6
Kaelnorth
« Certains cœurs battent à l’intérieur d’autres. Et on les sent, même sans les connaître. »
- Kaelnorth
Je dévisageais Arlhon.
Son regard allait de moi au Nocten, comme s’il attendait que je parle, que je rompe enfin ce silence trop dense.
Cette sensation étrange — comme si un second cœur battait dans ma poitrine, plus fort, plus profondément que le mien — ne m’a jamais quittée. Et j’ai peur qu’elle ne s’en aille jamais.
Peut-être que je finirai par m’y faire. Peut-être.
Mais ce qui me trouble le plus, c’est de me souvenir que j’ai écrit Arlhon parce que j’étais amoureuse de Maxime. Ce garçon réel, cet adolescent qui, au fond, ne s’est jamais vraiment soucié de moi.
Et maintenant que je regarde Arlhon, vraiment, je réalise qu’ils n’ont rien en commun.
Arlhon est grand, droit, comme s’il portait déjà la responsabilité de tout un monde sur les épaules. Ses cheveux, oui, rappellent un peu ceux de Maxime — ce blond cendré si particulier — mais sur lui, cela donne une allure tout autre, presque royale.
Et surtout, Arlhon a les yeux bleus. Profonds, calmes. Des yeux qui me voient.
Maxime, lui, a les yeux marron. Et ils passent devant moi sans jamais s’arrêter.
Le temps a repris son cours.
Le vent, lui, a disparu aussi vite qu’il était venu, comme s’il n’avait jamais existé.
Je reste là, figée, et je me demande s’il est seulement possible de sortir de cet endroit. S’il y a un "dehors" qui nous attend vraiment, ou si nous sommes condamnés à rester ici, figés dans cet entre-deux.
Comme si le Nocten avait entendu mes pensées, il s’avance d’un pas.
Sa voix s’élève, rauque, glacée, étrange — comme si deux êtres parlaient en même temps, en écho déformé :
— Si tu sors, tu meurs.
Les mots claquent dans l’air figé.
Ma gorge se serre. Il n’a pas crié, mais c’était pire. Il a simplement énoncé une vérité.
Et à la manière dont Arlhon se fige à son tour, je comprends que ce n’est pas une menace. C’est un avertissement.
— On se fait un jeu de cartes, du coup ? dis-je, la voix un peu tremblante, volontairement légère.
Arlhon lève un sourcil, l’air incrédule, puis souffle doucement. Il se tourne, me montrant son dos, comme si tout danger s’était évaporé.
Mais je le vois. Je vois la façon dont ses doigts restent crispés sur la garde de son épée.
Il n’a pas lâché prise.
Il n’a pas oublié le Nocten, pas une seconde.
Il se déplace dans la grotte avec cette vigilance tranquille, féline. Chacun de ses pas est mesuré, silencieux. Il reste près de moi, jamais trop loin, mais sans être trop proche non plus. Comme s’il cherchait l’équilibre parfait entre protection et liberté.
Et moi, je ressens toute sa tension. Dans ses épaules raides. Dans sa nuque tendue.
Il ne fait que semblant d’être calme. Arlhon est un soldat — il n’abaisse jamais sa garde.
— Peut-être que je vais préférer sortir, finalement !
C’est de l’humour, ou du moins une tentative.
Je sais bien que ce n’est peut-être pas le moment. Que ce genre de remarque n’est pas vraiment la bienvenue — ou qu’ils ne comprennent même pas ce que c’est, plaisanter.
Mais j’en ai besoin. Là, tout de suite.
Parce que je suis coincée dans une grotte, avec deux hommes.
Enfin… au moins l’un d’eux en est un. Arlhon.
L’autre… le Nocten… je ne saurais pas encore dire ce qu’il est.
Il parle comme s’ils étaient deux dans le même corps. Il me regarde comme s’il savait déjà comment tout ça allait finir. Et il me glace le sang sans lever un doigt.
Alors oui, je préfère encore faire une mauvaise blague. C’est ma façon à moi de rester debout.
Chacun d’eux se tourne vers moi.
Leurs regards me jugent, ou du moins, c’est ce que je ressens. Et franchement, ça me met mal à l’aise.
Mon regard va d’Arlhon au Nocten, hésitant, incertain.
Malgré cette peur fine qui coule dans mes veines comme un frisson glacé, je ne peux m’empêcher de remarquer quelque chose dans les yeux du Nocten.
Quelque chose… d’autre. Presque humain. Ou peut-être que je me fais des idées.
Mais avant de me faire un avis, il faudrait que je voie son visage. Entier. Dévoilé.
