Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
TiffanyM
Share the book

2 / Là Où Le Sens Se Perd

2

Là où le sens se perd

 

« Ce n’est pas cette étincelle dramatique qu’on lit dans les romans — pas celle des pages que j’ai griffonnées adolescente. »

-        Elyra Otis.

 

Mes pieds sont lourds…Ou peut-être est-ce tout mon corps qui l’est. Un poids gluant, épais, que je traîne comme une seconde peau trop étroite.

J’ai soif. J’ai chaud — ou froid.

Je ne sais plus. Mon corps se débat entre les extrêmes, incapable de choisir, incapable de sentir avec clarté.

Mes bras pendent le long de mes hanches, inertes.

S’ils pouvaient glisser sur le sable, ils le feraient sans hésiter, comme s’ils n’étaient déjà plus à moi.

Les lumières, là-bas… Celles que j’apercevais. Elles s’éloignent. Ou alors c’est moi qui m’en éloigne, sans le vouloir, sans le savoir.

Chaque pas devient un supplice, une défaite.

Mes jambes ne suivent plus.

Ma gorge est sèche, râpeuse comme si elle était remplie de cendres.

Même avaler ma salive est devenu un effort insurmontable.

Et pourtant, la voix continue.

Cette voix, en moi, tenace, entêtée, presque douce.

Trouve Arlhon.

Mais qui est Arlhon ?

Une invention de moi-même, à treize ans ? Un nom griffonné sur une page froissée ? Un fragment de fiction qui aurait pris racine là où mes souvenirs s'effacent ?

Ou pire… quelqu’un que j’ai créé, oui, mais que j’ai oublié ?

Je devrais me souvenir de lui, non ?

De son visage ?

De sa voix ?

De la façon dont je l'avais imaginé, façonné…

Mais il ne reste rien. Rien d’autre que son nom.

Un nom qui palpite dans ma tête, au rythme de mon cœur, comme un écho obstiné.

Comme un dernier battement d’espoir.

Je ne dois pas flancher.

Pas maintenant. Pas ici.

Cet endroit…C’est du sable à perte de vue. Un désert muet, étouffant, hostile dans sa perfection.

Il ne brûle pas. Il efface.

Il ne tue pas. Il engloutit.

Je suis peut-être dans le livre. Mon livre. Mais alors… quelque chose cloche. Je n’ai jamais écrit cela. Je ne me souviens pas d’un désert aride, d’un vide aussi absolu. Je ne reconnais rien.

Où sont les mots que j’avais choisis ?

Où sont les décors que j’avais façonnés avec soin, adolescente, quand chaque phrase semblait détenir un pouvoir ?

Ma gorge se noue.

Mes poumons halètent.

Même l’air semble s’être évaporé avec mes souvenirs.

Avec mes certitudes.

Tout tourne en boucle dans ma tête.

Des questions, encore et encore, qui rebondissent sans fin contre les parois de mon esprit.

Mais pendant que mon cerveau cherche des réponses…

Mes jambes, elles, continuent d’avancer.

Mécaniquement.

Sans but.

Comme si quelque chose, plus ancien que la volonté, me guidait malgré moi.

Et mes yeux…

Mes yeux se plissent contre la lumière diffuse, contre cette nuit sans étoiles.

Ils cherchent.

Ils s’accrochent à ce qu’ils peuvent : une dune, une trace, une lumière lointaine.

Mais ce qu’ils trouvent, c’est autre chose.

Quelque chose qu’ils ne comprennent pas encore.

Quelque chose… qui m’attend.

Mes yeux ne savent plus où se poser.

Il n’y a plus d’horizon.

Plus de repères.

Seulement ce nom qui revient, lancinant, comme un battement oublié :

Arlhon.

— T’y es presque. Continue, ne t’arrête pas… et surtout, ne te retourne pas.

Je me fige.

Cette voix.

Je la connais. Je la reconnais.

C’est lui. L’être. L’homme.

Ou ce qu’il est — ce qu’il a été — ce qu’il représente.

Qu’il soit né de ma mémoire, de mon inconscient, ou d’un endroit plus ancien que moi, il parle dans ma tête comme si cette place lui avait toujours appartenu.

Et le pire, c’est que… sa voix ne me surprend pas.

Elle s’installe en moi avec une familiarité presque tendre.

Comme un rêve qu’on aurait fait cent fois sans jamais s’en souvenir.

Comme un souvenir trop ancien pour être fiable… mais trop fort pour être ignoré.

Et, comme s’il se tenait là, tout près de moi — invisible, mais évident — l’urgence de sa présence me pousse à répondre.

Sans réfléchir.

