Éva rejoignait d’un pas pressé les bureaux du commandement en craignant que Dane ait le culot, encore une fois, de la planter là. Ce ne serait pas la première fois qu’il le ferait. Sans même s’annoncer, elle ouvrit la porte en grand. Cependant, elle se retourna vers ses deux Brouilleurs qui la talonnaient avant de rentrer. Avec un de ces grands sourires, elle leur remarqua :
— Conversation privée.
Puis, sans ménagement, elle leur claqua la porte au nez. Lorsqu’elle fit face à Dane qui n’avait pas bougé d’un poil, il était toujours concentré sur le mécanisme qu’il avait dans les mains. Éva observa un instant. Ça ressemblait à un déclencheur. Ça ne l’étonnait pas, ce n’était pas pour rien qu’on le surnommait l’Artificier. Elle devait admettre que ça lui allait plutôt bien. Ses vieilles méthodes avaient le mérite d’être efficaces quand il pouvait s’en servir. Cependant, maintenant qu’elle regardait attentivement, une étrange impression lui vint. Elle trouvait qu’il n’avait pas pris une ride depuis le temps qu’elle le connaissait, presque dix ans à présent. Néanmoins, Dane la sortit de ses pensées en lui demandant sans détour :
— Tu vas encore te rendre à Denat cette année ?
— C’est exactement ça, le solstice arrive bientôt.
— Franchement, tu ne pourrais pas y aller à un autre moment ? De préférence pas à l’aube ?
Encore une fois, Dane grimaça. Tous les ans, il tiquait sur le fait que c’était précisément au solstice qu’elle voulait se rendre aux ruines de l’ancienne cité état à une heure d’Ilvigre. Comme elle s’y attendait, Dane fustigea avec rudesse :
— Éva, faut que tu arrêtes avec ça ! Tu chasses une chimère depuis huit ans ! Tu n’as jamais fait le moindre rêve prémonitoire depuis que tu es enfant ! Tu cours après un songe qui n’a pas de sens !
Elle ne scia pas un instant devant ces mots. Ce discours, elle l’entendait chaque année. À chaque fois, c’était même lui qui essayait le plus de la dissuader. Il continua dans sa lancée avec la ferme attention de la décourager :
— Les rêveurs à haut potentiel supportent déjà mal les anesthésies, alors toi qui a été placée en coma artificiel… Es-tu vraiment sûr que ce rêve en était réellement un ?
— Cécilia n’a pas eu le choix, elle aurait fait autrement si elle avait pu, siffla-t-elle en ses dents.
Bien qu’elle sentait la colère monter en elle, furieuse que Dane ose rappeler cet événement, son corps y réagit également à sa manière. Son bras droit lui parut d’un coup plus lourd et son genou gauche trembla. Malgré elle, elle répondit sèchement :
— Tu peux pas me jeter ça à la gueule Dane ! Je serais reconnaissante envers toi et Cécilia jusqu’à la fin de mes jours, mais je refuse que tu me renvoies à ça ! Tu me l’as promis ! Mes droits contre une matinée de totale liberté une fois par an !
Dane posa ce qu’il tenait avec agacement. Elle aussi savait taper là où ça dérangeait. Cependant, la grimace contrariée qu’il avait était en train de lui dire avant qu’il ne l’admette qu’il allait capituler. Il marmonna avec mauvaise foi :
— Je respecte toujours mes engagements, même si ça m’arrange pas… Ok, par contre, je veux que tes Brouilleurs t’accompagnent. T’as bien vu que tu es encore dans le viseur de quelqu’un aujourd’hui.
— Hors de questions ! fustigea-t-elle aussitôt. Yasmine et Marius restent à Ilvigre comme d’habitude ! Je ne les veux pas sur mon dos !
— Pas cette fois Éva ! s’irrita Dane. Et je changerai pas d’avis ! C’est soit ça, soit je t’enferme quelque part en être sûr que tu te feras pas la malle ! Tu es plus précieuse que ton caprice ! Alors si tu veux aller à Denat, tu te plies à ça !
