ALBA
Le réveil sonne.
Je l’éteins avant même qu’il ne finisse sa première sonnerie.
Il fait encore sombre dehors. Le genre de matin où la lumière met du temps à se lever, comme si elle aussi hésitait à commencer la journée… et préférerait ne jamais se lever.
Je ne sais pas pourquoi, mais je la sens mal, cette journée.
Je me lève sans bruit. Ma mère dort encore. Ou fait semblant. Je ne sais plus.
Parfois, j’ai l’impression qu’elle ne veut pas me voir. Qu’elle ne veut pas me parler.
Dans la cuisine, je fais chauffer de l’eau pour un café que je ne finirai sûrement pas.
J’ouvre un placard, prends un bol… puis le repose sans raison.
Je ne déjeune pas ce matin. J’ai le ventre noué, comme s’il me suppliait de ne rien avaler.
Tout est mécanique. Je ne me reconnais même plus. Tout est sans goût.
J’enfile un sweat noir, un jean trop large. Je n’ai pas envie qu’on me remarque. Pas aujourd’hui.
Pas avec cette boule dans la gorge.
Devant le miroir de l’entrée, je m’observe à peine.
Je passe une main dans mes cheveux bruns, noue vaguement une queue de cheval.
Ce n’est pas parfait, il y a des bosses, mais je n’ai pas l’énergie pour mieux.
Avant de sortir, j’attrape mon sac et mes clés. Ma mère ne sera sûrement pas là quand je rentrerai.
Je jette un dernier regard au couloir silencieux.
— Je pars, je dis tout bas. Sans attendre de réponse.
Le cours du jour porte sur l’anatomie du cerveau.
Mme Milss, toujours aussi droite derrière son pupitre, dessine au tableau un schéma précis du cortex préfrontal.
Sa voix est posée, froide, mais pour la première fois, je sens un regard plus insistant posé sur moi.
Comme si elle voulait vérifier si je comprends, sonder quelque chose en moi… sans pour autant baisser sa garde.
Elle parle des zones responsables de la mémoire, des émotions, des prises de décision, et ponctue ses phrases de références scientifiques.
Je note tout avec attention, mais j’ai du mal à rester concentrée. La fatigue me rattrape par moments. Mes paupières se ferment quelques secondes, puis je me ressaisis.
Sa voix est tellement sûre d’elle…
Et malgré sa froideur, il y a quelque chose d’hypnotique chez elle.
Après le cours, je traîne un peu, espérant qu’elle m’accorde un mot, un regard moins distant.
Malgré les nombreux coups d’œil qu’elle a lancés pendant l’heure, aucun n’était vraiment rassurant. Ils étaient pleins de questions. Comme moi.
Elle finit de ranger ses affaires. Et, dans un dernier regard, elle hoche brièvement la tête… puis disparaît dans la foule d’élèves.
Dans les couloirs, je sens les regards.
Ils ne sont plus neutres. Cette fois, ils sont moqueurs. Sournois.
J’entends les murmures, les rires étouffés. Puis les mots deviennent plus durs, plus violents.
— « Regarde-la, on dirait un fantôme. »
— « Elle est bizarre, personne ne veut s’asseoir à côté d’elle. »
— « Elle croit quoi ? Qu’elle va nous impressionner avec ses carnets ? »
Je veux les ignorer. Passer à travers.
Mais les moqueries deviennent des attaques, des insultes lancées comme des pierres.
Voilà pourquoi je préfère rester chez moi…
Depuis deux jours, ça ne s’arrête pas. Les remarques, les ricanements, les bousculades dans les couloirs. Mon plateau renversé à la cantine.
Ça devient étouffant.
Et tout ça parce que j’ai sauté la 4e et la 2de. Parce que j’ai deux ans de moins qu’eux.
Et que, pour eux, ça suffit à faire de moi une cible.
Le lendemain, je décide de ne pas revenir en cours.
Je n’ai plus la force. Ni le courage.
La semaine qui suit, je reste enfermée chez moi, noyée dans le silence de cet appartement vide.
Ma mère minimise tout, comme toujours. Et je crois même qu’elle ne remarque pas mon absence. Pas un mot, pas une question.
Je suis à bout de force. Et elle ne le voit même pas.
Parfois, je me demande si elle m’aime vraiment.
Je crois qu’elle n’a jamais voulu d’enfant. Mon père, lui, oui.
Mais il est mort quand j’avais douze ans.
Un soir, tout explose.
Elle est dans la cuisine, son thé refroidit sur la table. Ses traits sont tirés, ses cernes plus marquées que jamais.
Moi, je ne sais plus comment faire. Alors je parle. Plus fort que d’habitude.
Mes mots sortent d’un coup, tranchants, incontrôlables.
— « Pourquoi tu ne dis jamais rien ? Pourquoi tu fais comme si tout allait bien alors que rien n’est comme avant ? »
Elle lève les yeux, surprise. Blessée.
Elle me regarde comme si j’étais coupable de quelque chose.
— « Je fais ce que je peux, Alba. Tu crois que c’est facile ? Tu crois que je ne souffre pas, moi aussi ?
Tu crois que j’ai voulu élever une ado toute seule ? Non.
Si ça ne tenait qu’à moi, tu serais en foyer depuis longtemps.
Mais ton père ne me l’aurait jamais pardonné. »
Ses mots me frappent en plein cœur.
Les voix s’élèvent, les reproches fusent. Toute la douleur qu’on a gardée en nous explose.
Et ça fait atrocement mal.
Je veux qu’elle comprenne.
Qu’elle voie que je suis perdue. Que j’ai besoin d’elle.
Que si je reste comme ça, je vais m’effondrer.
Je veux une maman. Pas juste une mère épuisée qui survit.
Mais la colère, la fatigue, le silence… tout nous sépare ce soir-là.
Je monte dans ma chambre, le cœur battant trop fort, la respiration lourde.
Je m’écroule sur le lit. Je prends mon carnet et j’écris, encore et encore.
Peut-être que je suis comme elle. Froide, fermée.
Peut-être que je me construis une armure pour ne pas souffrir.
Mais j’ai peur de finir seule. Vraiment seule.