Ma bouche pâteuse peine à former les mots. Ils sortent, lents, lourds, embourbés dans la confusion :

— Mais… je ne sais même pas à quoi il ressemble…

Ma voix est faible. Avalée par le vent. Écorchée par la soif. Mais je sais qu’il m’entend. Il doit m’entendre.

Parce qu’au fond, ce n’est pas lui que j’essaie de convaincre.

C’est moi.

Je reste suspendue. J’attends un mot.

Un murmure.

Un signe.

Mais rien. Pas d’écho. Pas de souffle.

Juste le silence, épais, hostile, comme une masse qui me colle à la peau.

Alors je continue. Un pas, puis un autre.

Lentement. Péniblement.

Portée plus par l’élan que par la volonté.

Vers un quelque part que je ne peux pas nommer. Vers un horizon flou qui s’éloigne à mesure que je l’approche.

Et puis — la bourrasque.

Soudaine.

Violente.

Un souffle qui claque contre moi comme une gifle venue du ciel.

Mes cheveux me fouettent le visage, me frappent les joues comme s’ils voulaient me réveiller à la place du monde.

Je vacille, manque de tomber.

Mon corps se contracte d’un seul bloc, un réflexe désespéré, malhabile.

« J’aurais dû faire plus de sport. » La pensée surgit, absurde et désespérément humaine, au beau milieu du chaos.

Je grimace.

Tente de retrouver mon équilibre, de me redresser, d’avancer — tant bien que mal — vers ce mirage de lumière qui refuse de se rapprocher.

Et à cet instant, ridicule, bancal, usée jusqu’à l’os…

je voudrais être dans ma chambre. Oui, même en train de me disputer avec ma mère.

Pourquoi pas.

Je l’appellerais, lui dirais que j’en ai marre, que je ne comprends rien, que tout est trop compliqué.

Je lui dirais que j’ai besoin d’aide.

Et je suis presque certaine qu’à cet instant, ma mère dit la même chose à mon père.

Qu’elle ne sait plus quoi faire avec moi.

Qu’elle ne comprend plus.

Que je ne sors pas.

Et c’est vrai.

Je ne sors pas.

Pas de ma chambre. Pas de ma tête. Pas de moi-même.

Mais ici…Ici, je n’ai pas le choix.

Chez moi, je reste enfermée entre quatre murs, dans cet endroit que j’appelle ma chambre. Mon refuge. J’aime m’y blottir sous mon plaid, un livre entre les mains. Me perdre dans un roman, une fantasy ou une dark romance. Laisser les mots m’emporter loin d’ici, loin de moi. Mais jamais je n’aurais imaginé tomber, réellement, dans une histoire.

Encore moins dans l’une des miennes.

Je marche encore.

Un pas, puis un autre.

Et je me surprends à compter.

Pas pour avancer, non. Pour survivre à l’idée que je n’avance pas. Chaque grain de sable semble peser plus lourd. Chaque souffle d’air me brûle un peu plus les lèvres. Ma gorge est sèche au point que même avaler ma salive me fait mal. J’ai chaud. Ou froid. Mon corps ne sait plus. Moi non plus.

Et pourtant, j’avance. Toujours.

À la recherche d’un visage dont je ne me souviens pas.

Arlhon. Ce nom me hante.

Il bat dans mon crâne comme une cicatrice mal refermée. Il est là, sous ma peau, comme un secret que j’ai oublié, un rêve dont je suis sortie trop vite. J’ai écrit ce nom. J’en suis certaine. J’ai imaginé cette personne — ou cette chose. Mais pourquoi ne reste-t-il rien ? Pas une image. Pas un souvenir. Rien. Juste un prénom vide et une promesse floue.

Je m'arrête un instant.

Mes jambes tremblent. Mon dos me lance. Et mes yeux, à force de scruter un horizon immobile, finissent par douter de tout : est-ce un mirage ? Est-ce le sable ou le ciel qui vacille ?

Je voudrais m’asseoir, me laisser tomber.

Fermer les yeux. Disparaître un peu.

Mais si je m’arrête… je ne me relèverai pas. Alors je continue. Parce que je n’ai rien d’autre. Pas de repères. Pas de cartes. Pas même une idée de ce que je fais ici.

Juste ce besoin.

Trouver Arlhon.

Et peut-être, en le trouvant, je finirai par me retrouver aussi.

— AVANCE.

Je sursaute.

Je n’avais même pas remarqué que je m’étais arrêtée.

Depuis combien de temps ?

À quel moment exactement mes jambes ont-elles cessé de bouger ?

À quel chiffre, dans ma tête, ai-je perdu le fil ?

Sur quelle pensée me suis-je figée ?

Impossible de savoir. Le temps, ici, n’a plus de sens. Le désert ne compte pas les secondes — il les efface.

