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TiffanyM
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1 / Le Souffle Des Pages Oubliées

1

Le souffle des pages oubliées

 

« Il suffit d’un mot pour franchir la porte. Encore faut-il être prêt à ne plus revenir. »

-        Le livre perdu d’Elharön.

Il y avait ce vieux cahier, coincé entre deux étagères bancales, rongées par la poussière et l’oubli. Je ne l’ai pas ouvert tout de suite. Je l’ai simplement regardé. Ou peut-être… c’est lui qui me regardait. Oui, un livre peut vous fixer. Il peut vous juger aussi — sans mots, sans mouvement, juste par sa présence. Il semblait me demander pourquoi je l’avais laissé là, abandonné.

Je reconnaissais cette couverture, un cuir souple et un peu rêche, brun délavé par les années. C’est mon père qui me l’avait offerte. Ou plutôt, fabriquée. De ses mains. Avant le divorce. Avant que tout ne se fragmente. J’avais treize ans. À cet âge-là, on ne comprend pas encore que certaines choses sont en train de disparaître.

Je ne me souvenais plus de ce que contenait ce cahier. L’histoire que j’y avais écrite, je l’avais effacée de ma mémoire. Mais il restait une sensation : celle du stylo qui glissait entre mes doigts, la douleur sourde dans mon poignet après des heures d’écriture, et ce sourire, discret mais réel, quand j’ai posé le dernier mot. Comme si ce mot-là avait refermé quelque chose en moi. Une époque. Une émotion. Une version de moi que je n’ai jamais vraiment revue.

Quand je saisis le cahier, la couverture froide colle à mes paumes, et la poussière qui s’envole me fait tousser. Il y a un instant d’hésitation. L’ouvrir serait comme ouvrir une cicatrice que le temps avait presque réussi à refermer. J’ai peur d’y découvrir des fautes — de style, de grammaire, de naïveté — et que ces erreurs me rappellent que je n’ai pas tant évolué que ça.

Mais malgré la crainte, il y a aussi une attirance. Ce monde que j’y avais inventé… je me souviens vaguement des contours : des royaumes, de la magie, de la guerre, de l’ombre. Je l’avais façonné à ma manière, sans contrainte, comme une cachette. J’y avais mis des personnages que j’aimais et détestais tout à la fois. Ce monde, je l’avais créé pour m’échapper. Et maintenant, il me fait signe, comme un vieux rêve revenu frapper à la porte.

Je ne pensais pas que je retrouverais mon père de cette façon. Il ne m’a pas laissé grand-chose — ou plutôt, il a emporté ce qu’il représentait avec lui. Mais ce cahier, c’est lui. C’est ce qu’il m’a transmis sans le dire. Et le retrouver me serre la gorge plus que je ne l’aurais cru.

— Elyra, tu as fini de faire tes cartons ?

— Elyra, tu as fini de faire tes cartons ? répétais-je, grimaçante, devant le miroir.

Oui, j’imite ma mère. Oui, j’ai douze ans dans ma tête quand elle me parle sur ce ton. On dirait une vieille rengaine. Pourtant, je ne pars pas. Ce n’est pas moi qui déménage. C’est elle.

Elle a trouvé un nouveau poste, dans une autre ville, une nouvelle chance — selon ses mots. Et elle voudrait qu’on parte ensemble, comme avant. Mais je ne suis plus une enfant. J’ai une vie ici : un travail, que j’aime. Des amis. Une chambre remplie de souvenirs. Et un petit copain… enfin, on s’est perdus en route. L’amour s’est peut-être effacé, remplacé par l’habitude. Il fait partie du décor, mais plus de mes pojets.

Alors non, je ne veux pas partir. Et je ne veux pas faire semblant que tout est normal. Je trie. Je range. Je classe ce qui compte et ce qui ne compte plus. Et au milieu de tout ça, il y a ce cahier.

Je ne peux pas le jeter. Ni le donner. Ni même le laisser dans un carton. Parce qu’un jour, un autre enfant pourrait l’ouvrir, déchirer une page, la froisser sans comprendre. Et ce serait comme déchirer un morceau de mon passé, un moment suspendu dans ma vie.

Ce cahier, c’est un fragment de moi. De mon père. De ce que j’ai été, et de ce que je redeviens un peu, en le relisant.

Un livre qu’on a écrit, ce n’est pas seulement du papier et de l’encre. C’est un souffle qu’on a enfermé. Un cœur qu’on a cousu dans les marges. Et je ne laisserai personne le réduire à un simple tas de pages.

