3
Dans la gorge du silence
« Tu crois que tu crées les histoires. Mais certaines te dépassent. Elles t’appellent, même quand tu refuses de les entendre. »
- Elyra Otis.
J’étais déterminée à quitter cet endroit. À rejoindre Arlhon.
Mais quelque chose clouait mes jambes au sol, une force invisible, tissée d’ombre et d’angoisse, comme si l’air lui-même retenait mon corps.
Sortir maintenant, je le savais, c’était risquer ma vie.
Mon cœur se serre, mes poings aussi.
Et puis mes genoux cèdent. Ils s’écrasent dans le sable — ce sable maudit, granuleux, qui incarne tout ce que je hais ici.
Ce lieu… ce n’est pas un paysage que j’ai rêvé.
Pas même un cauchemar que j’aurais imaginé.
Et pourtant, il est là.
Il existe.
Il s’impose, autonome, indifférent à mes désirs. Il s’écrit malgré moi, selon des règles que je n’ai pas dictées.
Il m’ignore. Il me rejette.
Comme si même ce monde, que j’ai peut-être contribué à créer, ne voulait plus de moi.
Et dans ce rejet silencieux, cruel, nous avons au moins un point commun.
— Arlhon...
Je murmure son nom. À peine un souffle, volé à la nuit, comme si c’était peut-être la dernière fois que j’en avais le droit.
— ELYRA !
Le cri fend l’obscurité.
Il fracasse le silence, comme une lame dans du verre.
Mon nom rebondit, résonne contre les parois — de pierre ? de sable ? Peu importe. Ce sont des murs. Des murs, quand tout vacille.
Je me redresse.
Quelque chose renaît en moi. Une force brute, vive, logée dans ma poitrine — et je comprends alors qu’elle n’avait jamais vraiment disparu. Elle s’était tue, en attente.
Il entre.
Je pourrais appeler cela une grotte. Mais je sais déjà que lui, Arlhon, ne lui donnerait sans doute pas ce nom.
Ses cheveux blonds sont en bataille, empreints de vent, de course, de peur. Ses yeux — d’un bleu presque irréel — me cherchent dans l’obscurité, haletants, vivants.
Et moi… je retiens mon souffle.
Parce que je m’inquiétais.
Je m’inquiétais pour lui.
Ce personnage que j’ai inventé.
Ce soldat à qui j’ai offert l’honneur, la droiture, la fierté. Ce héros façonné de courage et de feu.
Et pourtant… je réalise à cet instant que je ne le connais pas. Pas vraiment.
Qu’il m’échappe.
Qu’il vit.
— Arlhon !
Ma voix est plus faible que je ne l’aurais cru. Mais il m’a entendue. C’est tout ce qui compte.
Il est là. Il m’a retrouvée… Ou est-ce ma voix qui l’a ramené à moi ?
Quelque chose se forme dans le creux de mon ventre. Un frisson. Une peur. Une certitude étrange.
Je ne comprends rien à ce qui se passe, rien à ce qui est en train de s’écrire sous mes yeux.
Je sais seulement une chose : je ne suis pas l’autrice de ce moment.
Cette scène n’est pas la mienne.
Je ne devrais même pas être là.
Voilà. C’est la phrase exacte, celle qui me brûle les lèvres :
« Je ne devrais pas être là. »
Et pourtant, lui, il est là.
Arlhon est en train de risquer sa vie pour moi.
Alors qu’on ne se connaît pas.
Il ne sait rien de moi… enfin, rien que je ne sache moi-même.
Et moi ?
Moi, je ne connais que l’Arlhon que j’ai écrit.
Celui que j’ai façonné. Celui à qui j’ai donné vie dans un monde que je contrôlais.
Mais ce garçon-là…
Il lui ressemble, oui. Et pourtant, il y a quelque chose de différent.
Je le sens. Je le sais.
Ce désert.
Et ce n’est pas ce que j’avais rêvé.
Pas ce que j’avais écrit.
— Est-ce que tu vas bien ?
Il observe chaque parcelle de mon corps, et je me sens soudainement… vulnérable.
Par réflexe, je croise les bras contre moi, comme si mes vêtements ne pouvaient pas vraiment cacher ce que je ressens.
Mon cœur s’emballe.
Si j’ai inventé Arlhon, c’était pour m’imaginer aimée par un prince, un roi.
Un homme qui saurait exactement comment être avec une femme.