Mes pieds sont à demi enfoncés dans le sable, comme si le sol tentait doucement de me garder. Comme s’il voulait refermer ses bras de poussière autour de moi et me dire : reste ici, oublie tout, dors.

Mais cette voix, encore elle — sèche, brutale, sans visage — me transperce.

— AVANCE.

Pas un conseil.

Un ordre.

Je reprends ma marche, titubante. Le souffle court. Le cœur incertain. Et dans ma tête, une pensée s’impose, dérangeante, presque cruelle :

Et si cette voix… c’était moi ?

Pas une autre présence, pas un être extérieur. Juste la partie de moi qui refuse de mourir.

Les poings serrés, je donne tout ce qu’il me reste pour avancer. Je ne sais pas abandonner — je ne l’ai jamais su. Je suis dure. Brisée, peut-être. Fragilisée, sans doute. Mais dure, quand même.

Blond, roux. Yeux marron, peut-être verts. Peau pâle ou couleur caramel. Qu’il est étrange — et cruel — d’oublier le visage que l’on a soi-même inventé, il y a des années. Comme si la mémoire refusait de préserver ce que l’imagination avait pourtant sculpté un jour avec tant de précision.

C’est étrange… Plus j’essaie de me souvenir, plus je le ressens. Comme s’il était tout près, juste là, à portée de regard. Il suffirait que je tourne la tête… et je le verrais.

Mais je ne tourne pas la tête. Je reste figée, prisonnière de cette peur sourde : et s’il n’était pas là ? Et si cette sensation n’était qu’un mirage, un écho inventé par mon esprit à bout de souffle?

Je ferme les yeux. Inspire. Expire. Une seule fois. Tout est sec en moi, craquant, prêt à s’effondrer.

Mais je le sens, pourtant. Sa présence est une brûlure douce, une ombre familière dans la lumière aveuglante.

Il est réel. Il doit l’être.

Sinon… je suis en train de perdre la tête. Pour de bon.

Alors, lentement, presque à contre-cœur, je tourne la tête.

— Et toi !

Mes yeux, fatigués, s’écarquillent malgré eux. Ils deviennent des billets. Verts. Pas le genre qui brille dans la nuit, non. Plutôt ce vert profond, dense, celui que beaucoup aimeraient posséder.

Tellement ils sont beaux.

C’est ce qu’on dit souvent, pas vrai ? Comme si la beauté pouvait justifier l’usure. Comme si avoir de beaux yeux excusait le fait qu’ils brûlent chaque fois que j’essaie de voir clair dans ce foutoir.

Je voudrais bien lui répondre, mais mon larynx est incapable d’émettre le moindre son.

Pas un mot. Pas même un souffle.

Il brûle. Il hurle en silence. Il réclame de l’eau.

Pendant que mon ventre, lui, supplie pour de la nourriture.

Deux besoins, deux urgences… et aucun moyen d’y répondre.

Sa main, chaude et moite, agrippe mon poignet. Brutalement.

Mais il n’y a rien de mauvais dans ce geste.

Pas de violence. Juste… une urgence.

Ses grands yeux bleus me dévisagent de la tête aux pieds.

Comme s’il cherchait quelque chose. Une vérité, peut-être. Ou un souvenir.

Est-ce que lui aussi devait me trouver ?

Je grimace quand il me tire brusquement en avant, m’arrachant au sable, m’obligeant à marcher plus vite. Trop vite.

Mes jambes protestent, mais il ne ralentit pas.

Sa peau est normale… abîmée, craquelée par la chaleur de cet endroit, de ce désert.

Je le vois passer sa langue sur ses lèvres, encore et encore — geste instinctif, presque inconscient.

Lui aussi a soif.

— Vous… vous pourriez y aller doucement…

Il s’arrête net, trop brusquement. Je n’ai pas le temps de freiner et je lui rentre dedans.

Il sent la sueur et la poussière. Son corps est tendu, en alerte, comme s’il s’attendait à ce que quelque chose — ou quelqu’un — nous tombe dessus d’un instant à l’autre.

Il ne dit rien. Pas un mot de plus depuis sa première phrase.

Et pourtant, quelque chose en moi me chuchote que c’est lui.

Arlhon.

Je n’en ai aucune preuve. Aucune certitude. Mais mon instinct, lui, hurle. Et je commence à perdre patience. Je marche, je m’effondre, je me relève… et je ne sais toujours rien. Aucune explication.

Rien.

Je recule d’un pas, essoufflée.

— Tu vas dire quelque chose, ou tu comptes juste m’entraîner jusqu’à l’autre bout du monde sans un mot ?