Je recule de quelques pas, comme si la première page allait me happer. J’éternue — une fois, deux, trois — la poussière du passé me colle à la gorge. Je m’assois sur le coin libre de mon lit, les draps rose pâle encore froissés par la nuit. Comme toujours, il est à peine visible, englouti sous des piles de livres que je refuse d’abandonner. Je le sais, je les garderai tous. Chaque couverture raconte un voyage.

Je tourne la première page du cahier.

« Bienvenue dans ton véritable monde. »

Je souris malgré moi. C’est poétique. Mais je ne me souviens pas avoir écrit cette phrase. C’est étrange, presque inquiétant. Comme si quelqu’un, ou quelque chose, m’y attendait. Un frisson me traverse.

Puis un prénom surgit, écrit en grand, presque en relief. Arya.

Je cligne des yeux. Il me semble à la fois familier et étranger. Comme si je le lisais pour la première fois, alors qu’il était né de mes propres mains.

Et voilà que l’histoire recommence.

Arya venait de franchir la grande porte en bois du palais — un bâtiment austère, monumental, qu’on disait capable d’avaler des centaines d’âmes par jour. Là-bas, les gens entraient, sortaient, quémandaient des faveurs, offraient leur loyauté ou leurs secrets. Ils appelaient les souverains roi et reine. Mais Arya, elle, les appelait Papa et Maman.

Un frisson me parcourt. L’image est nette, précise. Je vois la porte se refermer dans un long grincement, et l’écho de ce son me semble étrangement proche. Comme s’il avait résonné ici, dans ma maison, dans ma réalité.

On disait que ses parents étaient des monstres. Elle l’avait entendu des serviteurs, des gardes, des passants dans les marchés. Mais jamais elle n’avait su pourquoi. Trop jeune. Trop ignorante. Voilà ce qu’on disait. Alors on la tenait à l’écart. On lui refusait tout : la vérité, les fêtes, même ces instants volés de joie dans les villages alentour. Tout était filtré, contrôlé. Protégé.

L’odeur de rose flotte soudain dans l’air. Fugace. Troublante. Le parfum d’Arya, décrit quelques lignes plus loin. Je l’ai écrit, je le lis, et pourtant, c’est comme s’il m’enveloppait. Comme si mes mots avaient laissé une trace sensorielle dans le présent. Ce n’est plus juste une histoire. C’est une mémoire vivante.

Arya courait à perdre haleine dans les rues boueuses du village. Ses pieds frappaient les flaques, soulevant l’eau sale, et sa robe se déchirait sur les pierres saillantes. Elle s’excusait à la volée, frôlant les paniers, les épaules, les cris des marchands, sans jamais s’arrêter. Son souffle était court, sa poitrine douloureuse. Mais elle n’avait plus le temps. Il fallait qu’elle le rejoigne.

Son soldat.

Celui qu’elle aimait sans jamais l’avoir dit. Celui qui, un jour, lui avait promis de la protéger. De la magie. De l’infliction. De ces êtres qu’on disait bénis, mais qui s’étaient crus tout-puissants pour avoir effleuré l’invisible.

Et pourtant… malgré cette peur, malgré l’interdit, une autre voix murmurait au fond d’elle. Un désir brûlant, presque honteux. Elle voulait savoir. Ressentir, juste une fois, ce frisson. Cette chaleur entre ses doigts. Ce pouvoir interdit. Ce rêve de pouvoir.

Mais ici, c’était interdit. Condamné. Punissable de mort.

Elle le savait. Elle l’avait vu. De ses propres yeux.

Arya tourna brusquement dans une ruelle étroite, presque cachée entre deux maisons aux murs effondrés. Ses pieds glissèrent, mais elle se rattrapa d’une main contre le mur humide. Elle connaissait ce chemin mieux que n’importe qui. C’était leur passage secret.

Au bout de l’allée, derrière un vieux mur de pierre tapissé de lierre, il était là.

Adossé, les bras croisés sur la poitrine, son armure entrouverte. Il avait ce même air détaché, fatigué. Blessé. Mais quand il la vit arriver, un sourire, lent et sincère, fendit son visage. Ce sourire-là, c’était le sien. Le vrai.

— T’es en retard, petite fleur.

Elle sourit à son tour, haletante, les joues rouges, les yeux brillants. Il ne l’appelait jamais par son prénom. Toujours par des surnoms.

Celui-là… c’était le plus doux.

Petite fleur.

— J’ai couru.

— Tu cours toujours. Un jour, tu voleras.

