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1613

1613.

Quelque part dans les montagnes du duché de Savoie.

À quelques mètres, des flambeaux luisaient.

Emmitouflés dans leurs capelines, les capuchons rabattus sur la tête, des hommes demeuraient immobiles, tapis sous le couvert des arbres, dans l’épaisse couche de neige. Le froid s’infiltrait jusque dans leur chair. Certains se risquaient à serrer la garde de leur rapière pour réchauffer leurs doigts gelés. Le cuir craquait comme de la glace.

Un cliquetis. Les yeux se braquèrent sur l’imprudent responsable de ce « vacarme ». Le lieutenant attrapa par le col le bleu qui venait de commettre cet impair.

— Recul de trois pas et pisse ! Mais si j’entends le moindre bruit de métal, je te coupe les oreilles, susurra-t-il.

Tandis que le jeune homme s’éloignait, penaud, les sourires amusés d’un moment revinrent sur le campement à quelques dizaines de mètres de leur position. Des ombres se mouvaient ici et là, entre les différentes tentes. Armées de pique, les silhouettes allaient et venaient en une ronde permanente. Beaucoup de surveillance pour ce qui ne devait être que le simple bivouac d’un convoi marchand. Un « convoi marchand » ? Dans ces montagnes en cette époque de l’année ? Même les habitants de la vallée avaient trouvé cela curieux.

Les nuages avaient déserté le ciel à la tombée de la nuit. La pleine lune brillait d’une étrange lueur bleutée. Certains y voyaient là le signe que Dieu les soutenaient dans leurs entreprises. D’autres, juste un coup de chance.

Si les corps se gelaient, les esprits s’échauffaient. L’impatience gagnait la troupe, le froid la torturait. Malgré la frustration, elle ne bougeait pas. Si leur vieux commandant la laissait se peler le jonc dans la neige, alors elle acceptait de se peler. Pas mal d’entre eux avaient déjà servi sous ses ordres durant les nombreux conflits avec la Savoie. Tous ses membres connaissaient la valeur au combat de celui qui les menait. Ils respectaient aussi bien l’homme que les titres prestigieux qu’il portait. Aujourd’hui plus que jamais, ils étaient prêts à se battre pour lui. Non pas pour ce chef de guerre, mais pour ce père. Ce père déterminé qui bravait les éléments pour accomplir la mission qu’il s’était confiée. Qui, parmi les soldats, pouvait dire qu’ils auraient la même force que cet homme à son âge ? Déjà fallait-il atteindre cette vieillesse qui boudait trop souvent les gens d’armes. Patienter ainsi, des heures dans la neige, à attendre de pouvoir passer à l’attaque, témoignait de sa ténacité et de son courage ! Et rien que pour se montrer dignes de leur chef, le lieutenant et ses gars enduraient eux aussi le froid.

Un hululement retentit. Pas un sursaut, pas un mouvement parmi les hommes qui poireautaient dans le manteau neigeux. Une ombre apparut entre les arbres. Elle glissa comme une anguille jusqu’au vieux commandant.

— Pas moins d’oune cinquantaine d’hommes, voire plous. Tous armés. Sous la grande tente, des gens « importanti », souffla l’éclaireur avec un puissant accent italien.

Le vieux commandant serra les dents. Personne ne le vit faire. Son visage se dissimulait derrière une écharpe de laine. Ses prunelles brillèrent d’une colère froide. Sa troupe n’est pas assez nombreuse pour attaquer ce campement. Ses hommes étaient vaillants, forts et très expérimentés pour la plupart, mais le ratio restait de 1 contre 8 au moins. L’avantage de l’effet de surprise ne serait pas suffisant. La nuit non plus.

— Ma…, déglutit l’éclaireur en voyant le regard noir se braquer sur lui.

— Parle, imbécile, chuchota avec hargne le vieux commandant.

Le soldat ne releva pas l’insulte, mais une boule lui noua l’estomac.

— J’ai l’impression que nous ne sommes pas seuls.