Il tourne enfin la tête vers moi. Son regard, perçant, semble me disséquer, scruter chaque hésitation. Une seconde… deux… puis il lâche, d’une voix calme mais mordante :

— Tu parles beaucoup, pour quelqu’un qui manque d’air.

Je serre les dents. Mon cœur tambourine trop vite dans ma poitrine. Je ne sais pas si c’est à cause de l’effort ou de la colère qui monte.

— Et toi, tu dis rien. Pour quelqu’un qui semble tout savoir.

Un souffle. Peut-être un rire, étouffé au creux de sa gorge. Il ne répond pas, il continue d’avancer, chaque pas creusant le silence derrière lui.

Je reste plantée là, ancrée dans l’épuisement. Mes jambes tremblent, mes tempes battent sourdement, et mon ventre se tord d’une faim sourde, comme un vide abyssal.

— Dis-moi au moins où on va !

Il s’arrête à nouveau, mais cette fois, il ne se retourne pas. Sa voix tombe, grave, presque lasse, comme si les mots pesaient sur ses épaules :

— Là où on trouvera des réponses.

— Des réponses à quoi ?

Un silence s’étire. Puis, à peine un souffle, il murmure :

— À pourquoi on m’a lâché ici.

Un frisson glacé remonte le long de mon échine.

— T’as été abandonné ?

Il esquisse un sourire sans joie, un rictus amer qui me glace plus qu’il ne me rassure.

— J’étais soldat dans le royaume de Dahrmara…

Il marque une pause, le souffle court, la voix devenue plus faible.

— Soldat… c’est ce qu’ils ont voulu que je sois.

Il baisse les yeux, comme accablé par un poids invisible.

— En vérité, je suis né pour être roi.

Je lève les yeux, comme si je venais de sortir d’un rêve trop long, trop lourd d’illusions.

Je le sais. Ma certitude brûle en moi, claire et irrésistible.

C’est lui. Arlhon.

Le prince de Dahrmara. Ou peut-être le soldat le plus convoité de son royaume. Celui que toutes les jeunes filles rêvent d’épouser, qu’on imagine au sommet du pouvoir, ou dans les bras des plus belles femmes de son peuple.

Ce jeune homme… celui que j’avais inventé, forgé de toutes pièces des années plus tôt.

Celui que j’avais créé pour un monde que je ne pensais jamais voir. Ce personnage en qui j’avais déposé mes espoirs, mes rêves, mon idéal.

Jamais je n’aurais cru qu’il prendrait un jour chair et os. Et encore moins ici, dans ce désert brûlant, perdu au milieu d’un lieu que j’avais écrit mais que je n’aurais jamais imaginé habiter.

Je le regarde. Sa silhouette est émaciée, marquée par la chaleur et les épreuves, fragile et pourtant tenace. Son corps tremble sous le poids de la fatigue, mais ses yeux…

Ses yeux sont exactement ceux que j’avais imaginés. Ce regard intense, profond, qui me hante — un mélange étrange et troublant de vulnérabilité et de puissance, d’innocence et de force.

Arlhon… Il est là. Devant moi.

Incroyable.

Je prends conscience que tout ce temps, dans cet océan de sable, j’ai cherché quelqu’un sans même savoir qui il était vraiment. Et maintenant, il est là, tangible, vivant. Celui que j’ai forgé dans mes pensées, celui que je croyais n’exister que dans mon imagination.

Mais non. Il n’est pas un simple fantasme. Il est réel.

Et je me demande, dans un souffle mêlé de terreur et de fascination, si je suis prête à l’affronter.

Prête à affronter ce monde.

Ce rôle.

**

Je n’osais plus rien dire. Je le fixais, comme s’il n’était pas humain, pas vraiment vivant. Ses cheveux blonds capturaient la lumière du soleil couchant, et un sourire fier s’esquissa sur mes lèvres : j’avais presque deviné.

Mais c’était surtout la couleur de ses yeux qui m’absorbait, comme si je me noyais dans cet océan d’un bleu profond, hypnotisant, envoûtant, qui semblait contenir mille secrets.

Il regardait au loin, scrutant chaque recoin de l’horizon désertique. Son regard était vif, à l’affût. Il écoutait attentivement chaque bruit — chaque silence — qui nous enveloppait, avec la vigilance d’un prédateur ou d’un homme qui connaît trop bien les dangers de cet endroit.

Et cette voix, cette présence lancinante qui s’immisçait sans cesse dans ma tête, avait soudainement disparu. Sans doute parce que je suis avec lui. Avec Arlhon.

— Maintenant, avance !

Sa voix rauque fendit l’air, lourde de fatigue, avec cette sécheresse qui faisait écho à la mienne. Il voulait qu’on continue à marcher, toujours dans une direction invisible, vers un point qu’aucun de nous ne semblait vraiment voir.

