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Xian_Moriarty
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Une eau poisseuse comme un crachat dégoulinait sur les marches taillées de la roche couverte d’algues. Lesdigiuières descendait avec prudence à la suite du duc de Savoie. Audacieux, ou complètement fou, le Savoyard avait tenu à prendre la tête de cette entreprise malgré les réticences de ses hommes. Dans le mince espace, il faisait une cible de choix pour un meurtrier ou un tireur qui remonterait du fin fond de ce gouffre. Une torche dans une main, sa rapière dans l’autre, Charles-Emmanuel prenait aussi ses précautions. Il pouvait bien passer du temps à faire des remarques au Français, lui-même avait déjà une bonne cinquantaine. À cet âge, certains étaient déjà séniles. Avec un peu de chance, il vieillirait comme son comparse français.

Plus la troupe s’enfonçait dans les entrailles de la Terre, plus des effluves étranges remontaient dans les narines. Par moment, les odeurs piquaient, à d’autres, elles donnaient des nausées. À croire qu’un laboureur des Enfers passait sa charrue infernale dans un cimetière. Ces relents de morts grattaient aussi bien les muqueuses que les esprits. Des soldats se signaient, triturant leur chapelet tout en récitant un Pater Noster ou un Je vous salut Marie dans leur langue de naissance.

L’air glaçait les chairs. Les volutes de fumée sortaient par saccades des bouches tendues par la peur. Lesdiguières sentit comme un souffle ramper sous sa cuirasse pour venir le saisir à la gorge. Le souffle court un instant, son pied glissa sur une marche humide. Son lieutenant le rattrapa de justesse au prix de sa torche. Cette dernière dévala l’escalier en vis dans un bruit de tonnerre. Le duc de Savoie lança un regard contrarié par-dessus son épaule. Mais son regard fut vite rappelé par une lueur à quelques marches de là.

D’un pas prudent, la troupe déboucha dans un large couloir. Charles-Emmanuel 1er leva sa torche pour mieux distinguer le chemin dans cette immense gorge de monstre. Un homme derrière lui ne put retenir un cri. D’autres firent un pas en arrière alors que certains loupèrent les dernières marches, manquant de faire dégringoler le reste de la colonne.

Des visages horribles, grimaçant, sortaient des murs. Le duc s’approcha avec prudence. Il donna un coup prudent de la pointe de la rapière sur la première face abjecte qui le regardait. Des sculptures. Rien que d’épouvantables faces gravées à même la roche du couloir.

— À croire qu’ils cherchaient à s’échapper des Enfers, maugréa Lesdiguières avec une grimace de dégoût devant tant de réalisme.

— Ou qu’ils cherchaient à fuir, grogna le duc de Savoie en se signant.

Charles-Emmanuel 1er reprit ses hommes. Ces derniers montraient des signes d’appréhension à pénétrer dans cette gorge infernale. Leurs yeux se fixaient sur ces expressions d’horreur et de terreur aux réalismes démoniques. Les moqueries des Français, protestants et moins prompts à craindre les supplices infernaux, eurent plus d’effet.

Leurs pas clapotaient dans de fines flaques d’eau. Des gouttelettes ruisselaient sur les longues concrétisations qui descendaient du plafond. Autant de dents prêtes à broyer les audacieux qui passaient sous elles.

— À croire que nous sommes dans la gueule du Diable, maugréa Charles-Emmanuel.

— Un Diable à l’haleine fétide et glaciale.

Le froid piquait les doigts crispés sur les crosses des pistolets ou sur les gardes des rapières. Les odeurs de cadavres, dignes d’un champ de bataille en plein été, agressaient toujours les narines de la troupe.

Au bout de cette trachée maléfique, un second escalier en vis plongeait encore dans les ténèbres. Du fond du gouffre, d’étranges échos remontaient comme des hurlements d’âme en peine.

