Les innombrables éoliennes d’Ilvigre tranchaient le ciel depuis plusieurs kilomètres maintenant. Atteindre la périphérie de la cité n’était plus qu’une question de minutes. Éva restait songeuse alors que l’allure d’Éthan ne leur permettait pas de discuter. Régulièrement, elle ajustait sa position sur la selle parce qu’elle se sentait glisser vers l’homme et cette situation ne l’aidait pas à garder son sang-froid. Néanmoins, elle se concentrait sur le paysage pour penser à autre chose. Dire que cette ville presque totalement autonome se tenait au nord du continent africain à la limite d’un désert…

Cependant, à partir d’un moment, elle tapota brièvement l’épaule d’Éthan pour qu’il ralentisse et elle ouvrit la visière de son casque. Tout en gardant le regard rivé sur la route qu’il suivait, il tourna la tête pour pouvoir l’entendre plus facilement. Elle l’informa :

— On arrive bientôt, je vais te guider pour éviter une bonne partie de la périphérie et le centre-ville.

— Dis, j’ai quelques questions sur Ilvigre, je ne connais pas la cité. Ça ne te dérange pas ?

— Je suis peut-être née ici, mais ce n’est pas sûr que j’ai toutes les réponses.

— C’est toujours mieux que rien. Ça fait longtemps qu’elle existe ?

— De ce que je sais, elle a commencé à sortir de terre quand les Denatiens on fuit leur ville. Mais en soi, on ignore ce qu’il s’est passé pour que la cité finisse en ruine. Les anciens natifs ont visiblement préféré en faire un tabou.

— Elle est gérée comment ?

— C’est-à-dire ?

— Comment elle est dirigée ? précisa Éthan. Est-ce que c’est un groupe ou une personne unique qui prend les décisions pour son fonctionnement ?

— C’est une famille qui tient la gouvernance depuis la création d’Ilvigre. Ç’a toujours été ainsi et ça marche très bien, personne ne s’en plaint. À vrai dire, la menace vient de l’extérieur. Plus le temps passe, plus les Dreamers se succèdent, plus ils deviennent de pire en pire.

Éva remarqua qu’Éthan redressa un peu plus la tête avec un air grave et intrigué. Alors qu’il était sur le point de lui poser une nouvelle question, elle fut contrainte de couper son élan pour le diriger. Tout en pointant une direction, elle l’informa :

— Passe par là, il y a un accès qui nous permettra d’éviter la périphérie qui doit être bondée à l’heure qu’il est.

Éthan bifurqua aussitôt et elle contre-balança sur sa selle malgré elle. Sa manœuvre était loin d’être brusque, mais franche. Elle trouvait qu’il s’en sortait plutôt bien pour quelqu’un qui n’avait pas conduit depuis longtemps, de surcroit une moto électromagnétique qui était tout de même particulière à prendre en main. Alors qu’ils commencèrent à s’engouffrer sur le chemin discret qu’elle lui avait indiqué, elle l’interpella en se rappelant que l’accès était contrôlé :

— Arrête-toi deux secondes, tu dois mettre mon casque !

— Pourquoi ? s’étonna-t-il en posant un pied à terre et qu’elle le lui tendit.

— Le passage qu’on va prendre est surveillé, personne n’entre ou ne sort facilement. Il vaut mieux que la première tête qu’il voit soit la mienne ! Ça nous évitera que ces barbares nous tombent dessus sans écouter.

— Et si l’on me demande plus ? s’enquit-il après un instant de réflexion.

— Dis que tu es mon Brouilleur temporaire en attendant que tu sois transféré pour Hirul N’gun.

— Qui c’est ?

— Le Chamane d’Afrique du Sud, ils ne te poseront pas plus de questions. Pour ton nom, choisis ce que tu veux si c’est nécessaire. De toute manière, je vais certainement monopoliser l’attention.

— Pourquoi ?

— T’occupes. Faut qu’on reparte, pressa Éva. On n’est pas à l’abri d’un drone qui quadrille la périphérie. Ah, et essaies de te montrer ferme et peu agréable, ça aidera à les convaincre.