Moi, j’aurais voulu écouter mon corps, qui ne réclame qu’une chose : s’arrêter, se reposer, reprendre des forces. Laisser le sable m’engloutir un instant, loin de la brûlure du soleil et de l’épuisement.

Mais il était déjà parti.

Je pensais encore à tout ce que nous pourrions faire pour récupérer, à comment reprendre mon souffle, quand lui s’éloignait, rapide comme l’éclair. J’aurais dû l’appeler Flash.

— Si tu veux rester ici, fais-le… mais tu vas mourir. Pas de soif, pas de faim, pas même de fatigue. Crois-moi… je connais cet endroit. Visiblement mieux que toi.

Un frisson parcourut mon corps, sans aucune cause extérieure — sauf lui, Arlhon.

Cette voix grave, assurée, dans une phrase complète et si rare venant de sa part, me surprit. Je crus presque la trouver séduisante.

Mais je gardai les pieds sur terre — ou plutôt dans le sable brûlant — et je continuai à marcher.

Je le suivais de près. Et si j’avais la possibilité de m’attacher à lui, de m’accrocher à cette présence qui me maintient à flot, je le ferais, sans la moindre hésitation.

Mais je continue tout de même à garder une certaine distance. Cet homme, celui que j’ai créé, ne ressemble pas vraiment à celui qui se tient devant moi. Tant de choses me paraissent différentes… et pourtant si pareilles.

Comme cet endroit, ce sable infini, la chaleur étouffante qui semble peser sur chaque respiration, les montagnes dressées comme des sentinelles derrière nous, et cette sensation oppressante que quelqu’un nous suit, invisible.

Je n’avais rien écrit à propos de cet endroit. Rien de tout cela.

— Où sommes-nous exactement ?

Ma voix est plus cassante que je ne l’aurais voulu, trahissant mon inquiétude et ma fatigue.

— Dans les Marges. Tu veux qu’on soit où, au juste ?

Sa réponse est froide, tranchante. Il n’a clairement pas envie de parler.

Les Marges ? Qu’est-ce que c’est, au juste ? Un royaume ? Un monde ? Ou peut-être un écho de quelque chose que je n’ai jamais imaginé ?

Je voudrais poser la question, comprendre, creuser, mais je n’ai pas envie de le contrarier davantage.

Alors je me tais. Je ravale mes questions. Et je le suis, un pas derrière lui, tentant de calquer mes mouvements sur les siens.

Ou du moins… ce que je peux suivre.

Le sable crisse sourdement sous mes pas.

Le vent soulève des volutes de poussière qui s’accrochent à mes vêtements, collent à ma peau, envahissent mes pensées comme des grains de sable dans une plaie ouverte.

Lui, il marche devant, silencieux, raide, comme s’il portait un fardeau invisible que je ne peux ni voir ni comprendre. Par moments, il semble presque se fondre dans l’air tremblant de chaleur, comme un mirage fragile.

Je cligne des yeux. Il est toujours là, mais plus loin, toujours un peu trop loin.

— Tu veux pas savoir ce que c’est ?

Il lance ça sans se retourner, comme s’il avait lu mes pensées.

Je sursaute, un peu, puis serre les dents.

— Tu veux en parler maintenant ?

Il s’arrête net, brusquement.

Se tourne vers moi. Son regard me transperce, violent et silencieux, comme un coup de feu dans l’immensité du désert.

— Les Marges, c’est ce qu’il reste quand tout a été oublié.

Un endroit entre ce qui a été… et ce qui aurait pu être.

Il me fixe, attendant que je comprenne. Mais je ne comprends pas. Pas encore.

Pourtant, un frisson glacé me remonte le long de l’échine.

Parce que dans ses yeux, je lis quelque chose d’ancien. Quelque chose de dangereux. De vrai.

Et pour la première fois depuis le début, j’ai peur. Peur de ce que j’ai créé.

Il me fixe longuement, son regard ne tremble pas. Le mien, un peu.

Puis il souffle, las, et murmure, presque pour lui-même, presque comme un secret :

Un prénom.

Je tends l’oreille, surprise par la douceur inattendue de sa voix, si différente de son ton habituel, si rude.

C’est vrai…

Depuis que nous marchons ensemble, il ne s’est jamais vraiment présenté.

Il m’a simplement entraînée à travers ce monde, m’arrachait à ce que je croyais être ma sécurité.

Je savais juste qu’il était le prince Dahrmara.

Le titre. Le rang.

Mais pas le nom. Pas lui.

Et maintenant qu’il me le confie, dans un souffle presque timide… je réalise à quel point je ne le connais pas.

Pas encore.