Les deux ducs échangèrent un regard. S’il fallait se rendre devant Lucifer en personne pour récupérer leurs enfants, ils iraient. Sans aucune hésitation, Charles-Emmanuel 1er posa un pied prudent sur la première marche humide. Ce second escalier suintait encore plus d’eau que le premier. À peine le talon posé, un puissant bruit de tambour remonta le long du boyau. Plusieurs hommes ne purent retenir des exclamations de crainte. Même Lesdigiuières avait sursauté, surpris par cet avertissement monstrueux. Passé le moment de stupeur, le duc de Savoie serra plus encore sa lampe et descendit, le Français sur les talons.

La descente leur parut interminable. À tel point que les lampes montraient des signes de faiblesse. Plus la lumière diminuait, plus une boule serrait les estomacs de Charles-Emmanuel 1er et de François de Bonne. Dans leur dos, les prières ne suffisaient plus à calmer les esprits. L’autorité ducale peinait à maintenir le calme et deux Savoyards avaient déjà fui. Seul l’orgueil des Français les contraignait à continuer à suivre aussi aveuglément leur chef.

Les coups de tambours gagnaient en intensité. Lesdigiuières serra les dents. Son cœur battait au rythme des percussions. Percussion qui faisait vibrer les murs à tel point qu’ils paraissaient vivants.

Alors que la lumière des torches se mourait, une lueur apparut enfin en bas des marches. D’un pas prudent, mais aussi soulagé, la troupe s’avança. S’ils avaient descendu la gorge de la bête des Enfers, ils découvraient désormais l’estomac. Parvenus à une sorte de mezzanine, les Français et les Savoyards eurent le souffle coupé sous l’immense coupole qui ornait le dessus de leur tête. La voûte de cette immense cathédrale souterraine grouillait de figures terrifiantes. Si dans le couloir précédent, seuls les visages dépassaient, ici, des bustes entiers donnaient l’impression de s’extraire de la roche. Les bras se tordaient dans l’espoir de rejoindre un sol situé encore à une dizaine de mètres en contrebas.

Sur un signe de la main du duc de Savoie, toute la troupe s’accroupit. Ils n’étaient pas seuls.

Dans la salle, des gens s’agitaient au milieu de chariots entrés en ces lieux par quelques magies. Tous portaient un masque sur le visage. D’autres, tapis en meute dans un coin de la salle, cachaient leur visage sous un large capuchon. Certains tenaient le rebord de leur capuche, témoignant ainsi d’une crainte d’être reconnu. Les individus qui ne se dissimulaient pas sous une cape s’activaient à d’étranges offices que les spectateurs ne comprenaient pas.

Un frisson remonta l’échine de la troupe comme un serpent vicieux. Si personne ne saisissait les actions de ceux identifiés comme des domestiques, ils reconnurent très bien l’autel qui trônait, non pas au milieu de l’immense salle, mais non loin d’un lac souterrain. Des flambeaux illuminaient les berges. L’eau, encore plus transparente que du cristal, laissait voir un trou béant qui continuait de descendre dans les profondeurs, là où aucune lumière ne pouvait se rendre. Le lieu aurait pu être enchanteur si des cadavres à moitié décomposés ne gisaient pas dans les eaux cristallines. Sur le fond, des os blanchis. Là où l’onde rencontrait la paroi rocheuse flottait dans une barque.

— Par tous les saints, jura le duc de Savoie en se signant, n’est-ce pas la barque du Nocher des Enfers ?

— J’espère que vous avez vos oboles, grinça François de Bonne.

Tandis que la troupe de Savoyards et de Français descendait avec prudence et discrétion, les étranges domestiques s’affairaient dans la place sous les yeux inquiets des individus masqués. Ils allumaient ici et là d’autres braseros. Dans certains, les flammes dessinaient des ombres sur les corps des plafonds, leur donnant l’impression de se mouvoir.

