Quand Éva réalisa enfin qu’elle était réveillée, presque en équilibre à genou sur son fauteuil, elle remarqua qu’elle portait une couverture légère sur les épaules. Elle soupira tout en se laissant retomber contre le dossier. Tandis qu’elle retrouvait ses esprits, elle découvrit en face d’elle un blond aux cheveux courts, toujours impeccablement habillé avec son costume sans manches à la couleur vert sombre. Gabriel était en train de fumer une cigarette comme un gamin qui se planquait pour ne pas se faire prendre, assis sur le bord du toit, les pieds dans le vide. Il l’avait sûrement réveillée. Éva eut sa confirmation en remarquant qu’il portait ses gants, c’était bien lui qui venait de la secouer. Elle finit par grommeler :
— Comment t’as su que j’étais là ? Personne m’a vu arriver ici…
Il jeta sa cigarette en l’entendant et il se releva pour la rejoindre. Ses yeux bleus semblaient bien fatigués ce soir, nota-t-elle en détournant son regard. Gabriel s’amusa avec assurance :
— Ton grand frère adoré sait toujours où tu traines petite chamane ! Je serais la risée de ma famille si je ne savais pas où chercher mes informations.
— Bouffon…
Le mot dans cette étrange langue lui avait échappé, mais Gabriel avait tellement l’habitude de l’entendre qu’il ne formalisait plus même s’il se doutait que c’était loin d’être flatteur pour lui. Cependant, elle devait reconnaitre que les Taohen excellaient quand il s’agissait d’obtenir et transmettre des informations en toute discrétion. Éva le soupçonnait d’en fournir parfois au Méridien alors que c’était extrêmement risqué, et pas que pour lui. Sa mère, la Gouvernante, serait dans l’obligation de répondre aux représailles des Dreamers ou de prouver encore et encore leur neutralité pour empêcher un nouveau drame comme à Bogota. En même temps que Gabriel approchait, Éva soupira en remettant ses gants, autant par sécurité pour éviter de le toucher par erreur que pour cacher sa main de métal.
Éva se tendit en voyant que l’homme entrait dans sa zone de confort pour s’installer sur l’accoudoir. Elle n’était pas en état pour supporter sans paniquer un éventuel contact. Cependant, il avait l’air de le comprendre car il déroula la manche de sa chemise au cas où. C’était au moins appréciable que Gabriel arrivait à appréhender ses problématiques et savait composer en conséquence. Elle finit par s’assoir en tailleur pour être plus à l’aise même si cette proximité la gênait. Avec un peu de peine, elle tira sa jambe gauche qui n’avait plus de souplesse pour la mettre en place. Ronaldo allait encore hurler parce qu’elle tordait son genou… C’était plus fort qu’elle, une habitude qu’elle n’arrivait pas à se défaire. La remarque de Gabriel qui avait la tête en l’air pour regarder les étoiles ne la surprit pas :
— Je te rappelle que l’observatoire, c’est pas ton appartement hein… Quitte à faire des cauchemars autant que tu sois dans un lit.
— Je préfère dormir là que d’avoir une chance de tomber sur ta jumelle, grimaça-t-elle.
— T’en fais pas, elle a encore décidé de disparaitre un moment, grommela-t-il avec agacement.
— C’est pire en fait de le savoir.
Gabriel laissa un silence. Parler de sa sœur restait toujours sensible. Autant, Éva ne l’aimait pas et les choses ne s’étaient pas arrangées en vieillissant vu comment Romane tournait mal. Lui, il devait sans cesse sauter d’un pied à l’autre, tiraillé entre le fait que c’était sa jumelle, mais que son comportement la rendait aussi indigne de leur nom. Et pour clouer le tout, leurs trois appartements se situaient dans la même aile à l’ambassade avec un espace commun. L’homme finit par changer de sujet comme si de rien n’était :
— Au fait, je pense à ça. On arrive à la fin du mois de juin, c’est quand le solstice ? Bientôt non ?
— Dans trois jours, indiqua-t-elle après un instant de silence pour donner la même information qu’à Dane.
— Franchement, je te le dis à chaque fois, mais ça ne me rassure pas que tu quittes Ilvigre seule, même pour une matinée.