Il tendit la main. Elle s’y glissa sans hésiter, comme si le monde autour n’existait plus, comme si chaque pierre, chaque cri, chaque vent n’était plus que murmure. Ses doigts enveloppèrent les siens avec une douceur grave, précautionneuse, presque solennelle. Ce genre de geste, entre eux, était rare. Précieux. Un éclat volé dans un monde trop dur.

 

— Tu ne devrais pas être ici, souffla-t-il.

— Et toi non plus, répondit-elle sans flancher.

Le silence s’installa, suspendu entre leurs deux respirations. Il n’était pas gênant. Il était dense. Rempli de ce qu’ils n’osaient pas dire. Un silence doux, mais triste. Comme une promesse que personne ne tiendrait.

— Ils m’ont donné un ordre, reprit-il, la voix plus basse, plus lointaine.

— Quel ordre ? demanda-t-elle, et sa voix trembla malgré elle.

Il la regarda droit dans les yeux. Ce regard, elle le connaissait. C’était celui qu’il portait quand il avait décidé. Quand rien ne pouvait le faire changer d’avis.

— Partir. Ce soir. Avant la lune noire.

Arya sentit son cœur se replier sur lui-même, comme une fleur qu’on écrase du bout des doigts. Ce soir ? Non. C’était trop tôt. Beaucoup trop tôt. Rien n’était prêt. Rien n’avait été dit, pensé, espéré. Pas maintenant.

— Emmène-moi, souffla-t-elle, dans un souffle plus fragile qu’un battement d’aile.

Mais Arlhon ne bougea pas. Il la fixait, droit, douloureux, presque dur. Il ne pouvait pas céder. Il ne devait pas. Il ne voulait pas lui faire croire qu’elle avait une place dans cette fuite, ni même dans ce futur qu’il n’était pas sûr de voir. Ce serait cruel.

Alors il recula d’un pas. Juste un. Et cela suffit.

— Tu dois rester, Arya. Ce n’est pas ton combat. Pas encore.

Elle ouvrit la bouche, prête à crier, à pleurer, à le supplier, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Sa gorge se serrait, sa poitrine était un étau. Les mots s’étaient figés en elle, comme si les émotions elles-mêmes s’étaient réfugiées là, refusant de sortir.

— Tu vas mourir, Arlhon…

Il hocha lentement la tête. Pas de faux espoirs. Pas de promesses vides.

— Peut-être, dit-il, sans détourner les yeux. Mais toi… toi, tu vas vivre.

Il se pencha. Déposa un baiser sur son front, comme il le faisait autrefois, quand elle tombait, quand elle pleurait, quand il était encore son frère et non un soldat. Puis il se redressa. Se détourna.

Un pas. Puis un autre. Et encore un.

Arya ne bougea pas. Chaque fibre d’elle criait de le retenir. De hurler son nom. Mais elle savait. Elle savait que ce serait la dernière fois qu’il lui tournerait le dos. Et qu’elle le laisserait partir.

Je ne me souviens pas avoir écrit quelque chose d’aussi triste.

 

Et pourtant, les mots sont là. De mon écriture. Sortis de mon cœur. Gravés dans ces pages. Je ne me souviens plus pourquoi j’ai fait naître cette scène, cette douleur. Pourquoi j’ai voulu qu’il parte, qu’il meure peut-être, qu’elle reste, brisée.

Je pose la main sur le cahier. J’hésite à tourner la page. Mon pouce effleure l’arrête du papier. Mais ma mère m’appelle, sa voix stridente éclate depuis le rez-de-chaussée.

— Elyra ! Tu descends, oui ou non ?

Je sursaute légèrement. L’écho d’Arlhon se dissout. Le village boueux disparaît. La ruelle, le lierre, la main tendue… tout s’évanouit.

Je reste figée quelques secondes, les doigts toujours posés sur la page, comme si le simple fait de la refermer allait effacer Arya. Comme si me lever, sortir de ma chambre, c’était tourner le dos à ce fragment de moi.

— J’arrive ! je réponds, la voix enrouée. Je me racle la gorge. Je ne suis pas prête.

Mais je ferme doucement le cahier. Pas pour l’oublier. Pour mieux y revenir.

Je me lève. Mes paumes frottent machinalement mon pantalon, laissant une trace invisible d’encre ou de mémoire. Mon regard glisse à travers la pièce, s’accroche à un détail : l’attrape-rêves suspendu au-dessus de mon lit. Un vieux souvenir de l’enfance, de l’époque Twilight, quand je croyais que Bella, elle, avait tout compris. Je l’ai pendu là pour qu’il chasse mes cauchemars. Mais il n’a jamais vraiment marché. Peut-être qu’il ne fonctionne que dans les films.