D’autres serviteurs traçaient des symboles sur le sol à l’aide d’instruments de mesure. Le duc de Savoie ordonna à l’un de ses hommes de regagner la mezzanine pour observer ce qui se dessinait, mais aussi de surveiller le passage par lequel ils étaient arrivés. D’autres personnages arrivèrent par un chemin inconnu. Les rapières se dessinaient sous les capes. Dans ce groupe de nouveaux venus, un personnage se détacha du lot. Il alla à la rencontre de serviteurs. Sa voix ne résonna pas sous la voûte. Il se pencha à l’oreille des officiants. Tous s’affairèrent davantage.

L’autel fut déplacé avec une facilité déconcertante et un second fut amené, lui aussi sorti des entrailles de la montagne. Ils furent recouverts chacun d’un drap blanc. Puis des fers y furent fixés.

Une fois descendus de la mezzanine, les hommes du duc de Savoie et les quelques Français se dispersèrent en toute discrétion dans l’immense salle. Certains coins étaient encombrés de malles et de carcasses de chariots vides.

Charles-Emmanuel 1er et François de Bonne demeurèrent ensemble. Les deux hommes ne quittaient pas les étranges préparatifs. Le duc de Lesdiguières tripotait la garde de sa rapière avec appréhension. Les soldats du Savoyard ne seraient jamais assez nombreux pour affronter l’assemblée présente. Rien que les domestiques les surpassaient. Et nul doute que le duc de Savoie le savait fort bien.

— Ne devrions-nous pas essayer de saisir cet individu ? murmura le Français à voix très basse.

— Inutile d’agir tant que nous ignorons où se trouvent nos enfants. Qui sait ce qui pourrait leur arriver si nous nous dévoilons. Patience, mon ami. Bien que cela me répugne, je veux savoir quelle hérésie se trame dans mon duché.

Les préparatifs durèrent encore un long moment. L’odeur âcre de la mort qui agressait toutes les narines depuis les escaliers supérieurs se mélangea à celle, plus douce, de l’encens. Mais dans ce lieu clos aux effluves immondes, le doux fumet prenait un goût âcre dans la bouche.

Agenouillé, les vieilles articulations de François de Bonne le faisaient souffrir. Bien que cela blessa son orgueil, il s’assit comme une simple piétaille épuisée après un combat.

Soudain, les tambours cessèrent. Un silence étrange s’abattit sous la coupole. Le duc de Lesdigiuières entendit son cœur battre dans sa poitrine. La peur de se faire entendre lui rongea l’estomac. Il se releva pour retourner espionner avec le duc de Savoie.

Les encapuchonnés armés, masqués, se tenaient en un très large arc de cercle autour des autels. Derrière eux, les domestiques se dressaient comme une grille infranchissable.

Les tambours reprirent dans un rythme différent, très lent. Puis un chœur grave, terrible à entendre, terrible parodie de chants religieux, résonna. Alors, les encapuchonnés se mirent à genoux en laissant un passage en leur milieu.

Un être voûté, recouvert d’un long voile noir, sortit du néant. Appuyé sur une canne, il s’avança d’un pas lent, difficile. Quelques encapuchonnés levèrent les yeux sur ce personnage, mais ils rebaissèrent vite les yeux, comme s’ils craignaient une quelconque malédiction.

Toujours à l’affût, Lesdigiuères eut l’impression de voir passer Charon dont la barque gisait sur le lac.

Quand cet être étrange se trouva entre les autels, tambours et chœurs cessèrent. Un son épouvantable, rauque, émergea de la gorge du personnage. En quelques instants, le spectacle devint une parodie de messe dans une langue incompréhensible.

Lesdigiuères aperçut le duc de Savoie fulminer. Comme tout bon catholique, la messe était un office sacré et le singer ainsi devenait un terrible blasphème. Pourtant, Charles-Emmanuel 1er continua d’observer ce spectacle odieux.

Les percussions changèrent. Deux petits chariots, tirés chacun par un duo de boucs noirs, s’avancèrent jusqu’aux autels. L’être officiant passa entre les deux convois. D’un geste, il frappa sur les coffres qui reposaient sur les attelages.

Tout devint noir !