Éthan restait sceptique, il ne posa pas davantage de questions en enfilant le casque. Elle l’entendit brièvement se plaindre qu’il était un peu petit et qu’il se sentait serré avant qu’il ne reprenne le chemin. Le regard d’Éva s’attarda sur l’homme avec un air songeur. Comment cela se faisait-il qu’il ne connaisse pas du tout le fonctionnement des Chamanes ainsi que tout ce qui les entourait ?

Cela dit, elle devait surtout se concentrer sur ce qui allait suivre leur arrivée, car c’était certain, elle allait se jeter dans une tempête. Elle ne doutait pas un seul instant de la panique qu’elle avait semée en disparaissant sans prévenir. Cependant, pour une fois, elle se sentait prête à affronter tout ça. Depuis quand n’avait-elle pas fait preuve d’autant de détermination ?

Sans surprise, quand ils atteignirent au point de passage, quatre hommes se montrèrent à la fois armés et particulièrement méfiants. Éthan arriva au pas avant de complètement s’arrêter devant le barrage. Puis, tous les gardes se décomposèrent à sa vue lorsqu’elle se redressa sur les cales pour ne plus être cachée dans le dos d’Éthan. L’un d’entre eux réussit à articuler malgré son étonnement :

— Mademoiselle Doming ? Mais que faites-vous là ? On n’était pas au courant que vous deviez passer !

— C’est qui lui ? demanda un autre qui parut se réveiller en regardant suspicieusement Éthan. Relève ta visière.

— Je suis Éthan Majesko, le Brouilleur temporaire de mademoiselle Doming en attendant mon transfert en Afrique du Sud, remarqua-t-il sans la moindre trace d’hésitation en répondant à l’ordre. Un problème ?

— Bon, vous êtes bien mignons tous les quatre, mais vous comptez me laisser dehors longtemps ? reprit Éva avec une ironie non dissimulée. À moins que vous attendiez que la volée de drones que j’ai aperçus à l’Est décide de passer dans le coin.

D’un coup, aucun des hommes ne se fit prier pour leur ouvrir l’accès bien caché. Un beau mensonge qui aura eu le mérite de les activer car eux aussi devaient s’abriter dans ce genre de cas. Alors qu’Éthan s’engouffra sur le chemin qui venait d’être libéré et qui menait au souterrain, Éva se surprit de constater la facilité qu’elle avait eue à les faire bouger en quelques mots. Elle ne pensait pas qu’elle possédait encore un semblant d’autorité. Elle supposa que c’était l’habitude qu’elle ne prenait pas la moindre décision parce que Dane et Anton s’en occupaient. Doucement, elle guida Éthan vers le premier garage accessible.

Quand il se gara, Éva coupa immédiatement le moteur avant de descendre de selle et s’éloigner assez pour quitter sa combinaison. Son empressement la trahissait peut-être, mais elle ne devait pas trainer si elle ne voulait pas se faire attraper trop vite. Les informations circulaient rapidement dans les quartiers souterrains des Méridiens. Et surtout, elle tenait à tout prix que Dane ne lui tombe pas dessus. Quitte à s’en prendre plein la tête, c’était préférable qu’il se calme un peu en étant rassuré de savoir qu’elle était de retour et en sécurité. Quoi qu’il en soit, elle jouait contre le temps. Elle somma Éthan :

— Vite, il faut qu’on rejoigne l’atelier de Ronaldo ! Il pourra faire ta mesure de spectre en plus de pouvoir faire rafistoler mon poignet.

— Mais pourquoi c’est si important ?

— Je te l’ai dit, ça peut potentiellement t’éviter de te trouver dans une très mauvaise posture, rappela-t-elle en le guidant dans les galeries. Genre, te faire embarquer et terminer enfermé je ne sais où.

Elle ne vit que de l’incompréhension dans son regard, mais elle n’avait pas le temps de répondre à ses questions. De plus, elle en avait tant à lui poser elle aussi, mais dans l’immédiat, elle devait garder son attention sur sa fuite non déguisée. Elle réfléchira plus tard à comment elle allait faire pour le retenir à Ilvigre. Même si Dane la débusquait chez son ingénieur, au moins, il ne pourra pas lui hurler dessus comme il le ferait ici. Éva prit soin de suivre les galeries les moins occupées par les Méridiens afin de ne pas davantage diffuser l’information de sa présence, avec un étranger de surcroit. Alors qu’elle commençait à croire qu’elle allait atteindre son objectif sans encombre, elle entendit dans son dos la voix furieuse d’un homme :

— Éva ! Bouge plus ou tu risques de t’en souvenir !