Un vertige me saisit.

Mon corps tangue, imperceptiblement d’abord. Puis plus franchement. Mes jambes fléchissent. Un frisson me traverse l’échine, brutal, glacé. J’ai l’impression d’avoir bu, ou d’être restée trop longtemps debout sans respirer. Mon souffle se raccourcit, comme pris entre deux côtes. Mes doigts tremblent.

Ma mère crie mon nom, encore. Plus fort. Elle monte. Je l’entends. Les marches qui craquent. La précipitation.

Sous ma poitrine, mon cœur cogne. Fort. Trop fort. Mais il cogne. Il est là. C’est tout ce qui compte… pour l’instant.

Puis je tombe.

Je ne comprends pas tout de suite. Mon corps lâche, tout seul. Mes genoux heurtent la moquette beige. C’est doux… et pourtant, ça brûle. Ma tête tourne, le monde tangue. Mon souffle s’arrache à moi en hoquets désordonnés. Vagues après vagues. Trop rapide. Trop court.

Je veux parler. Crier. Dire Maman… ou juste Aide-moi.

Mais ma bouche reste muette. Juste un souffle étranglé. Comme si l’air lui-même refusait de sortir.

Quelque chose ne va pas. Vraiment pas.

Un autre frisson me traverse. Pas de peur. Pas cette fois. Quelque chose d’autre. Quelque chose de familier. Comme une présence ancienne. Une chose oubliée… mais qui m’a toujours observée.

Puis vient le vent.

Pas le vent de la fenêtre entrouverte. Non. Celui-ci est plus lourd. Plus silencieux. Il glisse sur ma peau, s’insinue dans mes cheveux, effleure ma nuque comme une caresse. Je ne bouge plus. Je ne peux plus. Mais je le sens.

Quelque chose me touche.

Quelque chose… de chaud.

Pas une chaleur physique. Une chaleur qui vient de l’intérieur. Qui m’enveloppe comme une couverture invisible. Comme une main douce et ancienne posée sur mes épaules.

Je cligne des yeux.

Le plafond au-dessus de moi semble s’éloigner, ou grandir. Les angles de la chambre s’effacent. Les murs deviennent flous. Ma respiration s’efface avec eux.

Je n’ai plus froid. Je n’ai plus chaud.

Je ne suis plus sûre d’être ici.

Ou peut-être que ce monde n’est plus sûr d’exister autour de moi.

**

Le silence.

C’est tout ce qui reste. Un silence profond, total, presque sacré — celui qui vous enveloppe comme une prière ancienne, comme une mer noire avalant le temps.

Mon corps s’enfonce lentement dans une matière tiède, granuleuse, presque vivante. Du sable, peut-être… mais un sable étrange, qui ne gratte pas, qui ne pèse pas. Il me porte, me berce, m’absorbe avec une tendresse inquiétante. Une douceur qui n’a rien d’humain.

Comme si le monde lui-même essayait de me garder. De m’empêcher de remonter.

Je ne suis plus dans ma chambre. Le lit, les livres, l’attrape-rêves, la voix de ma mère — tout cela appartient à un ailleurs brumeux, flou, comme un rêve déjà lointain. Ici, il n’y a que cette chaleur, ce vide, ce silence… Et cette sensation, insistante : celle d’avoir franchi un seuil.

J’ai toujours eu peur du noir. Peur viscérale, irrationnelle. Mais cette fois, la peur semble m’avoir abandonnée. Comme si elle avait eu, elle aussi, peur de cet endroit.

Je ne suis plus qu’un souffle. Une conscience mince, suspendue dans une nuit sans fond.

Une présence fragile… ou peut-être autre chose.

Peut-être que je me suis trompée sur moi-même depuis le début.

Et pourtant, au fond de moi, une volonté s’agite — sauvage, irrésistible : celle d’ouvrir les paupières.

Comme si mes yeux savaient déjà quelque chose que je n’étais pas prête à voir.

Comme si le monde m’attendait… là, juste de l’autre côté.

Il n’y a ni oiseaux, ni vent, ni bruissement de feuilles.

Rien qu’un souffle — le mien — qui trouble à peine l’écho dense du silence.

Et dans ce silence, quelque chose murmure.

Ce n’est pas une voix, pas vraiment.

C’est une pensée oubliée.

Ou peut-être ma propre voix, revenue d’un autre temps, d’un autre moi.