Des cris résonnèrent dans la salle plongée dans les ténèbres. Lesdiguières se sentit bondir sur ses jambes, la main sur la garde de sa rapière. À peine avait-il saisi son arme que la lumière revint comme par enchantement. Deux mains vigoureuses le tirèrent vers le bas. Le duc de Savoie le fit choir. Le vieux Français serra les dents pour ne pas crier.

— Veuillez me pardonner, mais il n’est pas encore temps de nous faire voir, grinça Charles-Emmanuel.

François de Bonne allait cracher quelques harangues contre le Savoyard quand il vit le visage du duc pâlir. Avec difficulté, le Français se releva dans des craquements de bois brisés. Ses yeux se posèrent sur le spectacle qui mortifiait le duc.

Sur les deux autels, enchaînés comme des animaux, deux enfants. Leurs enfants. Le petit Emanuele du duc de Savoie et sa petite Emmanuelle. Lesdiguières voulut bondir, mais la terrible poigne de Charles-Emmanuel le retint.

— Qu’est-ce qui vous prend ? grogna à voix basse François de Bonne.

— Attendez encore, se montra ferme le duc.

Le vieux Français s’inclina, mais la rage lui serra l’estomac. Ses doigts blanchissaient sur la garde de sa rapière. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il mordit sa main libre face à l’horreur qui se jouait devant ses yeux.

La petite Emmanuelle, les chaînes aux poings et aux chevilles, était nue, tout comme son petit camarade. Ses cheveux blonds tombaient sur son visage poupin. Ses yeux rouges laissaient encore perler des larmes. La fillette lançait des regards perdus tout autour d’elle, la respiration rapide.

Le fils bâtard du duc de Savoie était dans le même état, à ceci près que son angoisse s’échappait souvent du fond de sa gorge entre deux battements de tambour.

L’état des enfants s’expliquait aussi bien par la peur que pouvait susciter la situation, mais aussi par la douleur. Si Lesdiguières avait bondi, ce n’était pas juste pour s’emparer de son enfant chérie traitée comme un animal, mais parce ce qu’elle portait des traces de violences. Sur sa poitrine, tout comme sur celle du petit Savoyard, d’horribles blessures encore rouges la marquaient.

— Quel genre de monstre peut ainsi meurtrir ces innocentes petites âmes ! enragea François de Bonne !

— Du genre à braver toutes les lois divines pour des desseins qui nous échappent encore.

Le duc de Savoie se mordit l’intérieur de la joue. Il feignait le calme alors que l’envie de bondir pour châtier des hérétiques lui démangeait les entrailles. Mais une terrible curiosité, probablement alimentée par ces lieux immondes, le poussait à attendre d’en savoir plus avant d’agir. Et puis, il caressait l’espoir de voir un visage se découvrir. Car s’il ne pouvait secourir son fils, il ferait châtier avec la plus grande sévérité ces intrigants hérétiques.

Une fois encore, les tambours changèrent de rythmes, les chœurs aussi. L’officiant reprit un étrange chant rauque. Un vent souffla de nulle part. Les flammes des flambeaux et des braseros suivirent le mouvement invisible de ce souffle démoniaque. La luminosité descendit. L’incandescent orangé du feu laissa place à une lueur verte, blafarde.

Le silence s’installa. L’un des encapuchonnés se détacha du lot. D’un geste de la main, il invita un second à le suivre. Ensemble, ils s’approchèrent des autels et de l’officiant, suivis par deux domestiques. Devant l’être voilé, ils s’agenouillèrent. Des paroles furent échangées, à voix basse.

François de Bonne tendit l’oreille. Si les murmures résonnaient sous la coupole, hélas, ils demeuraient inintelligibles. Par contre, il fut convaincu qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme.

L’officiant fit un geste brusque. Un tonitruant coup de tambour résonna. Puis la voix rauque de l’être étrange résonna de nouveau, seule, dans la salle. L’eau du lac se mit à bouillir. Les flammes perdirent leur teinte verdâtre pour reprendre un aspect normal.

