Éva ouvrit difficilement les yeux et son premier réflexe fut de tenir son crâne qu’elle sentait pulser de douleur. Durant de longues minutes, elle resta perdue en ne sachant pas où elle se trouvait ni pourquoi. Puis elle remarqua sa moto et le sac d’affaires qu’elle avait laissé là… Mais comment avait-elle fait pour revenir ici ? Brusquement, les images chaotiques ressurgirent d’un coup. Cet homme n’avait fait que lui attraper la prothèse et pourtant, elle avait vécu ce qui était, et de très loin, la vision la plus violente qu’elle avait connue. Cette image était tout bonnement irréelle et ces mots se répétaient en boucle.
Puis, l’angoisse la comprima soudainement devant un nouveau constat. Si elle se trouvait là, alors cela signifiait qu’il l’avait portée jusqu’ici. Elle ne voyait pas d’autre possibilité. Éva commença à trembler de tout son être de panique. « Il l’avait touchée ». Il n’y avait maintenant plus que ça qui la parasitait et qui occultait sa raison. Le temps devenait indéfinissable dans ces moments de crises. La phobie des chamanes était un véritable poison pour l’esprit. Elle sursauta bien trop quand elle entendit une voix inquiète :
— Vous allez bien ? Désolé, je n’ai pas trouvé d’eau, tous les puits du coin sont condamnés ou infestés, continua-t-il doucement devant son absence de réponse. Plus personne ne vit ici apparemment.
Son commentaire intrigua d’un coup Éva en lui permettant de se focaliser un instant sur autre chose que sa peur irrationnelle. Elle murmura avec hésitation son étonnement :
— Qui voudrait vivre dans une cité en ruine depuis plus de deux cents ans ? Tout le monde dans le secteur l’évite comme la peste.
L’inquiétude quitta le visage de l’homme pour faire place à une expression interdite, presque horrifiée. Éva avait en conséquence l’impression d’avoir prononcé quelque chose d’inqualifiable pour lui. Puis, il reporta son attention sur ce qui l’entourait en grattant nerveusement sa barbe naissante. Elle avait tant perdu son assurance qu’elle n’osa pas le questionner sur qui il était et encore moins sur ce qu’il était exactement après ce qu’elle avait vu. Tout le monde se dirait que c’était impossible et inconcevable. Pourtant, ça ne l’était pas tant que ça à ses yeux. Elle avait admiré ces pas tant de fois au cœur de ses rêves, mais dans sa réalité, non. De plus, rien ne l’avait obligé à la ramener ici sans d’ailleurs savoir comment il avait pu trouver ce coin bien caché. Puis, il l’avait sauvée d’une chute qui aurait pu être fatale… Elle eut une prise de conscience et elle observa sa main métallique sans oser la bouger. L’angle de son poignet s’avérait plutôt clair et ce claquement qu’elle avait entendu avant sa vision était vrai : son articulation avait cassé. Il reporta son attention en lui demandant :
— D’où venez-vous ?
— Ilvigre, souffla-t-elle. C’est à une bonne heure de route d’ici.
Ses yeux se posèrent sur sa prothèse et il resta pensif. Il lui proposa alors :
— Je vais vous ramener jusqu’à là-bas, tu ne peux pas conduire en l’état. J’aviserais de ma prochaine destination ensuite.
Aussitôt, Éva se renfrogna. Il l’avait donc remarqué… Déjà qu’elle ne se sentait pas du tout à l’aise qu’il puisse voir cette part d’elle. Étonnamment, il ne semblait pas choqué ou bien trop curieux à ce sujet. Néanmoins, elle finit par tout de même vérifier l’étendue des dégâts. Son poignet pendait dans un angle improbable et elle ne parvenait plus à le bouger. Cependant, elle pouvait toujours remuer les doigts, signe que les nerfs ne devaient pas être abîmés ou bien pas trop.
Elle poussa un grand souffle dépité, elle était bonne à passer à la maintenance qu’elle esquivait depuis quelques mois. Clairement, elle ne pouvait pas conduire la moto si elle ne trouvait pas le moyen de bidouiller pour qu’elle puisse tenir la poignée d’accélération. Sans compter qu’elle avait oublié dans la précipitation de prendre une radio pour contacter quelqu’un à Ilvigre…
Éva leva encore une fois le regard sur cet homme qui attendait sa réponse. Étrangement, elle n’arrivait pas à se méfier de lui. Il ressemblait bien plus à une personne qu’elle n’avait pas vue depuis bien trop longtemps et qu’elle avait presque oubliée. Elle soupira à nouveau en pensant à ce qui allait probablement se produire quand elle allait rentrer : affronter un Dane furieux comme jamais. Il pouvait se montrer conciliant, mais lorsqu’on allait à l’encontre de ses décisions, il devenait intraitable. Sans compter qu’elle était obligée de passer par l’accès au souterrain pour éviter la ville bondée qui lui faisait peur. Autant dire qu’il allait vite apprendre son retour. Avec de la chance, en faisant des détours dans les galeries, elle arrivera à l’esquiver. Des unités Dreamers sillonnaient Ilvigre en plus… Elle questionna spontanément en se rappelant ce fait :
— Le centre-ville ne risque pas d’être dangereux pour toi ?
— Comment ça ? s’étonna-t-il en se tournant vers elle.
— Est-ce que tu es un rêveur HP ? Y’a des patrouilles à Ilvigre en ce moment.
— HP ? répéta-t-il en révélant qu’il ne comprenait réellement pas ce qu’elle demandait. C’est-à-dire ? Je n’ai jamais été un rêveur, ajouta-t-il en hésitant.