Une voix qui cherche encore à me parler.

Mon cœur s’emballe.

Il cogne contre ma cage thoracique, brutalement, comme pour me rappeler que je suis encore là. Que je vis. Que je devrais fuir.

Mes cheveux glissent sur mon visage. Il n’y a pas de vent. Juste un mouvement — doux, répété.

Quelque chose me porte. Quelqu’un.

La peur, que je croyais disparue, revient. Doucement. Comme un poison lent.

Elle s’insinue en moi, goutte après goutte, comme un frisson qui ne s’arrête jamais.

Un poison ancien, entré par une plaie invisible, une blessure dont j’ignorais l’existence.

Je n’ose pas bouger.

Mes paupières sont closes. Collées, scellées par une force que je ne contrôle pas. Ou que je refuse de défier.

Parce que je sais.

Je sais que si je les ouvre… tout changera. Peut-être que je ne reconnaîtrai pas le monde.

Ou pire encore : peut-être que je ne ferai plus partie de lui.

Les secousses deviennent plus régulières.

Des pas.

Lourds. Rythmés. Inévitables.

Mon corps balance doucement à chaque mouvement, comme une poupée abandonnée entre deux souffles. Mes bras pendent, inertes, et pourtant… je sens. Je sens la chaleur d’un autre corps contre le mien.

Une main — ferme, mais étrangement délicate — soutient ma nuque.

Qui me porte ?

J’essaie de parler.

Rien.

Ma gorge est sèche, comme tapissée de cendres. Alors, un son. Un souffle tout près.

Quelqu’un murmure. Une langue que je ne reconnais pas. Et pourtant… elle m’effleure la mémoire comme un chant oublié.

Il y a une mélodie dans cette voix. Quelque chose d’ancien. De beau. De dangereux.

Mon esprit tangue, vacille entre deux mondes. Puis, soudain, une lumière. Rouge. Brûlante.

Elle perce derrière mes paupières closes. Pas la lumière du jour. Pas le soleil.

Non.

C’est un feu. Un feu vivant.

Et l’odeur.

Acre. Âpre.

Pas celle de la poussière familière de ma chambre, ni même celle du vieux papier.

Non. C’est une odeur brûlée, presque métallique.

De la cendre. De la chair.

Je force mes paupières à s’ouvrir.

La lumière m’agresse d’abord, me déchire la rétine. Je cligne des yeux, une, deux fois. Puis le monde se dessine enfin — rougeoyant, mouvant, irréel.

Une silhouette se dresse au-dessus de moi.

Grande.

Drapée de ténèbres qui semblent suinter autour d’elle, comme une brume liquide que même l’air refuse de toucher.

Un masque recouvre son visage — ou peut-être est-ce son visage.

Lisse. Blême. Fantomatique.

Deux fentes noires en guise d’yeux. Mais ce qui s’y cache… ce ne sont pas des yeux.

C’est plus ancien. Plus profond.

Quelque chose qui regarde sans voir. Ou qui voit trop.

Il m’observe sans un mot.

Puis sa main glisse sous ma tête. Avec une lenteur presque rituelle, il me dépose au sol.

La surface est tiède, irrégulière. Du sable. Mais pas un sable naturel.

Il accroche mes paumes, rugueux et sombre — presque noir. Comme de la poussière d’étoiles mortes.

Ou de rêves brûlés. Je cligne encore, mes yeux s’habituent. Au-dessus de moi, un plafond voûté.

Des piliers massifs, sculptés de symboles oubliés, se dressent dans la pénombre rougeoyante.

Le lieu… respire. Littéralement. Les murs pulsent doucement, comme un cœur.

Un temple. Une tombe. Ou les deux.

Je ne sais pas si je suis dans un sanctuaire… ou dans une prison. La silhouette s’éloigne d’un pas.

J’essaie de me redresser. Mes muscles protestent, douloureux, mais obéissent. Je m’assieds. Tremblante. Ma gorge me brûle. Je veux parler.

Ma voix n’est plus qu’un râle rauque, éraillé, comme arraché d’un autre moi :

— Où… suis-je ?

Il s’arrête. Tourne lentement la tête vers moi.

Un silence. Long.

Puis une voix. Grave. Râpeuse. Inhumaine. Mais les mots sont clairs.

Froids. Irréversibles.

— Là où tout commence, Elyra.

Mon cœur se fige.

Il connaît mon nom.

Je serre les poings. Mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Le monde tangue autour de moi. Et dans un souffle, il murmure :

— Arlhon !