Éva tourna les talons avec agacement. Elle se gratta quelques secondes la joue en réfléchissant. Elle ne pouvait certainement pas le laisser empiéter son seul véritable moment de liberté ! Quoique… Elle avait une idée. Elle souffla sa contrariété pour essayer de faire comprendre que finalement, elle capitulait. Dane soupira en devenant un peu moins rude :
— Éva… Il serait temps que tu acceptes tes Brouilleurs pour pouvoir enfin passer à autre chose. Vraiment, tu dois aller de l’avant… C’est quand le solstice cette année ? demanda-t-il sans transition pour changer de sujet.
— Le 21 juin.
— Dans trois jours, se lamenta-t-il. Tu n’aurais pas pu me le dire avant ?
— Si tu ne passais pas ton temps avec Anton à m’esquiver durant ce mois, je l’aurais déjà fait, marmonna-t-elle en retour.
— Anton part demain, ça m’arrange. Ça m’évitera d’en prendre pour mon grade. Fait comme d’hab, je m’occupe d’avertir ceux qui en ont besoin et de briefer tes Brouilleurs.
— Fais ce que tu veux, de toute façon, ça ne m’empêchera pas de m’y rendre !
Sans plus attendre, elle se dirigea vers la porte. De toute manière, elle avait déjà gagné en bernant Dane sur la date. Le solstice était au 20 juin cette année. À un jour près, il ne pouvait pas s’en douter sauf s’il avait pris la peine de vérifier. Savoir lire les étoiles lui permettait d’être bien plus précise que le calendrier lui-même. Elle n’avait plus qu’à se débrouiller pour se rendre à Denat sans éveiller les soupçons. Puis elle n’avait jamais croisé personne dans cette vieille ville en ruine en huit ans. Elle devait juste faire attention à ne pas se mettre en danger. Quand elle ouvrit la porte, elle retrouva nez à nez avec Yasmine qui semblait essayer d’écouter ce qu’il se passait.
— Ça va ? Je te dérange pas ? s’énerva aussitôt Éva. C’est bon, lâchez-moi ! ajouta-t-elle en voyant qu’ils la suivaient encore et toujours. Je ne risque pas de me perdre ou de tomber sur un furieux en rentrant à l’ambassade !
— T’es chiante, grommela Marius.
— C’est pas nouveau, rétorqua-t-elle avec un regard noir.
Éva continua son chemin à travers les galeries sans écouter leur protestation. De toute manière, les Méridiens avaient sécurisé presque les trois quarts du souterrain. Techniquement, elle pouvait s’y promener sans se mettre en danger. Personne n’entrait dans ce réseau d’abris comme il le voulait, à l’origine prévu en cas de bombardement.
Pendant qu’elle se dirigeait jusqu’au cœur de la ville, Éva réfléchissait à comment elle allait s’y prendre. À l’ambassade, elle pouvait agir comme elle le désirait, récupérer une moto n’était pas difficile. En revanche, ne pas se faire coincer avant d’avoir quitté la cité était une autre histoire. Surtout que c’était un lieu neutre. Donc, les Méridiens n’étaient pas en droit d’y mettre les pieds. Elle soupira à nouveau, finalement, c’était un avantage d’être la fille adoptée de la Gouvernante. Elle avait un toit où elle pouvait fermer les yeux sans rien craindre.
En arrivant à la fin d’une galerie, elle grimpa à l’échelle qui s’y trouvait dans un renfoncement étroit pour atteindre le passage dérobé qui lui permettait d’accéder à une aile privée du bâtiment. Par sécurité, elle jeta un œil au jeu de miroir qui était dispersé discrètement à travers la décoration. Si elle pouvait éviter d’être grillée à sa sortie, ce serait préférable. Personne en vue, elle poussa la porte dissimulée pour rejoindre le couloir.
Éva se rendit compte alors que la nuit était bien plus avancée que ce qu’elle avait pensé. La lune était déjà assez haute dans le ciel noir parsemé d’étoiles. Un grand sourire naquit sur ses lèvres. Sa destination était toute trouvée, elle n’allait pas rentrer à ses quartiers tout de suite. Elle quitta l’aile des appartements pour rejoindre un passage de maintenance et accéder au toit. En chemin, elle ne rencontra personne, pas même une des nombreuses personnes qui faisaient vivre l’ambassade. De toute manière, ici, elle ressemblait à un fantôme, personne ne faisait attention à elle. Cependant, elle ne se sentait jamais sereine de croiser quelqu’un.