Un homme qui me ferait rêver…
Mais maintenant qu’il se tient là, devant moi,
je ne suis plus sûre que ce soit vraiment l’homme que j’avais rêvé.
Je le regarde, presque à la recherche d’une réponse.
Mais il n’y a rien dans ses yeux. Rien qui me rassure.
C’est comme si, à cet instant, tout ce que j’avais imaginé,
tout ce que j’avais voulu qu’il soit, se fissurait.
Il n’est plus un rêve. Il est réel —
et ça, c’est bien plus dérangeant que je ne l’aurais cru.
Il reste là, silencieux,
son regard balayant mes traits avec une intensité que je ne saurais décrire.
Ce n’est pas de la curiosité, ni de l’empathie…
C’est comme s’il me cherchait.
Comme s’il tentait de comprendre quelque chose.
Peut-être de savoir si j’ai la même idée que lui de ce qui se passe entre nous.
Je devrais me sentir honorée, flattée,
que mon propre personnage prenne forme devant moi.
Mais je ne me sens ni honorée, ni flattée.
Je me sens… exposée.
Comme si j’étais confrontée à une version de lui que je ne suis pas prête à affronter.
Une version qui n’appartient plus seulement à l’imaginaire.
Arlhon, le prince, le roi,
l’homme parfait que j’avais voulu façonner,
ne ressemble plus à ce rêve.
Il est là,
avec son regard insondable,
sa stature imposante,
et quelque chose d’indéfinissable dans son attitude.
Ce n’est pas de l’amour qu’il projette.
Ni même de la douceur.
C’est… autre chose.
Une froideur, une distance
qui me coupe le souffle.
— Tu ne me réponds pas.
Sa voix brise enfin le silence.
Elle est basse, presque rauque, comme si chaque mot lui coûtait, arraché à quelque chose de plus profond que la fatigue.
Je frissonne sans comprendre pourquoi.
Est-ce sa manière de parler ?
Ou simplement la question elle-même, aussi simple soit-elle ?
— Je… je vais bien.
C’est tout ce que je parviens à dire, une réponse bancale, portée par une hésitation qui trahit mes pensées.
Je détourne le regard, fuyant la profondeur de ses yeux.
Mais je sais que ça ne changera rien.
Peu importe où je pose les yeux, il est là.
Dans mon esprit, dans mon monde.
Il fait désormais partie de ce que j’ai créé — mais une partie que je ne maîtrise plus.
Et je me demande :
Suis-je prête à le connaître pour ce qu’il est vraiment ?
Pas l’homme idéal que j’avais rêvé, mais celui qu’il est devenu en sortant de mes pensées.
Et ce doute, cette fracture entre l’intention et le réel, me serre le cœur.
Autour de nous, la grotte est un abîme de ténèbres.
Les murs, rugueux, sont faits de pierre noire et luisante, comme si des mains invisibles les avaient modelés.
L’air est épais, saturé d’humidité, et chaque souffle semble se perdre dans l’immensité caverneuse.
Au-dessus de nos têtes, le plafond s’arrondit, oppressant, presque vivant.
Aucune lumière ne filtre ici, sinon la flamme pâle de la torche qu’Arlhon tient d’une main ferme.
Elle projette des ombres instables sur les parois, silhouettes tremblantes qui dansent et se confondent avec la noirceur.
Le sol est inégal, jonché de pierres émoussées, de sable sec.
On dirait que ce lieu a été abandonné depuis des siècles, oublié de tous.
Mes pas résonnent à peine, comme étouffés, avalés par la roche.
Il n’y a pas d’écho ici.
Rien qu’un silence lourd, épais, presque vivant lui aussi.
Des stalactites pendent du plafond comme des crocs acérés.
L’air y porte l’odeur brute de la terre humide, du minéral ancien, du temps figé.
Pas une trace de végétation, pas même la moindre mousse.
Juste le silence. Ce silence profond, éternel, qui nous entoure comme un linceul.
Et pourtant, ici, dans cette obscurité totale,
je me sens plus vivante que jamais.
Et plus en danger aussi.
Je tourne lentement la tête, essayant d’apprivoiser la pénombre.
Mais les murs s’étirent, mouvants, comme si ce lieu n’avait pas de fin.
Comme si nous étions avalés par quelque chose de plus ancien, plus cruel que ce que j’avais pu imaginer.
Un frisson me traverse.
