Un, deux, trois. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Petit pas, petit pas, petit pas. Les éléments de la chorégraphie s’enchaînent dans sa tête à mesure qu’elle les exécute. Pas de bourrée, pas de bourrée, pirouette et on sort. Elle rejoint les ténèbres des coulisses avec un soupir soulagé et aussitôt la tension dans ses épaules disparaît, remplacée par un sentiment de sérénité qu’elle ne s’attendait pas à éprouver.
La ballerine traverse les coulisses à pas légers mais vifs pour aller se mettre en place pour la suite. La première partie du récital s’est achevée sans accroc et son moment arrive. Ce pourquoi elle a tant travaillé ces dernières années, les heures de sueurs et de douleurs, les blessures, les doutes, le sentiment de ne jamais être assez bonne, tout cela va enfin aboutir. Elle en pleurerait presque, mais ce n’est pas l’heure, pas tout de suite. Des bruissements de tutu et le tapotement léger de pieds sur le bois de la scène lui signalent l’arrivée des autres danseurs et la fierté lui étreint le cœur. Ils sont l’élite, les meilleurs des meilleurs, et elle se tient parmi eux.
Les derniers échos du morceau s’éteignent et le noir se fait avant que de nouvelles notes ne s’élèvent et que le chœur de ballet entre en mouvement. Les pas, les sauts, les pirouettes s’enchaînent avec une fluidité déconcertante. Ils n’ont jamais dansé aussi bien. Le chœur fini son mouvement puis libère la scène.
Elle est là, accroupie sous la lumière crue du projecteur, des centaines de paires d’yeux fixés sur elle. La ballerine déploit lentement sont torse, ses bras, ses jambes. Elle se lève et arrache le haut de son justaucorps, envoie voler le gant qui dissimulait sa main jusque-là, révèle la vérité nue. Un frisson parcourt l’assemblée, des hoquètements choqués résonnent dans la salle de spectacle.
Voyez, pense-t-elle, voyez ma dévotion. Voyez comme je me suis donnée toute entière à cet art.
Ce qu’elle est en train de faire sur cette scène, personne d’autre ne le peut. Aucune prima, aucune étoile n’a dansé comme elle danse en cet instant. Les limites n’existent plus. Vitesse, grâce, élégance, elle les incarne toutes. C’est son heure de gloire.
Le tempo s’accélère à mesure que la tension s’accentue. L’enchaînement des pas et des sauts se fait de plus en plus complexe, mais elle ne faiblit pas. Elle ne peut pas. Elle doit délivrer la performance de sa vie, justifier des sacrifices auxquels elle s’est soumise.
La fin approche, se dessine dans la courbe de ses bras, dans l’arche de son pied mais son cœur, qui devrait battre à tout rompre, reste calme. Le fonctionnement de la pompe est fluide et parfaitement calibré. Pour la première fois, la ballerine sourit quand elle s’immobilise au centre de la scène, le bras levé et les doigts tendus vers le futur qu’elle sait l’attendre. Cette performance, parfaite en tous points, restera dans les annales.
Cependant quelque chose cloche. La musique a laissé place à un silence assourdissant. Le sourire se fane des lèvres de la danseuse, remplacé par quelque chose d’autre, la manifestation d’une émotion qu’elle ne parvient pas tout à fait à identifier. Son bras s’abaisse et elle fouille la salle du regard, essaye de lire sur les visages plongés dans la semi-obscurité créée par les projecteurs pointés sur la scène, mais ils restent énigmatiques. Silencieusement, elle sort de la scène.
Le reste de la troupe est encore dans les coulisses et se prépare à retourner sur le parquet pour saluer, mais elle passe au milieu d’eux sans les voir, le frottement de ses rouages bien audible dans l’ambiance feutrée qui règne ici. Le bruissement des voix n’a jamais été aussi discret et le ronronnement de la pompe qui lui sert de cœur parvient presque à les noyer.
La ballerine marche, assommée par un sentiment de vide qui fait la fait peu à peu ployer. Elle marche jusqu’à la loge où, animée par l’espoir de plaire, elle s’est préparée il y a seulement quelques heures. Arrivée devant le miroir, sa main blanche se soulève et vient reposer sur la pompe qui a remplacée son cœur. Elle s’active sous la paroi transparente qui lui sert désormais de peau à cet endroit-là. Les doigts métalliques de son autre main viennent effleurer la peau de son visage, mais elle ne perçoit pas leur froideur car sa peau n’est plus une peau, c’est une membrane synthétique.
Une larme roule de son œil organique. Elle glisse le long de son cou et se faufile sur son torse, là où se trouvait sa poitrine. La bille liquide continue sa route sur la surface glissante, frôle le creux de son nombril qui sert désormais à la brancher aux ordinateurs qui paramètrent la puissance de ses muscles, la souplesse de ses tendons.
— Flore ?
L’irruption soudaine de la voix la fait sursauter.
— Ils me détestent, n’est-ce pas ?
— Oh, Flore. Bien sûre que non. Ils ont juste besoin d’un peu de temps. Tu es la première, ça fait un choc, c’est tout. Viens avec moi. Tout le monde t’attend sur scène pour clore cette représentation.
— Non… je ne peux pas. Je ne veux pas y retourner.
Flore cherche le regard de la nouvelle arrivée dans le miroir. Ses yeux bruns ne laissent rien entrevoir, ni haine, ni amour, ni dégoût. Tout ce qu’ils affichent c’est une neutralité qui lui brise le coeur.
— Laisse-moi.
J’ai voulu incarner Giselle, mais tout ce que je suis devenue, c’est le monstre de Frankenstein.
— Flore–
— Dehors !
La ballerine attrape ce qui lui passe sous la main et jette les objets aveuglément. Maquillage, brosse, peigne, bijou, bouteille, rien ne lui échappe. Tout ce qu’elle veut, c’est qu’elle parte. Elle ne supporte plus ces yeux. Elle ne supporte plus cette fausse sollicitude. Elle sait ce qui se cache derrière, la pitié à peine voilée, le dégoût qui transparaît parfois au détour d’une conversation.
L’intruse fuit sous le feu nourri, la porte de la loge se referme avec un bruit doux et Flore est de nouveau seule dans ce demi silence toujours perturbé par le bruit de ses machines. C’est à peine si elle se souvient de ce qu’est le vrai silence. La danseuse se recroqueville sur elle-même, les bras noués autour de ses genoux et sa main mécanique au centre de son champ de vision. Elle ne voit plus qu’elle. Cette main et tout ce qu’elle signifie.
En voulant vivre de nouveau, en essayant d’accomplir son rêve de petite fille, Flore est devenue le FDH, le First Dancing Humanoid. On dit qu’un danseur meurt deux fois, la première fois quand il arrête de danser et la deuxième fois à la mort du corps. Flore, elle, vient de mourir pour la troisième fois. En voulant tout gagner, elle a tout perdu.
« Plus que tout être humain, un danseur meurt deux morts. La première, physique, quand le corps puissamment entraîné ne répond plus comme on le souhaite. » Martha Graham (1894-1991)