Après avoir gravi plusieurs étages, elle arriva à la trappe fermée sans pour autant être verrouillée qui menait à la toiture. Il n’était donc pas là, constata Éva en grimpant à l’échelle. Tant mieux, elle allait pouvoir profiter de ce moment. Elle laissa l’accès ouvert par habitude après son passage et elle s’empressa d’aller tirer le lourd fauteuil qui se trouvait à l’abri. Quand elle échoua sur l’assise molle, elle souffla après l’effort qu’elle venait de faire. Puis, son regard se leva sur le ciel.
Par chance, le temps était clément, sans le moindre nuage. Au point le plus haut d’Ilvigre, la pollution lumineuse ne la gênait pas trop. Avec toujours autant d’émerveillement, elle contemplait cette carte qui avait du sens à ses yeux. C’était son coin, son endroit où presque personne ne la dérangeait. Ici, elle avait un réel sentiment de sécurité tout en pouvant admirer le ciel et surtout, elle pouvait lire la voute céleste comme elle l’avait appris au cœur de ses songes.
Doucement, elle retira ses gants avant de les jeter par terre, puis elle les leva au-dessus d’elle pour se placer sur une étoile en particulier, son point de repère. Sirius. L’astre plus brillant. Comme toujours, elle fut contrainte de corriger la position de sa main droite, ses doigts de métal n’étaient pas tout à fait identiques à ceux de chair, légèrement plus courts et suffisants pour fausser sa lecture. Cependant, même avec sa prothèse, elle s’était adaptée.
Progressivement, elle fit danser ses doigts pour les déplacer d’étoile en étoile tout en ajustant ses mains à cause des décalages qu’elle créait. Éva cherchait la ligne du zodiaque. La constellation des Gémeaux se trouvait presque dans son alignement optimal et ça lui confirmait que le solstice allait bien se produire dans deux jours. Tout en continuant de glisser ses doigts sur le ciel, elle demeura pensive. Pourquoi ce rêve la poussait encore à s’évader cette année ? Elle avait beau réfléchir, elle ne comprenait toujours pas la logique de ce songe, qui, de toute évidence, était prémonitoire. Elle n’avait pas d’autre repère étant donné qu’elle était l’unique chamane à ne pas en avoir. Elle murmura dans une langue que seule elle maitrisait :
— À l’aube du solstice, cet homme apparaitra comme si un simple pas l’avait mené ici…
Éva laissa ses mains retomber. Le pire, c’était que ce rêve semblait improbable, mais ne la surprenait pas pour autant. À vrai dire, si elle le comparait aux autres qu’elle faisait et où elle suivait cette femme comme son ombre… Elle soupira avec dépit. Elle était peut-être vraiment une « chamane pétée » comme elle l’avait déjà entendu. Elle n’avait que la précision de ses visions et sa capacité à lire facilement les lignes temporelles… Dane avait peut-être raison, elle courrait après une chimère. Cependant, elle le faisait quand même avec détermination. Sans que son regard quitte le ciel, elle commença à chantonner, toujours dans cette langue inconnue :
— Quand le solstice se lève, quand la terre se gorge de sève, dansons, dansons, chantons, chantons…
Doucement, elle se laissa bercer par les bruits environnants. Ses paupières pesèrent. Elle le savait, c’était dans un songe qu’elle allait se laisser emmener. Une substance, qui, autrefois, était fascinante et dont l’histoire avait cruellement déformé. La théorie des variances était la preuve même que l’essence des rêves avait dérapé. Son souffle devint plus profond tandis que son esprit se perdit dans les méandres de ses songes.
Déjà, quel est lien avec Orion ? Est-elle sa descendante ou c’est autre chose ?
J’ai hâte de découvrir la suite de l’histoire !
Par contre, ça serait dommage de lâcher un spoil aussi gros ! 😁