Éva fut un instant dubitative devant sa réponse. Elle n’arrivait pas à définir s’il l’ignorait vraiment ou bien s’il cherchait à rester vague. C’était assez commun chez ces rêveurs de minimiser pour passer plus inaperçu. Les unités Dreamers sortaient leurs appareils de mesures seulement s’ils avaient des suspicions. L’homme ajouta comme s’il voulait dévier le sujet :
— Je suis un nomade plutôt solitaire. À vrai dire, ça fait longtemps que je n’ai pas eu de réel contact…
Cette fois-ci, elle ne le crut pas. Il était bien trop à l’aise dans sa manière de se comporter et ses paroles pour quelqu’un qui avait évité toute forme de civilisations. Son manque de sociabilité n’était pas du tout crédible. Après réflexion, elle lui proposa :
— Accompagne-moi au moins pour tester ton spectre paradoxal. Le connaitre te permettra d’éviter des problèmes avec les contrôles des unités Dreamers.
Éva remarqua un tic nerveux flagrant. Son œil avait tressauté à son dernier mot tout en retenant une grimace. Cependant, elle préféra ne pas creuser le sujet. Qui n’avait pas déjà eu des ennuis avec eux ? Ses yeux se posèrent un instant sur ses prothèses. Elle n’avait pas fait exception, loin de là… Néanmoins, il capitula à son tour :
— D’accord, mais après je pars.
— Bien sûr…
Sans comprendre pourquoi, cette idée lui déplaisait. Pour une raison inconnue, elle voulait rester près de lui. C’était une conviction qu’elle n’expliquait pas depuis qu’elle l’avait vu apparaitre de nulle part. Finalement, elle se remit sur pied tout en se présentant en guise de bonne foi et en préférant éviter de donner son nom qu’elle détestait par simple sécurité :
— Je m’appelle Éva.
— Éthan, répondit-il sans la moindre hésitation.
— Désolée, je peux pas ! s’empressa-t-elle de dire en voyant sa main tendue et en reculant un peu. Je ne peux pas toucher les gens sans prendre le risque que ça me retourne la tête, s’excusa-t-elle à nouveau avec une boule d’angoisse à la gorge.
— C’est parce que tu es une chamane que tu ne peux pas ? demanda-t-il après un instant sans formaliser son refus. Pour être honnête, je ne saurais pas dire ce que ça signifie.
Éva l’observa en devenant de nouveau perplexe. Il l’ignorait vraiment ? Ils étaient peut-être rarissimes, mais leur existence n’était pourtant pas un mythe. Mais d’où sortait-il au juste ? Ce n’était pas la première chose qu’il semblait ne pas connaitre, comme s’il avait réellement été coupé du monde depuis bien trop longtemps. Néanmoins, elle ne releva pas son observation. Elle se contenta de récupérer son sac à dos pour aller se changer dans un coin et se préparer à l’idée qu’elle risque de se retrouver collée à lui durant le trajet jusqu’à Ilvigre.
Elle pesta assez rapidement devant ses difficultés pour enfiler sa tenue habituelle ainsi que sa combinaison. Par chance, mettre son casque fut bien plus simple. Quand elle revint vers Éthan qui était en train d’observer la moto, elle lui demanda pour s’en assurer :
— Est-ce que tu sais conduire une moto en fait ?
— Je ne te l’aurais pas proposé si je l’ignorais, s’amusa-t-il légèrement. Par contre, des comme ça, non. J’ai conduit que des thermiques. Il me faudra sûrement un peu de temps pour m’habituer. D’ailleurs, je n’ai jamais vu ces modèles, s’étonna-t-il avec curiosité.
— Je suis pas surprise, c’est le cas pour beaucoup de monde. Les véhicules électromagnétiques sont assez rares parce que trop complexes à produire. Cependant, les ambassades de chaque cité en ont toujours une ou deux.
— Moteur électromagnétique ? Les Ingénieurs ont réussi à en concevoir ? marmonna-t-il en regardant davantage l’ensemble. Dire que le système de gestion électrique était encore au stade expérimental…
À nouveau, Éva trouva ses commentaires curieux. Pourquoi ça lui donnait l’impression qu’il était coincé à une autre époque ? Néanmoins, elle resta silencieuse et vint à ses côtés pour déverrouiller la moto. Elle l’allumera seulement lorsqu’ils l’auront sortie et qu’ils seront prêts à partir. Elle lui remarqua avec un peu d’amusement :
— Elles sont par contre très bruyantes au démarrage, le temps que le système soit complètement lancé. Elles deviennent presque silencieuses après. Tu peux la sortir ? Je démarrerais une fois que je t’aurais expliqué comment elle fonctionne. Ça m’évitera de rester trop longtemps dans le champ.
— C’est pour ça que tu portes une combinaison ?
— Oui, avoua-t-elle avec un peu de gêne. Ça bloque l’effet aimant qui pourrait ruiner mes prothèses.
Il lui adressa un simple signe de tête entendu avant de relever la béquille et poser la moto contre son flanc pour la retenir. Il s’étonna d’un coup car il ne s’attendait pas qu’elle soit aussi légère. Une fois dehors, Éva leva les yeux vers le soleil pour estimer l’heure. En somme, elle était dans les temps de la matinée qu’on lui accordait généralement. Elle s’était déjà fait la malle dans le dos de tout le monde, elle allait éviter d’aggraver son cas en s’attardant et risquer de vraiment créer la panique chez les Méridiens.