujours été jalouse d’Argent. C’était tellement superficiel et idiot.
Azéna aurait tant voulu être quelque part d’autres.
Un profond sentiment de nostalgie l’envahit et soudainement, elle se surprit à désirer un endroit qu’elle n’avait jamais vu. Elle n’était pas certaine de l’origine de ses sentiments, mais elle savait depuis longtemps que Nothar, et même Daigorn dans son ensemble, n’était pas sa maison.
On lui tapota l’épaule. Elle se retourna et là, se tenait Serfie, une servante aux longs cheveux bruns et frisés, qui la dévisageait sévèrement. Elle la poussa vers l’avant.
— Noklysse, j’y vais! grommela-t-elle, se mettant à pousser les portes.
— Dame Azéna, annonça le garde.
Six regards se fixèrent sur la demoiselle qui venait d’entrer dans la salle. Elle avala, en se redressant. Elle adopta une démarche confiante, jusqu’à ce que la servante lui détache sa queue de cheval.
— Hé! aboya Azéna qui se rendit compte de ce qui se passait. Redonne-moi ça, noklysse!
Elle se prépara à courir après elle, mais Seigneur Kindirah lui fit signe de venir s’asseoir.
— Maudite pute, grommela-t-elle en obéissant à son père.
— Ce sont des mots bien injurieux pour une dame, commenta le seigneur son père.
Rivatha pointa la chaise à la droite de Tria et Azéna alla s’asseoir en gardant la tête haute. Sérus fut le premier à se désintéresser d’elle et tourna son attention à son suzerain. Il s’attendait à ce que le seigneur allait dire quelque chose, mais Bayrne garda le silence.
— Pourquoi es-tu incapable du respect? demanda le patriarche avec une touche subtile d’impatience qui trahissait le calme de sa voix. Quelle est ton excuse, cette fois?
— Bayrne, commença Azéna, je suis…
— Père, corrigea-t-il avec sévérité.
— Si vous devez savoir, Père, j’exerçais de la discipline sur ces sales prêtes qui courent les rues en liberté. Ne me commence même pas en ce qui concerne les gardes.
— N’en parlons plus, supplia Rivtha. Ce souper est censé être un joyeux événement.
— C’est loin de joyeux, murmura Azéna avec sarcasme.
Bayrne leva une main pour avertir qu’il désirait le silence :
— Tu n’as aucun droit à l’opinion dans cette décision. En fait, vous avez tous le droit de goûter à votre propre médecine. De la discipline, tu dis, ein?
Sa fille adoptive enfonça sa fourchette profondément dans le bois de la table, ce qui fit sursauter Tria.
— J’ai une opinion et personne ne va me retirer ce droit, contesta-t-elle.
— Petite rebelle, tu parleras convenablement à ton père, ordonna Bayrne avec une touche d’irritation.
— Ostie, tu n’es pas mon père!
Personne n’osa prononcer un mot.
Azéna en profita pour rassembler son courage. De telles paroles étaient considérées comme une insulte envers un seigneur. Il fallait être fou ou très courageux pour commettre un tel acte.
— De toute façon, tout cela n’est qu’une blague! Nous savons tous que Sérus est ignoble. Fayne mérite mieux.
— Azéna, s’il te plaît, insista sa mère. Ce n’est pas à toi de décider.
Bayrne se leva de son siège. Sa silhouette imposante semblait continuer de grandir tandis qu’il fixait Azéna.
— Profite de ton repas, grogna-t-il. Après ça, tu resteras dans ta chambre pour une durée indéterminée. Tu seras gardée à tout moment, même quand tu dors.
La jeune rebelle dut s’avouer vaincue, mais elle n’allait certainement pas le montrer. Elle serra les poings et sortit de la pièce.
Alors qu’elle s’apprêta à partir, un garde fit irruption avec agression, endommageant la porte.
— Monseigneur! Cria-t-il, paniqué. Un dra… ga… ru..
Le visage de Bayrne se déforma par la frustration.
— J’espère que ça va en valoir mon intérêt, mon gars.
Le soldat prit une profonde inspiration et salua son seigneur comme il se devait. Un poing sur la poitrine, il se redressa, ce qui fit cliqueter son armure de plaques.
— Un dragon est aux portes ouest, Monseigneur.