C’est ici, dans cet endroit ravagé et sans âme,
que la réalité commence à se distordre.
Arlhon est à mes côtés, oui.
Mais sa présence ne me rassure pas.
Elle amplifie au contraire une solitude que je n’avais pas anticipée.
Une solitude partagée, mais différente.
Presque opposée.
— On doit rester ici. Le jour va se lever.
Je tourne lentement la tête vers lui.
Il s’est allongé contre l’un des murs, le dos appuyé à la roche glacée,
les yeux fermés, calme, comme si dormir ici — dans ce lieu oppressant — était parfaitement naturel.
Comme si la nuit n’avait aucune emprise sur lui.
Je me sens… perdue.
Et j’aimerais lui poser toutes les questions qui me rongent,
mais elles restent coincées dans ma gorge.
Au fond, une seule persiste.
Silencieuse.
Suspendue dans l’air lourd de cette grotte :
Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas continuer ?
Pourquoi devons-nous attendre ici, figés, alors que la lumière approche au loin ?
Si la nuit est dangereuse… alors le jour ne devrait-il pas nous offrir un répit ? Une échappée ?
Je me trompe sûrement.
Je veux y croire.
Mais quelque chose, au fond de moi, murmure que la situation est loin d’être aussi simple.
Arlhon ne me ferait pas rester ici, toute une journée, juste pour le confort de dormir.
Lui, je le sais, n’a qu’un désir : avancer.
Toujours.
Mais peut-être…
Peut-être qu’il sait des choses que j’ignore.
Peut-être qu’il comprend mieux que moi ce qui rôde dans l’obscurité de la nuit,
ce qui se dissimule dans le silence étouffant de cette grotte.
Peut-être qu’il est déjà conscient de ce que la lumière du jour cache encore.
Je soupire, et je me laisse tomber au sol, à mon tour.
Ce sol… je crois le connaître. Trop bien, peut-être.
Il est chaud, doux, il glisse sous mes doigts avec une lenteur presque apaisante.
Un instant, je souris — un sourire d’enfant, fragile, spontané.
C’est absurde.
Dans mon monde, je déteste le sable.
Je n’aime pas la plage.
Le sable colle à la peau, s’incruste, s’accroche à nous comme si sa survie en dépendait.
Et cette sensation — ce frottement inutile quand on tente de s’en débarrasser —
m’a toujours rendue folle.
Mais ici… ici, c’est différent.
Il y a dans cette texture quelque chose de réconfortant.
Un sentiment étrange, familier. Une impression de chez-moi.
Je ferme les yeux un instant.
Mes doigts s’enfoncent dans le sable, lentement,
comme si ce simple geste pouvait m’ancrer à une vérité,
ou raviver une mémoire enfouie.
Et je ne comprends pas pourquoi je me sens… bien.
Ce lieu devrait me terrifier.
Il devrait m’opprimer, me faire hurler d’angoisse, me plonger dans la panique.
Mais non.
Il y a cette paix inattendue qui s’infiltre en moi.
Une tranquillité sourde, presque sacrée.
Comme si le sable lui-même me murmurait que je suis exactement là où je devais être.
Et c’est terrifiant.
Parce que je n’ai jamais rêvé de cette grotte.
Je ne l’ai jamais écrite.
Je ne voulais pas de ce monde.
Et pourtant…
il semble m’avoir reconnue.
Je rouvre lentement les yeux.
Mon souffle est un peu court.
Arlhon est toujours là. Immobile. Trop calme.
Il ne dort pas.
Je le sais. Il fait semblant.
Et moi…
je n’ose pas briser ce silence de façade,
ce faux sommeil,
de peur de réveiller quelque chose d’encore plus réel que lui.
Alors je reste là.
Allongée, le sable contre ma peau, les pensées éparpillées.
Et peu à peu, une idée s’installe, insidieuse,
comme une vérité qui ne demande plus la permission :
Et si ce n’était pas lui qui naissait de mon imagination ?
Et si c’était moi…
qui étais en train de naître dans son monde ?
Je ne bouge pas.
Le sable épouse les contours de mon corps comme s’il voulait me garder avec lui.
Et peut-être qu’il y arrive.
Peut-être que je me laisse faire.
Sans résister. Le silence s’épaissit. Pas un souffle de vent. Pas un bruit. C’est un silence lourd, total, presque solennel.
Un de ceux qui précèdent les vérités qu’on n’a pas envie d’entendre.
