Six mois plus tôt.
Marie Vignon entra dans le cabinet de travail de François de Bonne, sans se faire annoncer. La porte claqua. Le secrétaire du gouverneur du Dauphiné sursauta, surprit par cette arrivée fracassante. Au pas contrarié de sa maîtresse, le duc comprit très vite de quoi il retournait.
— Votre fille a encore disparu, rugit la mère fâchée.
Quand elle était en proie à des sentiments négatifs, Marie Vignon avait un peu la mauvaise manie de désigner sa dernière enfant comme si elle n’était que celle de Lesdiguières.
François de Bonne releva la tête de ses affaires. D’un geste de la main, il renvoya son secrétaire. Nul besoin qu’il assiste à la scène qui allait se jouer. Marie Vignon fusilla du regard le pauvre homme de lettres qui déguerpit la tête basse.
— De quelle leçon s’est-elle échappée cette fois ? De latin ou…
— De bonnes manières, gronda Marie Vignon en posant ses mains sur ses hanches comme une matrone. Parce que la situation vous amuse mon ami ?
Le sourire moqueur de Lesdiguière n’avait pas échappé à sa compagne. Le vieux militaire s’amusait beaucoup des facéties de cette enfant. Espiègle, curieuse et peut-être un peu trop téméraire pour une fille, elle témoignait déjà plus d’attirance pour les activités de son père que de passion pour les cours que sa mère tenait à lui faire apprendre.
— Vous rirez moins quand on la retrouvera dans les écuries.
Un frisson parcourut l’échine de François de Bonne. Son fils, Emmanuel, était mort d’un coup de sabot donné par un cheval. Depuis, il refusait que ses filles s’approchent de ces animaux. Ordre que sa petite dernière faisait mine de ne pas comprendre. Une angoisse lui tordit l’estomac.
— Très bien, ma mie, soupira-t-il. Je vais la faire chercher par nos gens.
— Quand elle sera retrouvée, il serait sage de lui donner une correction pour qu’elle cesse de se comporter comme une sauvageonne !
Marie Vignon quitta les lieux avec autant de délicatesse qu’elle était entrée. Puis Il se tourna alors vers la grosse malle qui lui servait à conserver de précieux documents.
— Votre mère est partie. Je crois que vous pouvez sortir.
Le couvercle du coffre se souleva doucement. Une petite tête blonde, les yeux pétillants de malice, un sourire joyeux, sorti dans l’entrebâillement. Les pupilles bleues jetèrent des regards de droite à gauche, comme pour vérifier que sa mère n’était bel et bien plus là. Puis la petite fille sortie de sa cachette pour se jeter dans les bras de son père. Ce dernier la prit sur les genoux.
— Z’étais bien cazée hein ?
— Si votre mère l’apprend, je crois que nous sommes bons tous les deux pour quelques remontrances, s’amusa François de Bonne.
Le père détailla un peu son enfant. S’il aimait son espièglerie, il appréciait un peu moins de la voir se vêtir comme un garçon d’écurie.
— Est-ce une tenue convenable pour une fille de si haute noblesse comme vous ? Ne faites-vous pas assez enrager votre mère en vous échappant de vos leçons sans en plus vous travestir ainsi ?
La petite fille prit un air très triste qui ne trompa pas un seul instant son père. Mais avec l’âge Lesdiguières se sentait devenir un peu trop tendre.
— Quand est-ce que ze pourrais aller à la guerre avec vous ?
— Les petites filles ne vont pas à la guerre. Et encore moins quand elles sont grandes. Là n’est pas leur place. Vous, votre place, sera, je l’espère, à la cour et auprès d’un bon époux. Et si vous n’êtes pas sage, ce sera le couvent.
La conversation fut interrompue par des appels. Marie Vignon avait mis sur le pied de guerre toute la maisonnée pour retrouver la fillette.
— En attendant que je statue sur votre sort, vous allez retrouver Madame votre mère. Je crois que vous lui avez causé bien assez de soucis comme ça.
La fillette prit encore une mine triste. Mais cette fois, son père se montra plus ferme malgré le petit pincement au cœur de la voir bouder ainsi. Comme elle vit que ses suppliques n’allaient pas fonctionner cette fois-ci, la petite accepta d’aller retrouver sa mère.
— Et si vous êtes sage, jusqu’à la fin de la semaine, je vous emmènerai faire un tour à cheval.
— Oh merzi père !
À peine l’enfant fut-elle sortie que le secrétaire revint pour reprendre leurs travaux. Mais la tâche leur fut difficile, car la domesticité continuait de chercher sa petite fille. Le vieil homme soupira. De toute évidence, il n’avait pas été obéi. Il aurait dû être plus sévère avec elle. Ou mieux, ne pas la cacher ! À force d’entrer dans ses petits jeux, il allait finir par ne plus avoir d’autorité sur elle. Déjà qu’elle n’en faisait qu’à sa tête.
Marie Vignon entra une nouvelle fois dans le cabinet de travail. Si elle avait été très en colère, elle ne l’était plus. L’inquiétude tirait ses traits. Et à la manière de se tordre les doigts, Lesdiguières comprit que la situation n’avait plus rien d’amusant.
— Mon ami, l’angoisse me prend au ventre. Votre fille a disparu depuis bien trop longtemps.
— Je vais vous aider à la chercher, soupira François de Bonne.
— Oh comment donc pouvez-vous êtes aussi calme !
Il n’osa lui répondre que la petite se trouvait ici même, il n’y avait pas trente minutes.