Et s’il est d’ici… et moi d’ailleurs… alors ce prénom pourrait bien être tout ce qui me reste pour le retenir.

— Arlhon.

 

Le prénom fend le silence, net et tranchant, comme une lame calme. Je lève un sourcil, à peine perceptible. Un sourire fatigué, mais sincère, étire mes lèvres.

— Elyra, dis-je simplement.

Il hoche la tête, presque imperceptiblement. Il ne sait rien de moi. Du moins, je l’espère. Je le crois.

Et moi… si je me fie à ce que j’ai écrit — sauf ce passage, cette zone blanche dans mon propre récit — je sais tout de lui. Tout, sauf ce qu’il choisit de me montrer maintenant. Et ça, ça change tout.

Nous restons là, face à face, le sable chaud entre nous, les montagnes imposantes dressées derrière. Un silence s’installe, plus intime que n’importe quel mot. Un silence qui semble nous connaître mieux que nous-mêmes.

— Elyra, répète-t-il, comme s’il savourait chaque syllabe, comme s’il cherchait à retrouver ce nom dans une mémoire qui ne lui appartient pas tout à fait.

Mais il ne le reconnaît pas. Et moi… je ne suis même plus sûre de connaître la véritable portée de ce nom ici. Ce prénom est le mien, oui. Mais dans ce monde ? Que signifie-t-il encore ?

Je l’observe.

Il n’est pas exactement celui que j’avais imaginé. Il est plus brut, plus dense. Moins lisse. Moins contrôlable.

Et pourtant… il reste Arlhon. Le prince que j’ai façonné.

Mais un prince qui pense par lui-même désormais. Avec ses silences, sa colère retenue, sa propre logique du réel.

— Tu ne poses pas de questions, finit-il par dire.

Il incline légèrement la tête.

— C’est étrange. Les gens comme toi posent toujours des questions.

— Les gens comme moi ? je répète, intriguée.

Il me fixe longuement, puis répond d’un ton plus bas, presque hésitant.

— Ceux qui ne sont pas d’ici.

Un silence pesant s’installe.

— Ceux qui pensent savoir. Alors qu’ils ne savent rien, dit-il enfin, la voix froide, presque tranchante.

Je commence à parler :

— Comment est-ce que…

— Je sais ce que je sais, point, l’interrompt-il sèchement, la lassitude teintant chaque mot.

Sa voix tranche l’air comme une lame usée par le temps.

— Un jour peut-être je te le dirai. Ou tu l’apprendras… au détour d’une conversation.

Il croise les bras, prenant une posture défensive, comme s’il voulait se protéger du monde.

— Mais pour l’instant, j’essaie juste de rester en vie.

Je baisse les yeux.

Il n’a pas tort.

Je suis arrivée ici avec l’arrogance aveugle de celle qui croit tout contrôler. Chaque mot. Chaque souffle. Chaque décision, minutieusement calculés.

Mais ici, dans les Marges, mes certitudes s’effacent, fragiles, comme des mots écrits sur du sable brûlant.

— Je n’ai rien prévu de tout ça, murmuré-je, la voix presque brisée.

Il me fixe longuement. Puis, à ma grande surprise, il hoche lentement la tête. Un geste lourd de compréhension… ou peut-être de résignation.

— Personne ne prévoit les Marges.

Il marque une pause, le regard perdu dans l’horizon déformé par la chaleur.

— Elles arrivent quand on perd le fil.

Un poids sourd s’installe dans ma poitrine.

— Tu veux dire… quand on perd le contrôle ?

Il secoue la tête, son regard devenant plus profond, plus intense.

— Non, Elyra.

Sa voix s’adoucit, mais reste ferme, presque solennelle.

— Quand on perd le sens.

Il détourne enfin les yeux, mais sa mâchoire reste crispée, tendue. Quelque chose dans son attitude a changé : il est plus fermé, plus sur la défensive.

— Tu ne comprends pas encore, murmure-t-il doucement, comme s’il redoutait de briser quelque chose de fragile.

— Pas vraiment.

Je fronce les sourcils, prête à répondre, mais il ne me laisse pas le temps.

— Tu es en danger, Elyra.

Sa voix est grave, lourde de sens, comme une menace voilée et un avertissement silencieux.

— Ce que tu as écrit… ce que tu crois avoir imaginé… il souffle lentement, ce n’est qu’une porte.

Ce monde, lui, il existe. Et toi, tu es entrée sans frapper.

 

Un battement manque dans ma poitrine.

— Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que—

— Ça n’a plus d’importance, l’interrompt-il, coupant court à mes questions.

Il se tourne vers moi, plantant son regard profond dans le mien, chargé d’une détermination inflexible.

— Ce que je sais, c’est que peu importent les règles, peu importe les conséquences... je ferai ce que je dois faire pour te protéger.