Et puis, il parle.
— Tu ne m’as jamais écrit comme ça. La voix me fauche. Douce. Posée. Mais tranchante comme une lame qui ne cherche pas à blesser — seulement à révéler.
Arlhon.
Je me redresse à demi, surprise.
Mon cœur bondit dans ma poitrine.
Il est toujours là, adossé au mur, mais cette fois ses yeux sont ouverts.
Et cette fois, je ne peux plus faire semblant.
Je ne peux plus détourner le regard.
Je le fixe.
Je cherche quelque chose dans son visage. Un repère. Une faille. Une trace de ce que je connais.
Mais ce que je lis dans ses traits… c’est autre chose.
Quelque chose de plus profond.
Une conscience nouvelle.
Quelque chose de plus ancien que mes mots.
— Pardon ?
Ma voix tremble malgré moi.
Il incline la tête, doucement. Un mouvement lent, presque tendre.
— Tu m’as créé fort. Fier. Loyal. Tu m’as donné des batailles, de la douleur, un passé brisé…Mais jamais ça.
Son regard glisse vers moi.
Et cette fois, je sens tout le poids de ses mots.
Ils me traversent. Me percent.
— Jamais cette fatigue. Jamais cette… peur.
Je reste muette. Je ne sais pas quoi dire. Je ne peux pas répondre.
Ce monde — cette grotte, ce sable, cette obscurité que je devrais haïr — tout m’échappe.
Et lui…Arlhon parle comme s’il savait. Comme s’il se souvenait de moi. Et pire encore :
Comme s’il savait déjà ce que moi, j’essaie encore de comprendre.
Je baisse les yeux.
Un frisson me parcourt la colonne vertébrale.
Peut-être que je ne suis pas la seule à être perdue dans cette histoire.
Peut-être que lui aussi…
se réveille dans un monde qu’il n’a jamais voulu.
Et là, comme une gifle douce, un souvenir me revient.
Arya.
Le prénom claque dans ma tête, brutal et familier à la fois.
Arya.
La véritable héroïne de mon histoire.
Je la revois. Courant dans les ruelles d’une ville que j’avais inventée,
son rire effleurant les murs,
son regard d’enfant fixé droit devant elle —vers lui.
Vers son grand frère.
Arlhon.
Mon cœur se serre. Mon regard dérive aussitôt vers lui.
Il est là, assis, les bras croisés, le dos raide contre la pierre.
Ses yeux sont ouverts, absents, perdus quelque part entre ce monde et un autre.
Épuisés… mais vivants.
— Je suis désolée.
Les mots sortent avant que je puisse les retenir.
Ma voix se brise, effilée comme un fil de soie, presque honteuse.
Désolée. Mais de quoi, exactement ?
Je n’en sais rien. Je ne comprends toujours pas ce qui est en train de se passer. Je ne sais pas si le récit suivra encore la route que j’avais tracée…Ou si tout est déjà hors de mon contrôle.
Parce que ce moment, ce lieu, ces mots…ne faisaient pas partie de mon histoire.
Je baisse les yeux.
Incapable de soutenir le sien trop longtemps.
Je m’en veux.
Pas pour ce que j’ai fait, mais pour ce que je n’ai pas su faire.
Je ne peux pas tout réparer. Et si je le pouvais — si j’en avais la force, le droit — je le ferais.
Je lui rendrais sa vie.
Son rôle. Son monde.
Un silence s’installe, dense, chargé, presque palpable.
Puis soudain, sa voix fend l’immobilité
— Tu te souviens d’elle ?
Sa voix est posée.
Sans accusation.
Mais lourde d’un poids que je ne sais pas encore nommer.
Et je sais.
Je sens qu’il parle d’elle. D’Arya.
Un frisson me traverse.
Je réponds, dans un souffle presque inaudible :
— Je me souviens… de certaines choses.
Pas tout.
Juste des éclats.
Des fragments épars, disloqués. Des images floues, comme vues à travers l’eau.
Des émotions, aussi — vives, douloureuses, impossibles à dater.
Comme si mon propre récit s’était retourné contre moi.
Ou peut-être que c’est moi qui l’ai trahi,
sans même m’en rendre compte.
Arlhon me fixe. Longtemps. Son regard est immobile, et pourtant il pèse, chargé de tout ce qu’il ne dit pas.
L’envie me brûle — le besoin irrépressible de le bombarder de questions.