Un brouillard noir et poisseux sortit des flots. Lentement il rampa comme un ver jusqu’aux autels. Les enfants crièrent.

C’en était trop.

Le duc de Savoie sortit de sa cachette, Lesdigiuères sur les talons. Il pointa son pistolet sur l’officiant qui s’effondra. Les troupes savoyardes se dévoilèrent alors, toutes dissimulées un peu partout.

— Au nom de Son Altesse le duc de Savoie, vous êtes en état d’arrestation !

Les domestiques aussi bien que les spectateurs s’enfuirent. Les coups de feu en firent tomber quelques-uns. Les fuyards s’engouffrèrent dans un passage dissimulé dans la roche, d’autres se ruèrent vers la large ouverture qui avait permis les passages des chariots.

Mais Savoie et Lesdiguières ne s’en soucièrent pas. Ils couraient vers les autels pour porter secours à leurs enfants. Sur les deux individus qui s’étaient agenouillés devant l’officiant, un seul se dressa devant la route des deux pères. L’autre suivit le mouvement de fuite général.

Le sol trembla. Les ducs perdirent l’équilibre. François de Bonne tomba. Son épaule craqua dans un horrible bruit sourd. Il poussa un cri de douleur. Son hurlement fut couvert par un autre plus terrible encore.

Le brouillard noir attrapa le fils du duc de Savoie. L’enfant hurla de douleur et de terreur. La brume engloutit sa victime qui se devinait encore à l’intérieur. Les cris ne cessèrent pas.

Charles-Emmanuel 1er bondit comme un chien enragé vers son fils. Une lame manqua de peu de lui trancher la gorge. Un geste de parade rapide lui sauva la vie. L’encapuchonné lui faisait face et le chargea. Le Savoyard n’eut d’autre choix que d’affronter cet obstacle. Il appela du soutien, mais tous ses soldats se battaient déjà.

Lesdiguières peina à se redresser. Son corps lui faisait défaut. Il serra les dents de colère, contrarié de se sentir aussi impuissant dans un tel moment d’horreur. Malgré les douleurs, il se traîna dans la direction des enfants. Il croisa le regard en pleur de sa fille. Une étincelle brilla dans les prunelles de la petite qui hurla de plus belle :

— Père !

L’appel de son enfant donna un coup de vigueur au duc de Lesdisguière qui réussit à se remettre sur pied pour aller saisir la petite prisonnière. La fillette se débattait pour fuir ses liens en vain.

Le sol trembla alors qu’un cri terrible figea tous les belligérants. Les yeux se braquèrent sur la brume qui avait englouti le fils du duc de Savoie À l’intérieur de cette masse noire vaporeuse, des lignes de feu sortaient des poignets et des chevilles du garçon. Ces mêmes lignes ondulaient à l’intérieur de la masse noire. Plus les veines enflammées se dispersaient dans le brouillard, plus ce dernier se modelait. Bientôt, l’enfant ne cria plus. De nouvelles lignes de feu lui sortirent des yeux pour aller former deux iris brillants comme les flammes de l’enfer sur ce qui pouvait ressembler à une vague forme de tête. Une ouverture se fit dans cette face de plus en plus opaque. Un cri immonde, semblable à de la pierre qui se fend par le gel, éructa de cette étrange bouche. La créature qui poussait autour du corps du garçon grossissait au point de faire bientôt la taille de trois hommes.

François de Bonne resta pétrifié devant cette apparition hideuse. Si le corps de brume prenait de la consistance, de l’opacité, celui de l’enfant donnait l’impression de se dissoudre par les poignets et les chevilles. Déjà ses mains et ses pieds se dégradaient comme brûlés.

Les yeux brûlants se posèrent sur le duc. Un long frisson lui remonta le long de l’échine. La créature se mut dans sa direction. Le duc de Lesdiguières ne put retenir de faire quelques pas en arrière. Un homme se jeta entre lui et la bête infernale.