Sauf qu’il n’a pas vraiment l’air du genre à se… dévêtir facilement.
Il garde ses ombres comme d’autres portent une armure.
Je croise les bras, un sourcil levé, essayant de masquer le frisson qui me parcourt l’échine.
— Bon… on est entre nous, non ? Un petit bout de visage, ça ne tue personne.
Arlhon se retourne brusquement vers moi, l’air à moitié exaspéré, à moitié inquiet.
Le Nocten, lui, ne bouge pas d’un centimètre.
— C’était une blague, je précise. Histoire que personne ne décide de me découper en deux par excès de sérieux.
Silence. Un silence épais, pesant, qui dure une seconde de trop. Puis… un mouvement.
Le Nocten penche légèrement la tête. Comme s’il me jaugeait. Ou comme s’il essayait de comprendre ce que "blague" veut dire.
Je me demande s’il ne va pas me répondre un truc du genre "je ne possède pas cette fonction".
Je fais un pas en arrière, par sécurité. Je ne suis pas folle non plus.
— Ouais… Non, t’as raison. Garde ton masque de l’ombre, c’est très tendance cette saison.
Et je crois voir — je dis bien crois — le coin de la bouche d’Arlhon se soulever. À peine. Presque rien.
Mais dans ce monde, c’est déjà énorme.
L'ombre, la poussière, la fumée… Je ne sais même pas comment l’appeler autrement que le Nocten, mais ça me semble un peu impoli.
Enfin, si ça ne lui convenait pas, il finirait bien par nous dire son prénom. Ou son nom. Peu importe comment ils appellent ça dans cet endroit qui ressemble plus à un conte de fées tordu qu’à la réalité. Un de ces récits à l'eau de rose où une jeune fille tombe amoureuse d’un prince mystérieux, mystérieusement dangereux.
Je ne comprends même pas comment tout ça a bien pu partir en couille. Une minute, je suis là, en train de rêver d’aventures épiques. La minute suivante, je suis coincée dans une grotte avec un Nocten dont je ne sais rien — à part qu'il me fixe comme si j’étais un insecte à examiner sous un microscope.
Si c’est ça être une héroïne, je vais demander un remboursement.
— Thalorian ! C’est son nom !
La voix m’enveloppe. Chaude, effrayante, mais aussi étrangement familière.
Elle s’insinue dans mon esprit, se glisse entre mes pensées comme un souffle lourd, un murmure que je n’aurais jamais voulu entendre. Et je perds mon regard dans celui du Nocten. Enfin, de Thalorian. Comme s’il avait entendu cette voix, comme s’il savait que nous venions de prononcer ce qu’il n’avait pas voulu dire. Ou alors… est-ce lui, lui qui parle dans ma tête ?
Je me fige, un frisson glacé me traverse.
Ce serait une horreur si c’était ça. Si cette présence pouvait vraiment entrer dans mon esprit.
Parce qu’il y a trop de choses que je ne souhaite pas qu’on voie. Trop de secrets enfouis dans mes pensées, des recoins sombres où personne n’a le droit d’aller.
Je n’accepte pas ça. Je n’accepte pas qu’il puisse fouiller dans ma tête.
Il n’a pas ce droit.
Je serre les poings, mon cœur s'emballe.
Je refuse qu’il m’envahisse comme ça, qu’il me prenne sans même me demander. Parce que, si c’est vraiment lui qui se glisse dans mes pensées… Alors il sait. Il sait tout. Chaque peur, chaque désir enfoui. Chaque chose que je ne veux pas qu’il découvre.
Je déglutis difficilement, tentant de repousser cette sensation, de garder mes pensées fermées, comme une porte blindée.
Mais je le sens, ce poids dans ma tête. Comme si ses mots, sa voix, se frayaient un chemin vers les coins les plus sombres de mon esprit. Je suis une poupée de porcelaine entre ses doigts, fragile, prête à se briser à tout instant.
— Ne touche pas à ça, Thalorian, je murmure, presque sans y penser.
Il me fixe, impassible, comme si tout cela n’était qu’un jeu pour lui. Mais ses yeux, ces yeux-là, me scrutent. Comme s’il savait exactement ce que je ressens, ce que j’essaye de dissimuler derrière mes silences.
Et puis, dans le silence qui s’étend entre nous, une pensée me traverse.
Et si c’était lui qui manipulait tout ça ? Si c’était lui qui m’avait poussée à me retrouver ici, dans cette grotte, à me perdre dans cette histoire sans fin ? Peut-être qu’il me l’avait soufflé, inconsciemment, dans les moindres recoins de ma conscience, à travers ses murmures…
Je frissonne à cette idée. Mais je ne peux pas le laisser gagner. Pas maintenant.