Le vieux commandant leva un sourcil interrogateur. Il n’y avait pas meilleur éclaireur que ce Piémontais dans toute la Savoie et le Dauphiné réunis. Il l’avait servi sur de nombreuses campagnes. Son œil était le plus affûté qu’il connaisse, un vrai faucon. Si avec une telle clarté, il n’avait pu déceler « cette présence » qu’il sous-entendait, c’est bel et bien que le Diable était à l’œuvre.

Le vieux commandant hésita, sonda le regard de l’éclaireur. Ils n’échangèrent pas d’autre mot. Seul un hochement de tête fit pencher la balance.

D’un simple geste, le vieux commandant appela son lieutenant.

— Ils sont plus nombreux que nous. L’affaire ne sera pas facile. Il nous faut les occupants de la grande tente vivants. C’est notre seule chance de…

Il ne termina pas sa phrase. Une boule lui bloqua la gorge. La honte lui monta aux joues d’être ainsi assaillies par ces sentiments. Son second poursuivit, habitué qu’il était des tactiques de son chef.

— Faufilons-nous sous les tentes et égorgeons les dormeurs. Tuons-en le plus possible. Si l’alarme est donnée, salves de pistolets. Puis on tente de terminer à l’épée. Foncez avec les frères Maurienne, Cabosse et L’Auvergnat.

Une grimace tira les traits du vieux commandant. Des méthodes de brigands peu dignes de soldats, mais les circonstances ne permettaient pas de faire preuve de loyauté. Et puis de toute façon, pour de tels lâches, leur honneur ne souffrirait pas de cette ruse.

— Il faudrait placer les tireurs là et là, désigna l’éclaireur.

À pas de loup, les dagues aux poings, la troupe se mit en marche. Deux carabins se séparèrent du groupe pour couvrir et seconder les hommes à pieds.

La neige crissait sous leur botte, leur donnant l’impression d’être une fanfare de tambours. Un premier détachement se coula dans la tente la plus proche de la lisière du campement. Pas un seul bruit ne se fit entendre.

Le reste de la troupe se déploya. Les lames tranchèrent plusieurs gorges dans des gargouillis étouffés. Le vieux commandant, moins enclin à ce genre d’agissement, passa sa rapière à travers le dos d’une sentinelle. D’un pas encore souple et rapide pour son âge, il fila droit vers la tente principale, quatre de ses soldats sur les talons.

— Alerte ! À l’assaillant ! Aux…

Un coup de feu abrégea les hurlements. Des détonations claquèrent. Des corps s’effondrèrent. Le campement se transforma en un gigantesque champ de bataille. Profitant de leur effet de surprise, les soldats se ruèrent vers les esprits encore ensommeillés, déroutés par cette attaque-surprise.

De son côté, le vieux commandant se hâta pour atteindre son objectif. Coûte que coûte, il devait s’emparer d’un des occupants de la tente centrale. Eux seuls pouvaient lui dire où se cachait ce qu’il cherchait depuis des mois comme un forcené.

Des hommes se mirent en travers de son chemin. Son escorte et lui engagèrent le combat. Un premier piquier chargea. Le vieux commandant tira un pistolet de sous son manteau et abattit son adversaire. Un second soldat attaqua. Il n’eut aucun mal à parer le coup. La riposte fut mortelle. Deux autres larrons se jetèrent sur lui ! L’un d’eux le mit en joue.

Un tri claqua sur la cuirasse de la jambe du vieux commandant. Il recula de trois pas, incapable d’encaisser le coup.

— Protégez le duc, hurla le lieutenant en bondissant à son secours.

Les soldats se rapprochent plus encore de leur chef. Ils ferraillèrent avec hargne. Mais les assaillis se multipliaient comme des hydres. Un tombait, deux autres arrivaient.

De la tente principale, cinq silhouettes, toutes nimbées de noirs, masque sur le nez, sortirent en catimini, les armes à la main. Elles se ruèrent vers les chevaux.

Le vieux duc les aperçut. Son cœur bondit de peur dans sa poitrine.

— Ne les laissez pas s’enfuir, hurla-t-il.

Les hommes du duc redoublèrent de hargne pour se débarrasser de leurs ennemis. Mais face au surnombre, la troupe reculait.

Le vieux commandant para une attaque de sa rapière. Son adversaire lui décocha un terrible coup de poing. Ses jambes flanchèrent. Il s’effondra dans une flaque de boues. Son esprit s’embruma. Un coup de feu abattit son agresseur qui allait l’achever.