Sa voix résonne faiblement, brisée par l’écho des murs sombres.

Déjà, il s’éloigne. Silencieux.

Tourné vers la sortie, comme un rêve qui s’efface trop vite.

Ma gorge se noue.

Il va me laisser.

Ici.

Seule.

Dans cet endroit que je ne comprends pas. Que je ne reconnais pas.

Un lieu qui n’existe dans aucune carte, aucun souvenir — sauf peut-être dans mes cauchemars.

Je tente de me redresser. Mes bras tremblent, mes coudes ploient, le sol me paraît immense, comme s’il grandissait à chaque respiration.

Et vivant.

Vibrant sous ma paume.

— Tu dois trouver Arlhon !

Je ne sais pas si j’ai parlé à voix haute.

Ou si la voix vient de plus loin.

Ou de plus profond.

Cette voix-là… celle qui me guidait quand j’écrivais, celle qui me visitait dans mes rêves — celle qui n’était pas vraiment moi, mais pas tout à fait autre non plus.

L’homme — ou ce qu’il est — s’arrête à l’entrée. Il ne se retourne pas.

Mais sa voix s’élève à nouveau. Calme. Implacable. Comme une porte qui se ferme :

— Alors réveille-toi, Elyra.

Comme un coup.

Sec. Net.

Ma joue picote, comme si on venait de me gifler.

Tout bascule.

Le plafond n’est plus là.

Les murs ont disparu. Le temple, les torches, la pierre rougeoyante — balayés. Effacés.

Je suis dehors.

Un frisson me traverse, vif, brutal. Mes doigts s’enfoncent dans une matière chaude, granuleuse. Du sable. Brûlant.

Je me redresse d’un bond.

Trop vite.

Mon corps vacille, mais reste debout.

Le souffle court, le cœur battant.

Je regarde autour de moi.

Et je comprends : je ne suis nulle part.

Je suis ailleurs.

Le ciel est d’un gris violet, profond et lourd, sans étoiles ni soleil. Pourtant, tout est visible. Chaque grain de sable, chaque courbe de dune est baignée dans une lumière sourde — diffuse, lunaire. Une clarté sans source. Un monde sans ombres. Comme si le jour et la nuit refusaient de se départager.

Je reste figée, le souffle suspendu.

Le vent ne souffle pas. L’air est sec, immobile. Le désert me regarde.

Seule.

Il n’y a que moi.

Moi, et ce silence qui semble m’écouter respirer.

Le sable glisse lentement entre mes doigts. Il est trop fin, trop chaud, presque soyeux. Il n’a rien du sable de mon monde. Il palpite.

Comme s’il attendait.

Puis je le vois. Quelque chose.

À une dizaine de mètres. Presque imperceptible. Une trace, fine et ondulante. Un sillon dans le sable, comme si quelqu’un — ou quelque chose — était passé ici, traînant derrière lui un tissu, une cape… ou un souvenir.

Je fais un pas. Le sable crisse.

Mon cœur s’alourdit. Quelqu’un m’attend. Ou quelque chose. Mon cœur se serre.

Je marche.

D’abord lentement, hésitante, comme si mes pieds cherchaient à comprendre le sol.

Puis plus vite.

Chaque pas m’enfonce un peu plus dans cette terre inconnue. Dans ce sable brûlant et vivant, dans ce monde sans nom.

Je ne sais pas ce que je cherche.

Mais je sais que je dois suivre cette trace.

Ce mince sillon dans le sable, fragile mais obstiné.

Je dois trouver Arlhon. Et pourtant… je ne sais même pas qui il est.

Un homme ? Un jeune homme ? Quelqu’un comme moi ?

Ou peut-être… quelqu’un comme lui.

Cette silhouette sans visage.

Celle qui m’a parlé.

Celle dont la voix résonne encore dans ma mémoire comme un souvenir d’avant ma naissance.

Et s’il n’était pas un homme ?

Et si ce nom n’était qu’un mirage ?

Une illusion façonnée par mon propre esprit ?

Ou pire… une entité cachée dans mon histoire, tapie entre mes mots, à l’affût ?

Je continue d’avancer.

Mais plus mes pensées dérivent, plus Arlhon s’éloigne de l’image humaine que j’aurais pu espérer.

Et s’il n’était pas quelqu’un, mais quelque chose ?

Un nom. Un symbole. Un piège.

Je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis. Et pourtant… m’es pas tracent leur route avec une certitude effrayante.

Comme si eux seuls connaissaient le chemin.

Comme si ce désert, ce silence, cette lumière irréelle m’étaient… familiers.