Ce qu’elle fit aussitôt en arrêtant Éthan au passage. Dane et Cécilia étaient bien les deux seules personnes qui n’hésitaient pas à lui passer un savon monumental. Le message s’était trop vite transmis et encore une fois, elle se demandait comment Dane avait réussi à la retrouver dans ce vaste réseau de galeries. Quand Éthan l’imita, elle crut le voir écartiller des yeux comme s’il venait d’apercevoir un fantôme. Peu assurée, elle se retourna vers lui et tenta vainement de se défendre en agitant les mains alors qu’elle savait qu’elle allait passer un très sale quart d’heure :

— Ah Dane ! Ça va ? T’inquiète je le dépose et j’arrive !

Comme elle s’y attendait, il était clairement furieux et son silence la paralysait. Puis son regard finit par se focaliser sur son poignet qui pendait et ses doigts qui bougeaient comme si de rien n’était. De toute évidence, ça le fit voir encore plus rouge :

— Mais qu’est-ce que tu as foutu pour te ruiner le poignet en plus ?

Dane partit dans une longue tirade de colère dans sa langue natale qu’elle comprenait qu’elle préféra ignorer. Vraiment, des fois, elle avait l’impression qu’il agissait comme un père même si c’était souvent pour lui passer des soufflantes mémorables quand elle n’en faisait qu’à sa tête. Elle tenta tout de même de calmer la tempête en lui indiquant :

— T’en fais pas ! Je compte aller voir Ronaldo ! Il va m’arranger ça et…

— Dane ? questionna soudainement Éthan d’une voix perplexe.

L’homme la boucla d’un coup en se décomposant comme si lui aussi venait d’entendre un fantôme. Après de très longues secondes, il finit par ouvrir la bouche :

— Éthan ? C’est bien toi ? Tu ne devais pas revenir si tôt, souffla-t-il après que ce dernier lui ait accordé un signe de tête pour confirmer.

— Attendez… Vous vous connaissez tous les deux ? s’exclama Éva en réalisant la situation.

— Oui, nous sommes de vieilles connaissances, soupira Dane avec un air grave.

Éva resta perplexe. C’est bien la première fois qu’elle voyait Dane donner une réponse évasive. En plus, elle ne comprenait pas sa réaction. En tout cas, ce qui l’arrangeait, c’était qu’il s’était clairement calmé. Cependant, quand son regard se posa à nouveau sur elle, son expression colérique revint à la charge et son ordre ne laissa place à aucune contestation :

— Tu vas me faire le plaisir de passer chez ton Ingénieur pour qu’il te pousse aussi une soufflante ! Éthan, accompagne là. Il y a quelqu’un que tu dois voir là-bas. Je vous rejoindrai plus tard, je dois rattraper tes conneries, siffla-t-il à Éva avant de soupirer. Au moins, je sais où tu es maintenant.

Alors qu’elle était sur le point de faire demi-tour en profitant de ce moment de clémence pour se faire un peu oublier, Dane reprit pour lui indiquer :

— Mène-le à l’ambassade dans un des salons privés après ta maintenance. Tu seras en sécurité en attendant que je puisse te voir, précisa-t-il à l’attention d’Éthan.

Définitivement, Éva ne comprenait pas ce qu’il se passait et encore moins ce revirement de situation. Néanmoins, elle ne se fit pas prier pour accepter. Tandis qu’elle prit son chemin en demandant à Éthan de la suivre, elle resta silencieuse et sceptique. L’ambassade constituait un terrain neutre pour éviter tout incident étant donné qu’il s’agissait de son lieu de vie même si la famille Taohen était de mèche avec les Méridiens. La situation devait être critique et personnelle pour que Dane choisisse cette option. Cependant, Éthan brisa vite ce silence en retrouvant sa curiosité. Cette fois-ci, ce fut par rapport aux Ingénieurs.