Après s’être assuré que la petite fuyarde n’était ni dans sa chambre ni avec ses deux sœurs, Lesdiguières descendit dans la cour, sa maîtresse sur les talons. Peut-être était-elle encore allée traîner vers la salle des gardes située en face du corps de logis. Ah, s’il la prenait encore à discuter avec ses gens d’armes, cette fois, elle sera sévèrement punie. Il ne voulait pas qu’elle prenne pour habitude de s’acoquiner avec des soldats. Là n’était pas la place d’une demoiselle de son statut !
François de Bonne et sa maîtresse pénétrèrent dans la cour de son château alors qu’un groupe de cavaliers y entrèrent également. L’arrivée de cette troupe inquiéta le maître des lieux qui n’attendait absolument personne. Il plissa les yeux. Ces hommes portaient des tenues sombres, le col de leurs manteaux remonté jusqu’aux yeux. Des épées pendaient à leurs flancs. Le vieux duc avait assez arpenté les champs de bataille pour ne pas voir là quelques « soldats ».
D’un geste prudent, François de Bonne barra le chemin à Marie Vignon, lui conseillant de rester à l’intérieur. Un voile pâle passa sur le visage de la mère inquiète, mais elle ne discuta pas les ordres.
Déjà, quelques gens d’armes de Lesdiguières sortaient de leur baraquement, ayant vu ou entendu, la troupe arrivée. Et bien sûr, entre ses gardes… sa fille.
— Oh la polissonne, ne put s’empêcher de penser son père.
La présence de son enfant augmenta l’inquiétude de François de Bonne. Mais déjà, il remarqua que des bras prudents tentaient de la dissimuler aux yeux des visiteurs, de la repousser dans le bâtiment.
Le coup de feu partit sans que personne ne puisse rien faire. Un des hommes de Lesdiguières tomba au sol dans une gerbe de sang, touché en pleine poitrine. D’autres détonations retentirent. Une balle se planta dans le battant en bois de la porte, à deux doigts de Lesdiguières. Ce dernier se jeta à l’intérieur.
— Aux armes, hurla-t-il ! Marie, allez vous cacher dans les caves avec les filles, vite !
— Oui, mais…
— Faites ce que je vous dis !
Alors que Marie Vignon partait en courant pour chercher ses deux aînées, des domestiques arrivèrent avec des armes. Le vieux soldat s’empara d’un pistolet et tira sur les attaquants. Plusieurs de ses hommes protégeaient l’entrée de leur corps de garde pris d’assaut. À la mince fenêtre, François de Bonne vit émerger la petite tête blonde de sa fille. L’angoisse de perdre son enfant lui tordit les boyaux.
— Reste caché bon sang !
L’horreur lui coupa le souffle quand il l’aperçut se faufiler hors du baraquement !
— Reste à l’intérieur, époumona-t-il !
Les tumultes des combats couvrirent sa voix. Un de soldats de Lesdiguières remarqua la panique de son commandant. Il attrapa l’enfant pour la reconduire à l’abri. Une balle le toucha en pleine tête. Le sang éclaboussa la fillette. Le corps s’effondra sur la petite. Elle hurlait. Elle se traîna de sous la dépouille. Des larmes coulaient sur ses joues salies par la poussière et le sang. Puis elle détala comme un lapin en panique.
— Père ! Père !
François de Bonne sortit de la demeure pour se porter à son secours. Un plomb se ficha à ses pieds. Dans un geste d’esquive, il trébucha. Sa tête tapa contre le battant de la porte. Durant un court instant, ses oreilles bourdonnèrent, sa vue se troubla.
Dans la cour, un cavalier ennemi se rua sur la petite fille qui courrait vers la maison. Le visage dissimulé par un large tissu, il se baissa pour saisir sa proie. Une première fois, l’enfant lui fila entre les doigts, passant comme une anguille entre les pattes du cheval. À la seconde tentative, la puissante main gantée empoigna la fillette par le col. Elle se débattit comme un beau diable. Elle hurlait, tapait des poings.
— Père ! Père !
Le cavalier cala l’enfant sur sa selle. La petite fille se démena avec tant de fougue, qu’elle manqua de lui échapper. Un second cavalier la rattrapa de justesse. Sans aucun ménagement, il frappa la petite harpie qui s’évanouit.
Malgré son esprit sonné, Lesdiguière se releva, la rapière à la main. Pour sauver son enfant, il était prêt à donner sa vie. Alors qu’il n’avait pas fait deux pas hésitants, les deux spadassins tournaient déjà bride. De nouveaux coups de feu tonnèrent. La terre sauta à ses pieds. Ils n’arrentèrent pas François de Bonne qui courait après les cavaliers.
Les hommes de Lesdigières tentèrent d’arrêter les fuyards en vain ! Les chevaux partirent aux triples galops, emportant leur proie. Les derniers assaillants regagnèrent leur monture pour décamper, leur besogne accomplie.
Déjà, les soldats de Lesdiguières se précipitaient aux écuries pour les prendre en chasse.
L’explosion détruisit tout. Les vitres du rez-de-chaussée volèrent en éclats. Du bois monta jusqu’à plusieurs mètres de hauteur. Les hommes très près de l’épicentre furent balayés, les chevaux pulvérisés. Lesdiguières tomba, déséquilibré par le souffle. Son épaule heurta violemment le sol. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il demeura hagard quelques instants, médusé devant le champ de bataille qu’était devenue la cour de son logis. Revenant quelque peu à lui, il se releva avec peine, son corps endolori par ses deux chutes. Il se précipita à l’entrer de son domaine. Au loin, les spadassins galopaient vers le sud-est, emportant son enfant.
Une rage terrible s’empara de lui ! Un cri tragique remonta du fond de son estomac, poussa vers ses yeux des larmes.
— Emmanuelle !