Pas dans la mémoire. Mais dans les os. Dans le souffle. Dans une part de moi plus ancienne que moi-même.

Je n’ai jamais vu cet endroit. Et pourtant, une partie de moi s’y sent chez elle.

Et c’est peut-être ça, le plus effrayant.

Le sable avale mes chevilles à chaque pas.

L’air, plus frais maintenant, glisse sur ma peau comme un baume — un soulagement discret après la lourdeur suffocante du moment précédent.

Mon corps, encore engourdi, se réveille lentement.

Chaque mouvement retrouve peu à peu sa fluidité.

Mais un frisson persistant me longe l’échine.

Ce n’est pas le vent. C’est autre chose.

Une présence.

Sourde.

Silencieuse.

Insistante.

L’impression d’être observée s’épaissit, comme une brume invisible qu’on aurait déposée sur mes épaules.

Une paire d’yeux me suit.

Je le sais.

Je le sens.

Le sable devient plus dense, m’es pas plus lourds. Même l’air semble se resserrer, plus épais, plus difficile à avaler.

Comme si je marchais à contre-monde.

Je n’ose pas tourner la tête.

Pas encore.

Mais c’est là.

Derrière moi.

Quelque chose me regarde.

Quelque chose m’accompagne dans le silence de ce désert.

Et peut-être… peut-être que je suis l’intruse.

Pas la voyageuse.

Pas l’héroïne.

Juste… la dérangeante.

Je ralentis, mais la présence, invisible et oppressante, ne me laisse pas le choix.

Elle m'oblige à avancer.

Comme si le désert lui-même, ce désert aux grains noirs et vivants, me poussait vers quelque chose ou vers quelqu’un.

Je ne sais pas où je vais.

Je ne connais ni la direction, ni la destination.

Mais au-delà de l’obscurité, au-delà des dunes silencieuses, je sens…

Un secret.

Un battement enfoui.

Quelque chose m’attend.

Mes pas s’alourdissent. Le sable se fait plus dense, presque visqueux sous mes pieds, comme si chaque grain voulait me retenir, me ralentir, m’avaler.

L’ombre s’épaissit, se serre autour de moi, me colle à la peau comme une sueur glacée.

Mon cœur cogne violemment dans ma poitrine. Il cogne si fort qu’il me semble entendre son écho dans mes tempes.

Mais je continue.

Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas m’arrêter.

C’est plus fort que moi.

C’est plus ancien que moi.

La nuit n’est pas une simple absence de lumière ici.

Elle respire. Elle bouge.

Elle me regarde.

C’est une nuit vivante, pleine d’yeux que je ne peux pas voir.

Et elle murmure dans ma nuque des choses que je n’arrive pas à comprendre.

Je m’arrête brusquement.

Mes jambes refusent de faire un pas de plus.

Mon souffle devient rauque, sifflant, presque désespéré.

Je ferme les yeux.

J’essaie de faire taire la peur qui me dévore de l’intérieur comme un feu noir.

Mais elle est là.

Cette chaleur dans mon dos, ce souffle… trop proche pour être du vent.

Trop précis, trop humain.

Je sens une expiration lente et humide glisser sur ma peau, juste sous ma nuque, comme une promesse de danger.

Mon corps se fige. Le temps se suspend.

Puis je me retourne, d’un geste sec, brutal.

Mon regard transperce la nuit.

Rien.

Juste l’étendue.

Juste les dunes, figées, sournoises.

Mais je sais.

Je ne suis pas seule.

Ma respiration s’accélère, mon estomac se noue.

Quelque chose est là.

Pas derrière une dune.

Pas dans l’ombre.

Mais dans l’air lui-même.

Autour de moi.

Dedans, peut-être.

Je recommence à marcher, mais mes gestes sont plus raides, plus courts, comme si la peur avait tendu chaque muscle jusqu’à la rupture.

Je scrute chaque creux de sable, chaque ombre mouvante.

Chaque espace est une menace.

Chaque silence est une alerte.

Et puis… un bruit.

Un froissement.

Discret.

A peine audible.

Mais réel.

Ce n’est pas le vent.

Ce ne sont pas mes pas.

C’est quelqu’un.

Ou quelque chose.

Mes mains tremblent, mes ongles s’enfoncent dans mes bras. Mon cœur veut exploser.

Je n’ose pas me retourner à nouveau.

Parce que je sais : il est trop tard.

Ce qui me suit ne se cache plus.

Ça me regarde.

Ça m’attend.

Un pas en arrière.