— Ah nan ! Tu vas pas t’y mettre toi aussi ! J’en ai déjà assez entendu avec Dane qui a décrété que je dois me coltiner les Brouilleurs !
— Tu sais que c’est à toi que je pense et pas à la Chamane, rappela-t-il avec un tic d’agacement. Enfin, je devrais pouvoir me libérer un peu plus facilement pour les jours à venir. Je pourrais venir lire les étoiles avec toi si tu es là.
Éva leva les yeux au ciel, mais se garda de commenter. Comme si c’était vraiment ça qui l’intéressait… Elle pouvait se montrer naïve par rapport à certains sujets, mais en plus de vingt ans, elle avait eu le temps d’apprendre à le cerner et de se faire avoir plus d’une fois. Il rebondit d’un coup :
— Ah oui d’ailleurs ! En parlant de Dane, il est vachement discret en ce moment alors qu’il y a quelques escouades de Dreamers qui traine en ville depuis plusieurs jours !
— Il doit se tenir tranquille, marmonna Éva.
— C’est limite si ça me manque d’apprendre qu’un blindé s’est retrouvé sur le toit à cause d’une ses bombes ! rit-il comme si c’était normal.
Éva se frotta les yeux avec lassitude. Ce n’était pas l’Artificier pour rien… En revanche, la discrétion c’était loin d’être son truc quand il se mettait en tête de faire ce genre de choses pour pousser les escouades à repartir un moment. Cependant, il devait se tenir tranquille, surtout si Anton s’absentait pour une durée indéterminée. Elle laissa un silence avant de répondre pour prendre le temps de réfléchir. Gabriel cherchait à grappiller quelques renseignements à son insu, elle reconnaissait bien sa manière de faire. Elle ironisa en rappelant :
— Va savoir pourquoi. Je te rappelle que je suis une Chamane qui a perdu ses droits d’informations et de décisions. Tu penses vraiment qu’ils me disent tout ? Je fais ce que j’ai à faire et rien d’autre.
— Éva… Tu sais que ce qui est arrivé, ce n’est pas de ta faute, tenta-t-il en prenant un ton plus doux. Je sais que tu dois l’entendre souvent, mais tu dois réussir à tourner la page. J’aimerais vraiment t’aider à retrouver ce sourire, pas celui que tu sers à tout le monde pour te cacher…
Éva étira une grimace en silence. Ça oui, elle en avait marre qu’on lui dise. Vu la proximité, elle pourrait largement le pousser pour ce commentaire en particulier, mais elle ne voulait pas à le toucher. De plus, elle n’avait rien à jeter sous la main. Ses mots devinrent froids, fatigués de devoir encore se battre à ce sujet :
— Ça ne te concerne pas Gabriel…
— Éva, tu comprends pas à quel point c’est dur pour moi de te voir comme ça ? Comme d’autres, je me sens tout aussi coupable de ne pas t’avoir retenu de sortir ce jour-là ! Je suis là depuis le début pour t’aider et tu sais très bien que je le serais jusqu’au bout !
— Je suis ta sœur adoptive et tu as trop d’intérêt pour moi. Tu n’es pas objectif et ton motif n’est pas valable, siffla-t-elle toujours aussi froidement agacée. C’est mes casseroles, à moi de les trainer et à personne d’autre.
— T’as un cœur de pierre Éva, c’est encore pire depuis cet accident ! Continuer de te renfermer ne t’apportera rien de bon. Tu dois retrouver confiance en les autres pour avancer.
— Ça, tu le dis depuis quinze ans Gabriel, renvoya-t-elle sèchement.
Éva préféra se lever pour quitter le toit. Regagner ses appartements était l’excuse parfaite pour fuir cette conversation qui la dérangeait. Gabriel ne la retint pas. Même s’il le voulait, il ne pourrait pas la toucher sans conséquence car ça ne fera qu’ajouter la panique à son état colérique et douloureux. Il ne pouvait pas comprendre. Lui comme tout le monde ! Personne ne cherchait à comprendre que ce jour-là, elle n’avait pas que perdu deux membres… Elle s’engouffra dans la trappe sans la fermer et descendit en essayant de retrouver un semblant de calme pour pouvoir dormir.