Deux hommes du duc tombèrent raide morts à ses côtés. Le vieux commandant balaya sa rapière devant lui pour repousser les piques qui menaçaient de l’embrocher.

Un cor résonna. L’ensemble des combattants se figèrent. Une cavalcade, des hennissements !

Une troupe de cavaliers déboulèrent sur le camp comme une vague sur la grève. Ils traversèrent les lieux en fauchant les soldats sur leurs passages. Des mousquetades claquèrent. Des fantassins hurlants accoururent à la suite des chevaux.

La bataille devint confuse.

Le lieutenant fit bouclier pour son vieux commandant toujours au sol. Les cavaliers ne se préoccupèrent pas d’eux, moissonnant uniquement leurs adversaires. Ceux qui ne furent pas emportés par la charge reprirent leurs assauts sur les hommes du duc. Le lieutenant sentit une goutte de sueur sur son front face au surnombre. Il contra l’attaque d’un premier homme. Un second pointa sur lui. Un tir de carabin le culbuta. Les fantassins se portèrent à leur secours !

Le tumulte de l’offensive s’estompa comme un écho. Les détonations cessèrent, les cavalcades s’arrêtèrent, le bruit des fers se dissipa. Seuls restèrent les râles des blessées.

Le lieutenant aida le duc à se remettre sur pied d’un coup de main vigoureux. La piétaille les encercla, rapière au poing, pistolets armés.

D’un ton ferme, le vieux commandant ordonna à ses hommes de demeurer calmes. Ses soldats hésitèrent, mais s’exécutèrent sans mot. Si cette troupe arrivée comme par surprise avait voulu les tuer, elle l’aurait fait.

Le vieux commandant bomba le torse :

— Messieurs, je suis…

— François de Bonne, seigneur du Glaizil comte de Pont-de-Veyle, duc de Lesdigières, pair et maréchal de France, le coupa une voix autoritaire et avec un terrible accent piémontais.

Les yeux se portèrent vers celui qui avait osé interrompre le duc avec tant d’impertinences. Un cavalier, escorté de deux soldats lourdement armés, se présenta à eux. Ceint dans une cuirasse, il toisa un instant le duc et ses hommes. Un large sourire amusé se dessina entre ses moustaches et son bouc bruns. Ses pupilles brillaient de l’arrogance des puissants victorieux.

François de Bonne arrêta d’un geste de main impérieux son lieutenant qui allait répliquer avec véhémence. Il retira son écharpe et sa capuche pour dévoila son visage. Puis, il salua.

— Monsieur le duc.

Puis se retournant vers ses hommes :

— Messieurs, vous devez votre vie à Charles-Emmanuel 1er, duc de Savoie.

Les soldats français s’inclinèrent de mauvaise grâce.

Charles-Emmanuel 1er de Savoie mit pied à terre d’un pas souple. Malgré sa cinquantaine bien tassé, le duc se portait fort bien. L’homme se fraya un chemin jusqu’au Français. Avec un œil un peu narquois, il dévisagea de la tête au pied celui qui fut à plusieurs reprises son adversaire sur le champ de bataille. Mais derrière cet amusement d’avoir François de Bonne dans le creux de la main, il le jalousa. À près de soixante-dix ans, Lesdiguière portait encore la rapière avec fougue et prestige. Pourtant, les signes de l’âge dessinaient sur son visage. La barbe blanche taillée en pointe ne cachait pas ses rides. Les larges poches sous ses yeux pétillants comme ceux d’un jeune homme témoignaient d’une fatigue qui ne transpirait nulle part ailleurs.

— Je crois que vous avez désormais une dette envers moi, se moqua Charles-Emmanuel avec toujours ce fort accent piémontais. Cependant, une bande française dans mes États… (il fit claquer sa langue plusieurs fois) pourrait être considérée comme une déclaration de guerre.

Lesdiguières ne laissa rien voir de l’effroi qui le traversa. Non seulement il n’était pas parvenu à s’emparer des individus masqués, mais en plus il risquait de provoquer un conflit entre la France et la Savoie.