Un autre.

Puis, sans réfléchir, je cours.

Je m’élance dans l’obscurité, à l’aveugle, mes pieds s’enfonçant dans un sol qui semble refuser ma fuite.

Le sable devient traître, lourd comme de la boue, glissant comme de l’huile.

Chaque pas est une bataille.

Ma respiration éclate entre mes lèvres, rapide, haletante.

Je sens que ça me suit.

Que ça gagne du terrain.

Je ne me retourne pas. Je ne veux pas voir.

Parce que si je vois, ce sera vrai.

Et si c’est vrai… alors je ne suis plus en sécurité.

Nulle part.

Le désert s’étire devant moi, infini.

Il ne me propose ni abri, ni fin.

Rien d’autre que cette course, ce cauchemar sans visage, et cette certitude glaciale qui s’enracine en moi :

Je ne suis pas seule. Et je ne suis plus chez moi.

Le bruit revient.

Plus proche.

Plus rapide.

Quelque chose me suit.

Ce ne sont pas des pas lourds. Ce ne sont pas des foulées massives.

Non.

C’est vif.

Agile.

Comme une ombre.

Une chose silencieuse qui frôle mes talons, rase le sable, comme un chasseur qui joue avec sa proie avant de la cueillir.

Je trébuche.

Mes genoux frappent le sol.

Le sable, brûlant des restes du jour, m’arrache un cri muet.

Mes paumes s’y enfoncent, raclent la surface comme pour trouver un appui qui n’existe pas.

Une douleur sourde éclate dans mon épaule — une douleur chaude, sournoise, brutale.

Mais je me redresse. Je n’ai pas le droit de m’arrêter.

Un cri m’échappe.

Bref.

Aigu.

Instinctif.

Pas un appel à l’aide.

Une décharge. Une peur pure, arrachée de mes tripes.

Je repars.

Mon cœur cogne comme une alarme sous ma poitrine.

Si je m’arrête, si je tombe encore… c’est fini.

Je le sais. Je le sens.

Alors je cours. Aveuglément.

Sans fin.

Sans direction.

Je cours comme si le désert allait, peut-être, dans un élan de clémence, me dissimuler entre deux grains de sable.

Me cacher du regard de cette chose.

Ou, mieux encore, m’ouvrir une faille, une route, un passage… quelque part.

Mais mes forces s’effilochent.

Mes jambes deviennent du coton.

Chaque pas est une claque contre mes limites.

Mon épaule hurle. Une douleur pulsatile, chaude, remonte jusqu’à ma clavicule comme une lame lente.

Je plaque ma main contre elle, mes doigts tremblants et crispés.

Comme si je pouvais contenir l’éclat.

Comme si je pouvais retenir ma propre fin.

Ma respiration est saccadée. Brûlante.

J’avale du sable, de l’air sec, et quelque chose de plus lourd encore : la panique.

Je ralentis. Je dois ralentir.

Mes jambes vacillent, mes pieds s’enfoncent dans le sol meuble, traîtres, infidèles.

J’étends ma main devant moi, comme si je pouvais repousser l’horizon. Comme si le désert allait me répondre.

Et c’est là que je la vois. La lumière.

D’abord un simple point.

Tremblant.

Une illusion. Une hallucination, peut-être.

Mais non.

Elle vacille. Elle danse.

Puis une deuxième. Une troisième.

Et d’autres encore. Un chapelet de lueurs dorées, hésitantes mais bien là.

Des torches ?

Des feux ?

Des fenêtres ?

Une ville ?

Ou quelque chose qui prétend en être une.

Je ne sais pas.

Mais c’est réel.

Et c’est tout ce qui compte.

Je serre les dents, retenant un gémissement. Ma main n’a pas quitté mon épaule, comme un instinct primaire de survie. Le feu sous ma peau pulse à chaque battement de cœur. Mais mes yeux ne quittent pas ces lumières.

Je suis épuisée.

Brisée.

Mais je tiens debout. Parce que là-bas, dans le noir, quelque chose existe. Et moi, ici, dans cette nuit étrangère, je veux croire que c’est une chance.

Une issue.

Une échappée.

Même si ce n’est qu’un mirage. Même si ce n’est qu’un piège.

Je n’ai pas d’autre direction. Et cette fois, ce n’est pas la peur qui me fait avancer.

C’est l’espoir.

Alors, les dents serrées, les yeux brûlants, je repars. Boitillante, chancelante, mais en vie.

Vers la lumière. Vers le mystère. Vers ce que ce monde veut encore me révéler.

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