Il se détourne de moi comme si je n’étais rien.
Comme si mes paroles, ma présence, n’avaient aucune importance. Comme si je n’étais qu’une ombre parmi d’autres.
Le poids du silence me frappe de plein fouet. Un silence lourd, glacial. Je me sens honteuse. Effrayée. Coincée. Perdue. Totalement perdue. Et je ne parle pas seulement de cet endroit.
Je parle de moi. De mes pensées qui s’embrouillent, de mes sentiments qui se battent les uns contre les autres, sans savoir où aller.
Je me sens aussi perdue que la première fois que j’ai vu Thalorian. Comme si, à chaque moment, je me laissais dévorer par une version de moi que je ne reconnais plus.
Je regarde ses ombres se fondre dans la grotte, et je me demande si je vais réussir à retrouver le contrôle de moi-même. Si je vais réussir à savoir où je vais. Qui je suis.
Mais la vérité, c’est que je suis seule. Encore une fois. Totalement seule.
Arlhon, lui, se tient contre la paroi, comme si elle pouvait s’effondrer à tout moment, comme si la moindre vibration dans l’air pouvait tout détruire. Ses yeux sont rivés sur le Nocten. Thalorian.
Il le fixe avec une intensité que je n’ai jamais vue chez lui, une concentration profonde, presque… menaçante.
Le silence entre eux est lourd, et je peux sentir la tension dans l’air, comme un fil prêt à se rompre.
Arlhon semble prêt à tout pour garder son calme, mais ses muscles sont tendus, ses poings serrés. Je sais qu’il ne le montre pas, mais il est sur le qui-vive.
Je ne peux m’empêcher de me demander si, au fond, il croit qu’il pourrait être celui à devoir protéger cet endroit. Ou, peut-être, c’est moi qu’il veut protéger. Mais, je suis trop perdue dans mes propres tourments pour comprendre pleinement.
Thalorian, de son côté, ne bouge pas. Il est immobile, froid, comme une statue. Le regard d’Arlhon ne semble pas l'atteindre, mais je me demande si, au fond, Thalorian l’observe aussi.
Un combat silencieux entre eux, une guerre invisible.
Je me demande si c’est ça, le véritable danger. Pas le Nocten, mais ce que cette confrontation entre eux pourrait faire à nos esprits.
THALORIAN
Ils sont tous deux silencieux.
Se fixant, l’un l’autre, dans une danse muette où chaque mouvement semble lourd de sens. Puis leurs yeux se tournent vers moi, et je sens immédiatement le poids de leur attention.
Leurs regards me transpercent, comme s’ils cherchaient à comprendre, à décoder quelque chose en moi. Ils ne sont que des ombres dans ma réalité, mais cette tension qui flotte dans l’air entre nous est bien réelle.
Je la sens. Je la porte. Et je me demande, dans un coin reculé de mon esprit, combien de temps ils vont encore feindre l’ignorance, ou combien de temps je vais devoir encore jouer ce rôle. Celui du monstre. Celui de l’étranger.
Je pourrais briser le silence, bien sûr. Mais pourquoi le ferais-je ?
Ils ne sont pas prêts à entendre.
Elyra semble perdue, en proie à des tourments que je peux comprendre, mais je n’ai aucune intention de les apaiser. Ce ne sont pas mes préoccupations. Elle est juste… là. Une pièce dans un jeu dont elle ne comprend même pas les règles.
Et Arlhon… cet humain qui se cache derrière une façade de défense, il est presque amusant à observer. Ses muscles tendus, son regard défiant. Il croit pouvoir protéger ce qu’il n’arrive même pas à comprendre. Comme si l’ombre pouvait être combattue avec la lumière.
C’est… risible.
Mais je n’attaque pas. Pas encore.
Le moment n’est pas encore venu. Ce n’est pas à eux de choisir. C’est à moi.
Je laisse mes yeux glisser lentement sur eux, sans mot dire, attendant que l’un d’eux se brise sous le poids de l’inconnu. Un frisson parcourt l’air. Les murs de cette grotte résonnent des échos de leurs incertitudes.
Et moi, je reste là. L’observateur silencieux.
Je devrais partir.
Je n’ai rien à faire ici. Ce genre de situations ne m'intéresse pas. Pas les regards, pas les émotions humaines, pas cette tension ridicule qui flotte dans l'air comme une brume qu’ils ne savent pas chasser.