— Si Monsieur le Duc me le permet, je vais lui expliquer pourquoi je me suis ainsi aventuré sur ses terres, avec une troupe, très restreinte au demeurant, sans lui demander d’autorisation.

Des cavaliers savoyards arrivèrent dans le camp. L’un d’eux s’approcha près du duc. Ils échangent quelques paroles incompréhensibles pour les Français. Charles-Emmanuel 1er montra quelques signes de contrariété et donna des ordres. Puis son attention revint à Lesdiguières.

— Mon ami, dit-il à la surprise général, je sais pourquoi vous êtes ici. Venez avec moi.

François de Bonne rassura d’un geste de main son lieutenant qui lui lançait des regards inquiets. Lui aussi partageait des appréhensions. Que savait vraiment le Savoyard ? La Vérité ? Et pour cause, il le soupçonnait d’être à l’origine de tout.

— Occupez-vous des blessés. Rassemblez nos morts.

Lesdiguières suivit le duc de Savoie en boitant. Charles-Emmanuel marcha lentement. Une démarche atypique pour cet homme dont le pas se rapprochait plus de la course. Cela convint très bien au français. Entre le coup de feu qui avait rebondi sur sa cuissarde et la chute, François de Bonne du, hélas, bien admettre qu’il n’avait plus vraiment vingt ans.

Ils entrèrent dans la tente principale du campement. À l’intérieur, les soldats savoyards maintenaient fermement un personnage, à genoux, un large capuchon sur la tête, un masque horrible sur le visage.

Le cœur de Lesdigiuère bondit dans sa poitrine. Il en tenait un !

Le duc de Savoie ordonna. Un des soldats baissa le capuchon du prisonnier et lui arracha son masque sans ménagement.

— Connaissez-vous cet homme, demanda Charles-Emmanuel ?

Le vieux français examina un long moment l’individu que ses geôliers peinaient un peu à maintenir en place. Jeune, le visage déformé par une haine terrible, ses yeux noirs jetaient des éclairs. Il professa des injures dans plusieurs langues, dont celles comprises par les deux ducs.

— Non, répondit froidement Lesdiguière.

— Moi si. C’est Ludovico-Battista di Solere, bâtard du comte de Genola. Un intrigant fort bien connu pour ses goûts déviants pour la sorcellerie et d’autre pratique dont je ne préfère pas parler de peur d’offenser notre Seigneur. En outre, tout me porte à croire que cet homme fait partie du complot qui m’a ravi mon fils naturel Emanuele.

Lesdiguières pâlit. Il croisa les bras sur la poitrine pour cacher les tremblements de ses mains. Cela n’échappa point au duc de Savoie qui ajouta :

— Vous êtes désormais dans l’un des secrets les mieux gardés mon duché.

— Depuis quand, balbutia François de Bonne encore secoué par cette découverte ?

— Il y a six mois. Soit à peut-être au même moment que la disparition de votre petite fille.

Le vieux français ne put retenir un sanglot. La main du duc de Savoie se posa sur son épaule. Durant un court instant, ces deux hommes étaient deux pères en détresse à la recherche de leurs enfants.

— Je vous dois des excuses, Monsieur le Duc, commença François de Bonne.

— Dans d’autres circonstances, probablement que j’aurai envahi le royaume de France pour une telle intervenions dans les États. Mais la concomitance des deux disparitions me parait bien trop étrange pour être qu’une coïncidence. Par ailleurs, en prenant soin de nous quereller et de nous insulter par ambassadeur interposé, je savais que je donnerais confiance aux ravisseurs pour agir librement, se croyant à l’abri d’une menace. J’ai ainsi pu faire mener une enquête en toute discrétion. Des investigations qui, me semble-t-il, nous ont conduits ici ce soir. Cela ne peut être que la volonté de Dieu.

Lesdiguières ne le contredit pas. Il se garda cependant de dire à Charles-Emmanuel 1er que jusqu’à présent il n’avait cessé de penser que la disparition de sa dernière fille était de son fait. Désormais toutes ses certitudes étaient balayées.

Le duc de Savoie donna une nouvelle fois des ordres. Un de ses hommes frappa au visage di Solere. L’interrogatoire commençait.

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