Des questions urgentes, violentes, affolées.
Je veux tout savoir.
Mais je me ravise. Il a été clair, d’une façon que même le silence ne peut nier. Il ne me dira rien. Pas maintenant.
Peut-être jamais.
Et s’il y a des réponses à trouver,
elles ne seront pas ici.
Et peut-être pas par lui.
Il détourne les yeux, un bref instant, puis murmure,
comme s’il parlait à l’espace entre nous :
— Elle va fêter ses dix-huit ans… dans quelques semaines.
Je reste figée.
Ses mots tournoient dans ma tête, cherchant un sens, une logique.
Dix-huit ans ?
Je fouille ma mémoire, fouille mes propres lignes, mes propres scènes.
Quand je l’ai imaginée, quand je l’ai décrite, Arya n’avait que dix ans.
Une enfant.
Insouciante, vive.
Le regard rempli de promesses, de mondes à inventer.
Je me souviens de son rire. De sa peur du noir. De la façon dont elle courait vers Arlhon dès qu’un orage éclatait. De ses questions sans fin. De ses silences pleins de confiance.
Et maintenant… dix-huit ans ?
Mon cœur se serre.
Un vertige s’insinue.
Comment ?
Comment ce monde a-t-il continué sans moi ?
Comment ces personnages — ces fragments de mon imagination — ont-ils poursuivi leur chemin alors que je ne les écrivais plus ?
Mes pages sont restées blanches.
Ou barrées, froissées, abandonnées.
Et pourtant… eux, ils ont vécu. Un frisson glacé me parcourt la nuque.
Le temps ne s’est pas arrêté ici.
Pas pour eux.
Et peut-être que ce monde… n’a plus besoin de moi. Peut-être qu’il ne m’attendait pas.
Cette phrase, comme un boomerang lancé à travers le vide, me revient avec une clarté douloureuse :
Je ne devrais pas être là.
Je détourne les yeux. Incapable de soutenir les siens une seconde de plus. Parce qu’ils portent quelque chose que je ne suis pas prête à affronter.
Un savoir. Un reproche silencieux. Ou pire : une indépendance.
Dix-huit ans.
Les chiffres tournent dans ma tête comme une spirale sans fin.
Une boucle impossible à rompre. Tout ce que j’ai laissé inachevé…a continué.
Sans moi.
Sans mon encre.
Sans mes choix.
Mes doigts se crispent dans le sable, cette matière que je venais à peine d’apprivoiser.
Il me semblait familier, presque tendre.
Mais soudain, il devient rugueux, froid.
Comme s’il se refermait. Comme s’il me jugeait, lui aussi.
— Je ne comprends pas... je murmure.
Mais au fond, si.
Une partie de moi comprend.
La partie que j’ai trop longtemps ignorée.
Celle qui savait, depuis le début, que ce monde n'était plus seulement une fiction.
Qu’il s’était détaché de mes mains, qu’il avait glissé entre mes doigts pour devenir autre chose. Quelque chose de vivant.
— Tu n’étais pas là.
La voix d’Arlhon fend l’air. Simple. Directe. Dénuée de reproche.
Juste… une vérité nue.
Je relève les yeux vers lui.
Il ne détourne pas le regard. Il ne m’accuse pas. Il constate.
Et c’est bien plus douloureux.
— Je n’ai pas oublié Arya, je souffle, presque honteuse.
— Mais tu l’as laissée seule.
Sa voix est calme. Inébranlable. Et pourtant, chaque mot me transperce.
Comme un coup porté sans violence, mais avec une précision chirurgicale.
Il se lève. Lentement.
Sa silhouette se détache dans la pénombre, projetant une ombre immense contre la paroi de pierre.
Allongée. Déformée.
Inhumaine.
Il marche jusqu’à l’ouverture de la grotte, là où une lueur pâle, presque timide, commence à filtrer.
La lumière de l’aube s’accroche à ses épaules comme à une statue oubliée.
Ses traits se durcissent, sculptés par le jour naissant.
— Tu crois que tu crées les histoires. Mais certaines te dépassent. Elles t’appellent, même quand tu refuses de les entendre.
Il se retourne.
Et dans ses yeux, il y a quelque chose que je ne reconnais pas.
Une flamme que je ne lui avais jamais donnée. Un éclat qui m’échappe.
— Ce monde a survécu à ton silence. Et maintenant qu’il t’a retrouvée… il n’a pas l’intention de te laisser partir.
Il reste là, debout, immobile.
Et moi, assise dans le sable, je dois lever les yeux pour croiser les siens.
De là où je suis, il semble irréel.
Trop grand. Trop solide. Trop vrai.
Il n’est plus ce personnage façonné par mes phrases. Il est devenu quelqu’un. Et moi… je ne suis plus sûre de savoir qui je suis, dans cette histoire.
Je tente de lire dans ses yeux, de déchiffrer ce qu’il ressent.
Mais de cette hauteur, je n’y vois rien.
Ni colère. Ni tendresse. Ni soulagement. Rien d’évident. Juste ce silence pesant entre nous, cet espace suspendu, où les mots n’osent plus s’aventurer.
Je pourrais dire qu’il ne m’en veut pas.
Mais il n’est pas heureux non plus.
Et je comprends.
Moi non plus, je ne le suis pas.
Je suis là, mais sans réponses.
Sans repères.
Sans certitudes.
Je ne sais pas ce que je fais ici.
Ni comment j’y suis arrivée.
Et, plus troublant encore, je ne sais même plus qui je suis, dans ce monde que j’ai autrefois façonné.
Une narratrice ?
Une intruse ?
Une créature parmi les autres ?
Mais au milieu de ce flou, il y a une seule chose dont je suis sûre :
Arlhon m’a attendue.
Peut-être pas consciemment.
Peut-être pas avec des mots, ni même avec un espoir.
Mais quelque part, dans cette densité silencieuse qu’il incarne, dans cette présence solide, inaltérable…je sais.
Il m’a attendue.
Et maintenant que je suis là…il ne me laissera pas repartir.
Cette vérité s’impose en moi comme un coup de froid, brute, glaciale, indiscutable.
Il ne me retiendra pas par la force. Il n’en aura pas besoin. Il me retiendra simplement par ce qu’il est devenu.
Par cette chose qu’il dégage et que je ne peux pas nommer.
Alors s’il faut aider, je le ferai.
S’il faut agir, marcher, affronter ce que je n’ai jamais osé écrire — je le ferai.
Même si je n’en ai pas envie. Même si chaque pas m’écorche. Même si je suis perdue, et que mes propres mots me fuient.
Parce qu’Arlhon ne me laissera pas le choix.
Parce que dans son silence, dans sa stature, dans cette présence pesante et calme, il me tient déjà.
Et le plus déroutant, le plus imprévu…c’est que quelque chose en moi l’accepte.
Un fragment, discret mais indiscutable.
Celui qui sait, depuis toujours, qu’on ne revient jamais indemne dans un monde qu’on croyait avoir abandonné.
**
Je ne suis sûre de rien.
Rien de ce que je vois.
Rien de ce que je ressens.
Mais une chose, au moins, est certaine : je suis dans ce monde.
Ce monde parfaitement imparfait, que j’ai imaginé autrefois.
Écrit à treize ans, entre deux silences, entre deux cahiers à spirales.
Un monde que j’avais rêvé, esquissé, griffonné…Un monde que j’avais cru pouvoir contrôler.
Et maintenant, j’y suis.
Dedans.
Vivante.
Lucide.
En compagnie du prince que je croyais être le mien.
Arlhon.
Mais rien ne se passe comme je l’avais prévu.
Rien.
Pas un geste.
Pas une ligne de dialogue.
Tout m’échappe, tout se réécrit en silence, sans moi.
Je dois m’adapter, avancer, ne pas me laisser avaler par l’inconnu, par ce que je n’ai pas imaginé, et surtout — par ce que je ne peux plus contrôler.
— Tu t’y feras rapidement.
La voix d’Arlhon s’élève.
Pas un réconfort. Pas une main tendue. Plutôt un constat, presque un ordre.
Comme s’il savait que je n’avais pas le choix.
Comme si ma résistance ne ferait que ralentir l’inévitable.
Comme si… m’y faire était la seule issue.
La seule manière d’affronter ce monde.
Et peut-être même… moi-même.
Je reste là, figée par ses mots.
Pas glacée.
Juste… engourdie.
Parce que ce qu’il dit, je le pensais aussi.
Depuis le début.
Même si je n’osais pas le formuler.
Et puis une pensée me heurte, brutale dans sa simplicité.
D’ailleurs… on en parle, de mes sentiments ?
Où sont-ils passés, ceux que je croyais avoir prévus ?
L’attachement, l’émerveillement, le frisson d’exister dans sa propre création ?
Le bonheur d’être aimée par un personnage que j’avais imaginé parfait, façonné avec soin ?
Tout ça semble loin.
Flou.
Dilué.
À la place, il y a cette tension sourde.
Ce doute permanent.
Ce besoin de comprendre un monde qui n’attend plus mes décisions.
Et au cœur de ce chaos…il y a moi.
Avec mes émotions en désordre.
Avec mes souvenirs d’enfant et mes silences d’adulte.
Et peut-être, oui — une peur.
Celle de ne pas retrouver ce que j’avais aimé.
Ou pire encore :
de ne plus m’y reconnaître.
Ou alors, ils sont supposés rester sagement enfermés dans un coin de ma tête,
comme des invités indésirables qu’on fait taire pour ne pas déranger ?
Mes émotions. Mes foutues émotions. Je suis prête à tout entendre, à tout encaisser — mais je ne peux pas les étouffer.
Je ne peux pas faire taire les battements affolés de mon cœur, ni feindre un calme que je ne possède plus. J’aimerais savoir à quoi je suis censée me faire, exactement.
Ce monde ?
Celui que j’ai imaginé ?
Ou l’autre — celui que j’ai fui ?
Rien ne se passe comme prévu. Ni ici, ni ailleurs. Rien ne se produit comme on l’avait rêvé. Et c’est… frustrant. Oui, profondément frustrant.
Parce que j’ai toujours aimé croire que j’avais un certain contrôle sur les choses.
Sur moi. Sur mes histoires. Sur mes personnages.
Mais en ce moment… ce n’est clairement pas le cas.
— Tu fais une drôle de tête.
Sa voix tranche le silence. Il me regarde, fronçant les sourcils.
— Non, je réponds, presque sur la défensive.
— Je t’assure, Elyra… tu es vraiment pâle.
— C’est naturel. Tu t’y feras.
Il plisse les yeux, peu convaincu.
— Tu es sûre que tu vas bien ?
Je ris doucement — un son sec, sans joie.
— Je suis en vie. C’est déjà un exploit dans ce monde, non ?
J’essaie de sourire. Le résultat doit être bancal, mais c’est tout ce que j’ai.
— Et puis, si jamais je m’évanouis dramatiquement, tu pourras dire que tu as assisté à quelque chose de théâtral. On manque cruellement de spectacle, par ici.
Il me fixe, les sourcils encore plus froncés.
— C’est de l’humour, ça ?
— Non. Ça, c’est mon sens de la survie déguisé en sarcasme. Nuance.
Il soupire, agacé. Il se met à marcher de long en large, les mains croisées dans le dos, comme un lion en cage — ou un roi dépossédé.
Inquiet ? Impuissant ?
Les deux, peut-être.
Puis il lâche, à mi-voix, comme une pensée qu’il n’avait pas prévue de partager :
— Ça va être long...
Je hausse un sourcil, partagée entre amusement et exaspération.
— Tu parles de ma lente agonie, ou de ton manque de patience chronique ?
Il s’arrête, me regarde. Son regard est sombre, mais pas hostile. Juste… fatigué.
Il soupire.
— Ni l’un, ni l’autre. J’essaie juste de ne pas perdre la tête.
— Dommage, je murmure.
Ça aurait pu être divertissant.
Enfin… pour moi. Je tousse. Légèrement. Mais cette fois, un goût métallique envahit ma bouche.
Le fer.
Je le reconnais immédiatement. Je l’ignore. Je préfère l’ignorer.
Il revient vers moi, tendu. Plus qu’avant.
Son regard est dur à soutenir, tant il semble contenir des choses qu’il ne dit pas.
— Elyra…
Mon prénom glisse entre ses lèvres comme une prière ou un avertissement.
Je redresse légèrement la tête. Je sens que quelque chose approche. Quelque chose de plus grave, peut-être.
Mais je ne réponds pas. Pas encore.
— Oui, je sais. “Repose-toi”, “ne parle pas trop”, “fais attention”, bla bla bla…
Tu veux une couverture aussi, pendant qu’on y est ? Ou un chocolat chaud ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi je choisis l’humour,
ni pourquoi je m’obstine à plaisanter alors que ce n’est ni le lieu ni le moment.
Mais quelque part, ça me rassure. Ça m’enveloppe d’un petit réconfort fragile.
Comme si tant que je pouvais encore lancer une boutade,
cela voulait dire que je tenais encore debout. Un peu. Juste un peu.
Il pousse un soupir lourd et se détourne de moi, et je sens bien que je l’agace.
Le pire ? C’est que j’ai peur de penser comme lui.
La journée enfermée dans cette grotte promet d’être… longue. Très longue.
Je le regarde un instant.
Dans la pénombre, ses cheveux blonds prennent une teinte presque cendrée, ou peut-être est-ce simplement le sable qui s’est glissé dans ses mèches en désordre.
Il est décoiffé, mais ça lui donne un charme un peu sauvage, presque touchant.
Pourtant, il y a quelque chose de banal en lui.
Un peu trop humain, un peu trop réel pour le prince que j’avais imaginé jadis.
Mais j’avais treize ans à l’époque.
Je le voyais plus grand, plus fort, presque mythique.
Je souris malgré moi, et une chaleur soudaine me monte aux joues.
Je rougis.
Arlhon est grand — pas un géant, mais assez pour me dépasser d’une tête environ.
Avant, dans mes rêves d’enfant, il avait la stature d’un dieu,
avec des épaules larges et une prestance écrasante.
Maintenant qu’il est là, en chair et en os devant moi, tout semble plus juste, plus humain.
Son corps que j’avais imaginé sculpté dans la pierre, presque divin, est simplement beau.
Pas spectaculaire, ni éblouissant, mais beau d’une beauté tranquille, qui s’impose sans crier.
Ses épaules sont droites, ses bras tendus mais nerveux, son port sûr mais sans éclat particulier. Son charme n’est pas immédiat.
Il faut prendre le temps de le voir, de le comprendre. Une déception glacée effleure mon cœur,
douce comme une brise froide au milieu d’une nuit d’été. Ce n’est pas le prince de papier que j’avais créé dans mes carnets d’enfant. Mais c’est lui. Il est là. Présent. Vivant.
— Tu devrais dormir.
Sa voix est redevenue ferme, tranchante.
Celle de l’homme qui m’a arraché violemment le poignet pour me faire avancer,
celui prêt à me traîner dans le sable sans jamais ralentir. Distant. Dur. Implacable.
Je me demande si c’est vraiment lui, ou s’il se protège, s’il construit une barrière entre nous.
Après tout, il ne me connaît pas vraiment.
Même si je sais qu’il détient des secrets, qu’il a conscience de choses que je peine encore à comprendre, il ne peut pas tout savoir. Et ça, je le sens, ça doit le terrifier.
Surtout quand on sait à quel point il tient à sa petite sœur, Arya.
Je le sais.
Le silence s’installe lentement, comme une couverture épaisse qui enveloppe la pièce. Il n’est pas lourd, mais il est là, omniprésent, presque tangible. Les bruits du monde extérieur semblent s’être effacés, noyés dans la grotte. Même nos respirations paraissent contenues, réduites à un souffle discret qui brise à peine cette immobilité. Ce silence n’est pas apaisant ; il est chargé de non-dits, d’incompréhensions, de choses non résolues. On dirait qu’il attend, suspendu, que l’un de nous fasse le premier mouvement, ou le premier mot. Mais il n’y a rien, juste l’étreinte du vide qui nous enveloppe.
La fatigue, elle, vient s’installer comme une vague implacable, déferlant doucement sur mon corps. D’abord imperceptible, elle gagne en poids, en intensité, jusqu’à devenir presque écrasante. Mes paupières deviennent lourdes, mes muscles, tendus comme des ressorts, se relâchent lentement. La douleur sourde au creux de mes reins, les battements irréguliers de mon cœur, tout me parle de cette fatigue qui s’impose sans qu’on puisse la repousser. Chaque mouvement devient plus pesant, chaque pensée plus floue. Mon corps se fait silencieux et lent, tandis que la fatigue m’enveloppe comme un voile de brume, m’emportant progressivement dans un état de torpeur que je ne parviens plus à combattre.
Je lutte, je résiste encore un peu, mais le sommeil commence à me tirer, comme une main invisible qui m’entraîne doucement dans ses bras. Je sais que je devrais m’endormir, mais l’idée même de fermer les yeux me semble irréelle, presque terrifiante. Pourtant, tout autour de moi, le monde continue de respirer dans ce silence lourd, et la fatigue prend peu à peu toute la place, m’enserrant, me guidant doucement vers l’inévitable