Je reste figée, incapable de formuler la moindre réponse. Il ne sourit pas. Il n’a rien de l’héroïque personnage des contes. Il a juste… décidé.

Et cette décision est plus solide que tout ce que j’ai pu écrire un jour à son sujet.

— Tu as encore beaucoup à apprendre ici, ajoute-t-il, d’une voix ferme.

Et ce ne sera pas tendre. Pas juste. Pas logique.

Il recule d’un pas, tendant lentement la main vers moi, sans me toucher.

— Mais maintenant, Elyra… tu dois avancer.

Je tends la main, capturant enfin la sienne. Elle est douce, chaleureuse, vivante.

Rien à voir avec ce que j’imaginais.

Ce n’est pas cette étincelle dramatique qu’on lit dans les romans — pas celle des pages que j’ai griffonnées adolescente.

Pas non plus celle des récits que je dévore aujourd’hui, où les liens sont plus complexes, moins idéalisés, plus humains.

C’est juste… une main.

Et pourtant, c’est tout ce qu’il faut.

À peine ai-je fait quelques pas à ses côtés qu’il lâche la mienne. Vite. Trop vite. Comme si ce contact le brûlait.

Je ne dis rien, mais je retiens ce recul, ce retrait.

Il semble moins rigide qu’au début.

Moins fermé.

Il ne porte plus sur ses épaules la rage étouffante qui l’aidaient à survivre dans ce désert.

Pourtant, je reste sur mes gardes.

Il semble incapable de gérer ses émotions, comme s’il les gardait enfermées à vif, jusqu’à ce qu’elles éclatent.

Ce genre de colère… je l’ai déjà lue dans mes pages. Mais jamais avec une telle intensité.

Jamais aussi imprévisible.

Sans un mot, silencieux comme la mort, nous avançons.

Nos pas, étonnamment accordés, frappent le sable au même rythme.

J’allais parler, lui poser une simple question pour briser ce silence lourd.

Mais soudain, une lumière nous frappe de plein fouet.

Brutale. Aveuglante. Blanche.

Aucun son. Aucune odeur. Rien.

Et pourtant, tout en moi hurle que quelque chose cloche. Que rien, absolument rien, ne va dans ce qui est en train de se passer.

Mon instinct hurle : fuis, recule.

Mais mes jambes refusent de m’obéir.

Arlhon, lui, reste muet.

Son visage se fige, ses yeux scrutent cet éclat, cherchant un signe, une menace invisible que je ne perçois pas.

Et pour la première fois depuis que je l’ai rencontré...

il a l’air inquiet.

La lumière palpite, comme un cœur battant trop vite. Elle devient presque vivante — pulsante, écœurante.

— Ne bouge pas, murmure Arlhon.

Sa voix est basse, grave, différente.

Pas autoritaire — protectrice. Préparée à l’irréparable.

Je l’écoute. Malgré l’instinct qui me hurle de fuir, je reste immobile, le souffle court.

La lumière vacille, puis s’effondre sur elle-même.

Et ce qui reste… ce n’est pas de l’obscurité.

C’est pire.

Une silhouette se tient là, figée dans un halo terne.

Pas vraiment humaine. Pas vraiment autre chose.

Son corps semble fait d’un mélange d’ombres, de cendres, de vent, et de cicatrices oubliées.

Elle ne parle pas.

Mais sa présence glisse dans ma tête comme une lame froide.

— C’est une Brèche, murmure Arlhon.

— Une quoi ?

— Un fragment de mémoire qui n’aurait jamais dû survivre. Une Nocten, si tu préfères.

Il serre les dents, la mâchoire crispée.

— C’est toi qu’elle vise.

Mon cœur rate un battement.

— Mais… je ne la connais pas. Je—

— Ce n’est pas ce que tu as écrit, Elyra. C’est ce que tu as oublié.

Un silence lourd, viscéral, tombe entre nous.

La Nocten fait un pas vers moi.

Sa voix me frappe comme un coup de poignard dans le ventre, me faisant vaciller.

Elle m’est familière, et pourtant lointaine, comme un écho déformé d’un autre temps.

Mon corps se fige, paralysé par cette reconnaissance douloureuse, cette sensation qu’un passé ancien et dangereux refait surface.

Je cherche le regard d’Arlhon.

Ses yeux brillent d’une intensité nouvelle, un éclat de peur qu’il ne tente même plus de cacher.

Mais il ne recule pas.

Il est là, à mes côtés, prêt à se dresser contre ce qui vient.

— RECULE !

La voix tonne cette fois, plus forte, chaque syllabe déchirant l’air comme des griffes acérées.

Mon esprit se brouille.

C’est elle.