Et pourtant, je suis là.
Coincé dans cette grotte avec eux. Pas à cause d’un ordre. Pas à cause d’un devoir. Non.
À cause d’elle.
Mon ombre.
Pas au sens poétique ou figuré — non. La mienne. Celle qui me suit, qui me murmure, qui me pousse.
Celle qui n’a pas oublié. Celle qui tient à elle. À Elyra.
Et moi… moi je n’ai pas vraiment eu le choix. C’est elle qui m’a attiré ici. C’est elle qui a senti sa présence, son appel inconscient. Une chose minuscule, presque imperceptible, mais suffisante pour qu’elle s’éveille et qu’elle me force à bouger.
Moi, Thalorian, j’aurais pu rester dans le silence. Loin des hommes, loin de leurs conflits, loin de leurs peurs.
Mais mon ombre, elle, se souvient.
Elle est attachée à Elyra. À quelque chose en elle que je refuse de nommer.
Alors je suis là.
Pris entre mon propre détachement et cette présence en moi, qui bat d’un rythme que je ne comprends pas et qui ne m’appartient plus vraiment.
Ils continuent à me fixer. Ils ne savent rien. Ils pensent peut-être que je suis une menace. Et ils n’ont pas totalement tort.
Mais ils ignorent ce que c’est que d’être lié à une volonté plus ancienne, plus profonde.
Une volonté qui ne vous laisse jamais vraiment tranquille. Même quand on est, comme moi, censé être vide.
Je sens son souffle dans mon dos.
Elle est là. Toujours là. Mon ombre.
Et c’est elle qui me dit, sans un mot : « Reste. »
Alors je reste.
Elle me fixe. Elyra.
Ses yeux cherchent quelque chose, comme si elle voulait me percer à jour. Elle ne sait pas quoi chercher, mais elle cherche quand même. L’ignorance humaine. Touchante parfois. Fatigante, la plupart du temps.
Et lui, Arlhon, reste adossé à la paroi comme une bête en cage. Il pense que son silence le rend dangereux. Mais il est trop droit. Trop noble. Trop humain. Ce genre de chose se casse vite.
Ma mâchoire se crispe. Je ne ressens rien. Du moins, c’est ce que je continue de me répéter.
Mais elle… derrière moi… elle s’agite. L’Ombre. Ou plutôt, mon Véralith.
Un nom ancien. Oublié des hommes. Sacré pour les Nocten. Ce n’est pas un simple compagnon, ni une bête de guerre. Le Véralith est bien plus que ça.
Une créature faite d’ombre, de fumée et de poussière, née de ce qui se cache dans les replis de l’âme. Un animal d’essence, un animal d’âme.
Elle ne peut pas parler. Pas avec une voix. Mais elle n’a jamais eu besoin de mots.
Elle pénètre les pensées. Elle traverse les couches les plus épaisses de l’esprit, s’infiltrant jusque dans les souvenirs que l’on veut oublier, jusque dans les failles que l’on refuse d’admettre.
C’est ce qu’elle est. Un reflet de ce que je suis… ou peut-être, de ce que j’ai refusé d’être.
Je sens son souffle froid contre ma nuque. Elle ne pousse pas, elle ne commande pas. Elle insiste. Silencieusement.
Un Véralith ne s’attache pas sans raison. Et le mien… n’a jamais agi sans but.
Et elle murmure encore.
— Elle est là, Thalorian... Elle t’a appelé. Tu ne l’as pas entendu ?
Je ferme les yeux un instant.
Non. Je n’ai rien entendu. Et si elle l’a fait, c’était involontaire. Une erreur. Une émotion mal contenue.
Mais le Véralith, lui, ne se trompe jamais.
Il s’accroche à Elyra. À quelque chose en elle. Quelque chose qui résonne étrangement avec moi.
Peut-être une faille. Une douleur familière. Une solitude si proche de la mienne que même Kealnorh, mon Véralith ne peut s’en détourner.
Et c’est pour ça que je suis piégé.
Pas par des chaînes. Par un souvenir. Un lien que je n’ai pas choisi.
Je rouvre les yeux.
Elyra me regarde toujours. Alors, cette fois, je parle. Ma voix est plus rauque, plus sombre, mais claire:
— Tu ne sais pas ce que tu portes. Ni pourquoi je suis ici. Et crois-moi… c’est peut-être mieux ainsi.
Elle fronce légèrement les sourcils. Arlhon se redresse.
Mais je n’ajoute rien.
Parce que si elle savait vraiment… elle ne voudrait plus jamais m’approcher.