La rapière du soldat glissa sur l’une des pattes du monstre. La créature hurla de douleur. D’un geste rapide, une main veineuse s’empara du Français comme un homme d’une brindille. L’horrible bouche arracha sans aucune peine la tête du malheureux. La caboche fut gobée comme un œuf avant de disparaître, complètement dissoute dans la chair de brume.

La créature poussa un nouveau cri à pierre fendre. Puis elle se mouva avec lourdeur vers d’autres combattants.

Les hurlements de sa fille redonnèrent un peu de raison à François de Bonne. Une sueur froide lui remonta le long de l’échine. Une autre masse brumeuse dévora sa petite. Les mêmes veines incandescentes brillaient à ses poignets et chevilles alors que le brouillard prenait forme autour du corps.

Sans aucune hésitation, le duc de Lesdiguières plongea ses bras dans la masse brunâtre. Une douleur lui déchira l’épaule. La chair brumeuse lui brûla les membres. Il hurla, autant de douleur que de rage. Il ne parvenait pas suffisamment à pénétrer le brouillard pour s’emparer de sa fille. Les marques sur la poitrine de la petite brillaient de la même manière que les veines.

Une force invisible repoussait les mains du père désespéré. Soudain, deux puissantes poignes s’emparaient des pognes de François de Bonne. Une puissance terrible l’écarta.

Devant lui, non point la silhouette d’un monstre. Les deux yeux de braise brillaient dans une forme presque humaine. De la large fente qui lui servait de bouche, une voix rocailleuse, mais au timbre presque féminin susurra avec peine :

— L’invo… ca… trice.

Lesdigiuères resta un instant pétrifié. Puis ses yeux se détournèrent quand ceux de la créature de brume firent de même.

Au pied de l’autel, la personne que le duc de Savoie avait abattue se mouvait encore. Ses mains rayaient le sol dans l’espoir de bouger. Le duc abandonna le monstre pour se jeter sur l’invocatrice. Ses oreilles entendirent de faibles murmures. Des paroles inaudibles sortaient encore des lèvres ensanglantées.

François de Bonne releva la tête. L’eau du lac bouillonnait toujours. Une troisième nappe de brume en sortait.

Sans aucune hésitation, le vieux Français trancha la gorge de l’invocatrice d’un coup de dague. Immédiatement, le bouillonnement cessa et le brouillard qui en sortait disparut.

Le cœur de Lesdigiuières manqua un battement. Il se retourna vers son enfant. La bête de brume l’enveloppait toujours. L’allure féminine de la créature le frappa. Puis une angoisse le saisit. Sa fille flottait dans ce corps de taille humaine, opaque et encore partiellement informe.

Le bras de brume, nimbé de veines de feu, pointa en direction de l’autre créature. Le premier monstre avait encore grandi, grossi. Armés de hallebardes, le duc de Savoie ainsi que ses derniers hommes tentaient de repousser l’horrible bête.

— L’inscription, dit la femme brumeuse. Il faut… déchirer l’inscription sur… l’enfant.

Les yeux de François de Bonne passèrent d’une créature à l’autre. Poussé par un étrange instinct. Il se précipita vers le duc de Savoie. Malgré la cohue, le Français parvint à transmettre les consignes à Charles-Emmanuel 1er. Le Savoyard ne discuta pas et hurla ses ordres.

Sur la poitrine de la gigantesque créature, des mots étaient en effet apparus. Tout autant veinés de rouge que le reste des lignes de feu. Les hommes s’acharnèrent pour atteindre ces lettres de l’enfer. Hélas, la bête continuait de grossir. Et plus elle grandissait, plus elle prenait de la consistance. À tel point que l’enfant dans son corps ne se distinguait plus qu’avec peine, invisible presque uniquement par ses veines iridescentes.

— C’est impossible, haleta le duc de Savoie, en nage, alors que le monstre venait de broyer l’un de ses soldats.

Le peu de troupes qui demeurait s’affaiblissait. D’un revers de main, l’immonde brouillard envoya voler un autre combattant.

Une ombre passa entre les derniers hommes debout. La créature féminine bondit dans un saut inhumain sur le monstre de brume. Elle brandit une lame. La pointe de métal s’enfonça comme dans du beurre dans la poitrine du titan. Il hurla. La terre trembla. Les hommes se dandinèrent pour ne pas perdre pied. Puis ils se figèrent sidérés.

L’ombre féminine se cramponnait à la dague qu’elle avait enfoncée dans le corps du monstre. Par quelques cabrioles incroyables, ses jambes parvinrent à enserrer le cou de taureau de son adversaire. La tête en bas, ses mains s’emparèrent de la poignée de son arme. Puis d’un geste puissant, elle déchira toute l’inscription sur la poitrine. La gigantesque bête poussa un râle stridulant. Son immense corps fondit en quelques instants.

La brume à forme de femme bondit à plusieurs mètres de la créature mourante.

La troupe survivante observa avec dégoût la créature se décomposer dans une terrible odeur de carcasse putride.

Lesdigiuères se détacha le premier de ce spectacle. Il se précipita vers la créature qui possédait toujours son enfant. Son cœur fit encore un arrêt dans sa poitrine. L’ombre haletait, comme à bout de force. Les veines couleur des flammes de l’enfer scintillaient comme si le vent leur soufflait dessus. Un court instant, un terrible sentiment de pitié l’envahit. Puis il distingua sa petite fille, inconsciente dans ce corps opaque.

François de Bonne s’agenouilla. La pointe de sa dague se posa sur les lettres visibles sur la poitrine de la femme de brume. Une force étrange retint son geste. Une peur incompréhensible s’empara de lui. Comme si blesser cette créature, c’était blesser sa fille.

Des doigts brûlants se posèrent sur sa main. Ses prunelles croisèrent les pupilles rouges de l’ombre.

— Il ne faut jamais… rappeler les morts… Qui sait ce qui peut… sortir… Des Enfers…

Ce fut elle qui poussa la garde sur les premières lettres. Sa bouche étouffa un cri.

Lesdiguières déchira toute l’inscription. La souffrance qui se dégageait de ce visage étrange l’émut plus qu’il ne put le dire. Quand enfin il retira l’arme, les veines se rétractèrent. Alors que la gigantesque bête avait paru fondre, la créature se dissipa comme la fumée dans une cheminée.

— Emmanuelle !

François de Bonne attrapa sa petite fille. Le corps de l’enfant portait de terribles brûlures aux poignets et aux chevilles. Mais aussi sur la paume de ses mains. Une longue estafilade lui barrait la poitrine déchirant l’inscription impie que ses païens de geôliers lui avaient gravée dans la chair.

— Ma fille, répondez-moi !

Le vieux père secoua son enfant. La serra contre lui. Il posa son oreille sur son torse dans l’espoir d’y entendre un battement de cœur. Ce fut le sien qui se serra en percevant les doux chocs. Un faible râle s’échappa de la petite bouche.

Des larmes montèrent aux yeux de François de Bonne. Vivante, elle était vivante.

— Merci, Seigneur !

Une main se posa sur son épaule. Lesdiguières sourit en découvrant son second. Le soldat ne répondit pas au bonheur qui rayonnait sur le visage de son chef. L’épuisement se lisait sur ses traits. La bataille avait été rude, terrible. Le vieux duc se releva, sa fille dans les bras, avec l’aide de son dernier homme. L’intégralité de son corps le faisait souffrir. La fatigue l’accablait. Mais heureux de sentir le souffle de son enfant dans son cou.

Son regard se tourna alors vers les Savoyards.

Quatre hommes se tenaient encore debout, la tête basse. À leurs pieds, sanglotait le duc de Savoie. Lesdiguières fit un pas en sa direction, mais son second l’arrêta.

— Mieux vaut que vous ne voyiez pas.

Une sueur froide remonta comme une araignée le long de la colonne vertébrale de François de Bonne. Ses bras serrèrent un peu plus sa fille.

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