La même.

Mais je croyais qu’elle n’existait plus.

Je croyais que j’étais en sécurité.

Mais non.

Elle est là. Toujours là.

Elle me cherche, elle me trouve, elle m’appelle.

— Je… je ne comprends pas, chuchoté-je, les mains tremblantes, le souffle court.

— Elle ne peut pas t’atteindre tant que tu es avec moi.

La voix d’Arlhon est ferme, mais empreinte d’une inquiétude palpable.

Tu dois rester près de moi. Ne laisse pas cette Nocten te toucher. Pas maintenant.

La Nocten avance, chaque mouvement lent, méthodique, implacable.

Elle me scrute, ses yeux noirs, profonds comme un abîme, brillent dans l’obscurité croissante.

Le monde autour de nous semble se contracter, se rétracter, comme si l’espace entre nous et elle disparaissait peu à peu.

Une pensée me traverse l’esprit, glaciale :

C’est à cause de mes mots. C’est moi qui l’ai attirée.

La voix continue, indistincte, résonnant dans mes os, vibrant dans mes veines, perçant jusqu’à mon cœur.

— FUIS !

Je veux répondre, protester.

Mais Arlhon me pousse brutalement en arrière, me protégeant de la Brèche, se plaçant entre elle et moi.

Sa respiration est haletante, saccadée, tandis que son regard, sombre et affûté, scrute l’entité immobile devant nous.

Il se tourne vers moi, le visage déformé par la colère et la douleur.

— Fuis.

TANT que tu en as le temps, fuis, Elyra !

Un froid glacial m’envahit, une terreur pure et viscérale.

La Nocten, implacable, me dévore du regard, son ombre s’enroulant autour de moi, s’alignant à chacun de mes pas, silencieuse et pesante comme un spectre.

Le sol semble se dérober sous mes pieds,

je suis poussée — sans pouvoir résister — loin de ce qui reste de mon monde, loin de lui, loin d’Arlhon.

Mes muscles se tendent, mes jambes vacillent, mais cette ombre me guide avec une douceur glacée et implacable.

Je ne peux retenir un cri, je l’appelle encore et encore, ma voix résonnant dans cet espace déserté :

— Arlhon !

Les échos de mon cri se perdent dans le vent lourd du désert.

La poussière tourbillonne autour de moi, m’enveloppant, mais je continue de courir, le regard éperdu, scrutant l’horizon, cherchant un signe, un mouvement.

Mais il n’y a rien.

Rien, sauf cette ombre qui me pousse toujours plus loin, m’éloignant de tout espoir.

Puis, soudain, une voix résonne à nouveau.

Douce, hypnotique, presque amicale.

Mais chaque mot est chargé d’une menace glaciale.

— Je vais m’occuper de lui. Mais je ne le ferai qu’une fois.

L’ombre se dissipe en un souffle léger, me laissant seule, abandonnée dans l’obscurité grandissante.

Les derniers échos de la voix s’éteignent dans l’air lourd.

Sous mes pieds, le sol devient dur, presque menaçant, comme si l’air lui-même se chargeait d’un pressentiment.

Un murmure de danger imminent.

Cette fois, ce n’est plus un souvenir qui me frappe.

C’est la réalité.

Le danger qui pèse sur Arlhon.

Je dois agir.

Je ne peux pas rester là, immobile, à attendre qu’il disparaisse.

Mon cœur bat la chamade, chaque pulsation résonnant sourdement dans ma tête, comme un tambour annonçant une bataille imminente.

Mais autour de moi, un poids plus lourd encore s’enroule et m’étouffe : la peur, le doute.

Pourtant, au plus profond de mon être, une flamme d’espoir vacille encore, fragile mais tenace, comme une lumière tremblotante dans la nuit la plus noire.

Je ferme les yeux un instant.

Et la vision d’Arlhon me hante — son regard intense, brûlant d’une détermination silencieuse, ce regard qui m’a tout dit sans prononcer un seul mot.

Il ne m’a jamais laissée seule.

Il a combattu pour moi, risqué tout ce qu’il avait.

Je dois lui rendre la pareille.

Je prends une grande inspiration, laissant l’air remplir mes poumons, ancrant la force qui m’échappait jusque-là.

Chaque fibre de mon corps se tend, prête à puiser dans une réserve insoupçonnée de courage.

Il y a quelque chose que je dois comprendre, une vérité essentielle que je dois saisir si je veux non seulement survivre à ce monde cruel… mais aussi sauver ce qui me reste, ce lien fragile qu’Arlhon et moi partageons.

Avec un souffle chargé de détermination, je tourne sur mes talons, le regard fixé droit devant moi, prêt à affronter ce qui m’attend — sans reculer.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet