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AzaliaBouvry
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Chapitre 1 : Le garçon qu’on ne voit pas


Abel Martineau, qui avait onze ans et venait d'arriver en sixième, était au collège Jean-Baptiste Clément depuis dix jours et quelques heures. En si peu de temps, il connaissait déjà tous les endroits où se cacher. Le collège, avec ses grandes briques rouges, était comme une immense fourmilière.

Une fourmilière géante, mais avec des milliers d'élèves à la place des fourmis. Ils couraient partout, ne s'arrêtaient jamais. Ça bougeait tout le temps, ça parlait, rigolait, hurlait comme un bourdonnement qui ne finissait jamais.

Quand Abel entrait, c'était comme une grande vague d'élèves. Ça sentait un peu le ménage, la sueur et la cantine. Il sentait le sol bouger sous ses pieds et l'air chaud passer près de son visage quand les autres passaient. Il se sentait tout petit dans ce grand remue-ménage.

8h15. Un tout petit silence... puis : DRIING ! La sonnerie. Ce n'était pas juste un son, c'était comme une bombe qui explosait juste à côté de ses oreilles ! Ça lui faisait mal, une vraie claque sonore qui le faisait sursauter.

Abel a vite mis ses mains sur ses oreilles, en serrant fort, pour essayer de bloquer ce bruit affreux. Il a fermé les yeux, et sa mâchoire s'est serrée. Il était tendu, tout son corps attendait. Il espérait que ce silence qu'il aimait tant revienne vite.

Il serra son carnet contre sa poitrine et longea le mur du couloir principal, évitant soigneusement le centre où s'agglutinaient les groupes d'élèves. Ses baskets faisaient un petit bruit sur le carrelage beige, un doux 'couic, couic, couic'. C'était un bruit régulier, et Abel le comptait dans sa tête. Quarante-trois pas. Il regardait aussi les petites choses : la poussière qui dansait comme des lucioles dans les rayons de soleil, ou la petite fissure en forme de serpent sur le mur près de l'affiche. Chaque petit détail, même le plus petit, était un secret qu'il découvrait. C'était comme des amis silencieux pour lui. Quarante-trois pas jusqu'à la salle 12, ou quarante-quatre s'il fallait faire un petit détour pour éviter le groupe d'élèves qui riaient trop fort près des casiers.

— Salut Abel !  a crié Tom, un garçon de sa classe, en passant près de lui. Sa voix était si forte qu'elle a fait vibrer l'air autour d'Abel. Tom bougeait beaucoup, ses bras s'agitaient, c'était trop pour Abel. Abel a juste hoché la tête, sans s'arrêter. Il a serré son carnet plus fort et a continué de longer le mur, comme s'il voulait devenir invisible.

Dans sa poche droite, ses doigts trouvèrent automatiquement le galet lisse qu'il gardait toujours avec lui. Parfaitement rond, de la taille d'une pièce de deux euros, poli par la mer. Sa grand-mère le lui avait rapporté d'un voyage en Bretagne l'année dernière. "Il est spécial, celui-là", avait-elle dit avec un clin d'œil. Elle ne savait pas à quel point elle avait raison.

Le contact de la pierre tiède contre sa paume le calma instantanément. Il inspira lentement - un, deux, trois, quatre - puis expira - un, deux, trois, quatre. Sa technique de respiration, apprise avec sa maman après l'épisode de l'ancienne école. L'épisode qu'il essayait de ne plus penser.

Mais parfois, les souvenirs revenaient quand même.

L'escalier en colimaçon de l'école primaire Pasteur. Les rires méchants de Killian et sa bande. "Regarde-le, il parle tout seul !" La poussée dans le dos, soi-disant pour rire. La chute. Les genoux écorchés. Et surtout, surtout, les mots qui font plus mal que les bleus : "Bizarre", "chelou", "il comprend rien à rien".

Abel secoua vigoureusement la tête. Plus jamais. Dans ce nouveau collège, il avait une stratégie : rester invisible. Se fondre dans le décor. Éviter tout ce qui pouvait déclencher les moqueries.

Il poussa la porte de la salle 12 et se dirigea vers sa place habituelle, tout au fond à droite, près de la fenêtre. De là, il pouvait observer sans être vu, et surtout, il était loin du tableau interactif dont la lumière bleue lui piquait les yeux.

Madame Rousseau, la prof de français, n'était pas encore arrivée. Abel sortit son carnet - un carnet à spirales bleu marine, avec une couverture un peu usée - et son stylo préféré, un Pilot noir qui glissait parfaitement sur le papier sans faire de bruit.

Il ouvrit à la page du jour et commença à écrire :

"Mardi 12 septembre, 8h18. Le radiateur près de la fenêtre fait un petit bruit de tuyauterie, comme un chat qui ronronne. Charlotte a mis un nouveau parfum, ça sent la vanille et ça me donne mal au cœur. Maxime tambourine sur sa table avec son stylo - 2 coups courts, 1 long, 2 courts. Il ne s'en rend même pas compte."

C'était devenu son rituel. Noter tout ce que les autres ne voyaient pas, n'entendaient pas, ne sentaient pas. Son monde à lui, fait de détails minuscules qui composaient pourtant la vraie musique de la vie.

— Bonjour tout le monde !

Madame Rousseau venait d'entrer, les bras chargés de copies et de manuels. Elle avait l'air fatiguée - Abel l'avait remarqué depuis quelques jours. Elle se frottait souvent les tempes et son sourire semblait demander un effort.

— Alors, qui peut me rappeler ce qu'on a vu la semaine dernière sur les figures de style ?

Abel connaissait la réponse. Il aimait bien les métaphores et les comparaisons, ces façons de dire les choses autrement, de révéler ce qui était caché. Mais lever la main, parler devant toute la classe ? Hors de question. Il préférait laisser Sarah ou Mathéo briller.

Il reporta son attention sur sa fenêtre. Un merle s'était posé sur la branche du tilleul, juste à hauteur de la salle. L'oiseau penchait la tête de côté, l'œil rond et brillant, comme s'il l'observait. Abel esquissa un sourire. Les animaux ne jugeaient pas. Ils ne trouvaient pas bizarre qu'on préfère le silence aux bavardages.

— Abel ? Abel Martineau ?

Il sursauta. Madame Rousseau le regardait avec bienveillance, mais toute la classe avait les yeux tournés vers lui. Sa gorge se serra d'un coup.

— Euh... pardon madame, je... j'écoutais...

— Je demandais juste si tu avais fait l'exercice de la page 23.

Il hocha la tête précipitamment. Il l'avait fait, bien sûr. Il faisait toujours ses devoirs, parfois même en avance. C'était plus sûr.

— Parfait. Peux-tu nous lire ta phrase avec une métaphore ?

Les mots restèrent coincés quelque part entre son cerveau et sa bouche. Il baissa les yeux vers son cahier, sentit ses joues devenir brûlantes. Autour de lui, il percevait les murmures, les chuchotements. "Il parle jamais", "Qu'est-ce qu'il a ?"

— Ce n'est pas grave, Abel. Une autre fois.

Madame Rousseau passa à autre chose, mais Abel sentait encore quelques regards posés sur lui. Il se recroquevilla un peu plus sur sa chaise et caressa son galet dans sa poche.

Respire. Un, deux, trois, quatre. Expire. Un, deux, trois, quatre.

La suite du cours se déroula sans autre incident. Abel prit des notes soignées, dessina discrètement dans les marges, observa le ballet silencieux des nuages par la fenêtre. À 9h10, la sonnerie retentit à nouveau - il était prêt cette fois et n'eut qu'un léger tressaillement.

Direction la cour de récréation.

C'était le moment le plus difficile de la journée. Quinze minutes à tuer, entouré de trois cents élèves qui couraient, criaient, se chamaillaient, riaient. Trop de bruits, trop de mouvements, trop de tout à la fois - cela lui donnait le vertige.

Abel avait trouvé SON endroit : un petit renfoncement près du bâtiment des sciences, à l'ombre d'un grand tilleul. De là, il pouvait voir sans être au centre de l'agitation. Il s'y installa avec son carnet, dos contre le mur tiède.

Les groupes se formaient naturellement dans la cour. Les sportifs près du terrain de basket, les filles de troisième sur les bancs près de l'entrée, les sixièmes un peu perdus qui traînaient près du foyer. Et lui, Abel, dans son coin, invisible et tranquille.

Il ouvrit son carnet à une page blanche et commença à dessiner le tilleul au-dessus de sa tête. D'abord le tronc, avec ses rides profondes et sa mousse vert tendre. Puis les branches qui se divisaient comme des bras qui s'étirent. Et enfin les feuilles, chacune différente, certaines déjà teintées de jaune.

"Les feuilles du tilleul ne font pas toutes le même bruit quand le vent les agite. Les petites font 'frrou frrou', les grandes font 'whoush whoush'. Si je ferme les yeux, je peux deviner leur taille rien qu'au son."

Un ballon de foot roula jusqu'à ses pieds. Abel le regarda sans bouger. Trois secondes plus tard, Julien, un grand de quatrième, arriva en courant.

— Eh, tu peux me le renvoyer ?

Abel poussa doucement le ballon avec son pied. Julien le récupéra en souriant.

— Merci ! Au fait, c'est quoi que tu écris tout le temps ?

Abel referma instinctivement son carnet contre sa poitrine. Son monde secret, ses observations, ses mots à lui. Impossible de partager ça.

— Rien... des... des trucs pour les cours.

— OK, cool.

Julien repartit vers ses copains sans insister. Abel soupira de soulagement. Les gens finissaient toujours par le laisser tranquille. Au début, certains essayaient de l'inclure dans leurs groupes, mais devant son silence, ils abandonnaient. C'était mieux comme ça.

Il rouvrit son carnet et continua son inventaire du monde :

"9h25 - L'odeur de la cantine commence à arriver. Aujourd'hui ça sent le poisson pané et les frites. Mon estomac dit oui, mon nez dit bof.
9h27 - Madame Lopez surveille près de l'entrée. Elle porte ses chaussures rouges, celles qui font 'tac-tac' sur le bitume. Elle regarde souvent dans ma direction. Les adultes s'inquiètent toujours pour rien."

Une coccinelle atterrit sur la page ouverte de son carnet, juste sur le mot "silence". Abel sourit. Il aimait bien les coccinelles. Elles se posaient toujours délicatement, ne faisaient jamais de bruit, et leurs petites pattes chatouillaient à peine.

"9h29 - Une coccinelle rouge à sept points noirs s'est posée sur mon carnet. Elle explore les lettres comme si c'était un terrain de jeu. Ses antennes bougent sans arrêt."

Il observa l'insecte avec fascination. Comment quelque chose d'aussi petit pouvait-il être si parfait ? Chaque détail était minutieusement conçu, des reflets sur sa carapace aux minuscules poils sur ses pattes.

Au bout de quelques minutes, la coccinelle déploya ses ailes transparentes et s'envola vers le tilleul. Abel la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans les feuilles.

"9h33 - La coccinelle est partie explorer les hauteurs. J'aimerais bien voler comme ça, m'éloigner du bruit et des regards."

La sonnerie retentit, le faisant sursauter malgré lui. Il referma son carnet et suivit le flot des élèves vers les salles de cours, son galet bien au chaud dans sa poche.

En fin de matinée, alors qu'il sortait de la salle 18 après le cours d'histoire, Madame Rousseau l'interpella dans le couloir.

— Abel, j'ai quelque chose à te dire. Demain, nous accueillerons une nouvelle élève dans notre classe. Elle s'appelle Mila et elle vient d'arriver dans la région. J'aimerais que tu sois particulièrement bienveillant avec elle, d'accord ? Les changements d'école, ce n'est jamais facile.

Abel hocha la tête sans rien dire. Une nouvelle élève ? Il espérait qu'elle ne serait pas trop bavarde ou trop curieuse. Il avait déjà du mal à gérer la classe telle qu'elle était.

— Parfait. À demain, Abel.

Madame Rousseau s'éloigna de sa démarche pressée. Abel resta planté dans le couloir quelques secondes, perturbé par cette information. Demain, l'équilibre fragile de sa classe allait changer.

À la cantine, Abel prit son plateau habituel - jambon blanc, frites, haricots verts, yaourt vanille - et se dirigea vers sa table du fond, près de la fenêtre qui donnait sur la cour. Il mangeait toujours seul, c'était plus simple. Il pouvait manger à son rythme, observer les autres, écrire dans son carnet entre les plats.

Il s'installa à sa place habituelle et sortit discrètement son carnet. Entre deux bouchées de purée, il notait ses observations :

"12h15 - Cantine. L'odeur habituelle de Javel mélangée aux frites. Bruit de fond : 300 personnes qui mâchent en même temps. Le distributeur de boissons ronronne. Madame Ginette, la dame de service, fredonne une chanson que je ne reconnais pas."

À trois tables de lui, il observa Tom qui racontait une histoire à ses copains en gesticulant avec sa fourchette. Tous riaient bruyamment. Abel se demandait parfois ce que ça faisait, de rire comme ça, sans retenue. Lui, quand quelque chose l'amusait, c'était toujours en silence, un petit sourire qu'il gardait pour lui.

"12h23 - Tom fait rire sa table en imitant Monsieur Durand qui imite un pingouin pour expliquer l'équilibre en sciences. C'est vrai que c'était drôle ce matin, mais pourquoi faut-il en reparler si fort ?"

Abel termina son yaourt en observant le ballet des surveillants qui circulaient entre les tables. Madame Rousseau s'arrêta près de lui.

— Tout va bien, Abel ? Tu as assez mangé ?

Il hocha la tête en refermant son carnet. Elle avait ce regard inquiet que les adultes prenaient parfois avec lui, comme s'il était fragile.

— N'hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit, d'accord ?

Elle repartit vers d'autres tables. Abel soupira. Les adultes étaient gentils, mais ils ne comprenaient pas qu'il n'avait besoin de rien d'autre que de tranquillité.

Après le repas, il avait encore quinze minutes avant les cours de l'après-midi. Il retourna sous son tilleul et sortit à nouveau son carnet. Cette fois, il dessina les nuages qui passaient au-dessus de la cour. Des nuages tout déchiquetés, comme de la barbe à papa que le vent aurait étirée dans tous les sens.

L'après-midi se déroula paisiblement. En sciences, Monsieur Durand leur parla des cinq sens avec sa passion habituelle. Il avait apporté différents objets à toucher, sentir, écouter. Abel adorait ces expériences sensorielles, même si les commentaires bruyants de ses camarades l'agaçaient parfois.

— Qui peut me dire ce que ressent sa main en touchant cette éponge ? demanda le professeur.

Sarah leva la main : 

— C'est rugueux et spongieux !

Abel, lui, l'aurait décrite avec une autre poésie : “C'est comme toucher un nuage qui aurait des milliers de petites bouches qui s'ouvrent et se ferment, à peine visibles.” 

Mais il garda ces mots et cette sensation pour lui, serrés dans son secret.

En fin de journée, alors qu'il sortait du collège, Abel croisa le regard de Madame Rousseau qui surveillait la sortie. Elle lui fit un sourire encourageant.

— Bonne soirée, Abel. À demain !

— À demain, madame, murmura-t-il.

C'était déjà beaucoup pour lui. Dire au revoir, c'était reconnaître l'autre, accepter qu'il existe. Madame Rousseau sembla comprendre l'effort que cela représentait car son sourire s'agrandit.

Sur le chemin du retour, Abel observa les détails que personne ne voyait : les fissures dans le trottoir où poussaient des brins d'herbe rebelles, le chat roux qui dormait toujours sur le même rebord de fenêtre, l'odeur de pain chaud qui s'échappait de la boulangerie Dumont.

"16h45 - Rentré à la maison. Maman n'est pas encore revenue du travail. La maison sent la lavande (les petits sachets qu'elle met partout) et un peu le café de ce matin. Silence parfait. Enfin."

Ce soir-là, dans sa chambre, Abel ouvrit son carnet à une page blanche et écrivit :

"Mardi 12 septembre, 20h30. Ma deuxième semaine au collège Jean-Baptiste Clément se termine. J'ai trouvé mes repères : mon coin sous le tilleul, ma place au fond de la classe, ma table à la cantine. Les adultes sont bienveillants mais ne savent pas comment m'aider. Les autres élèves m'ignorent poliment, c'est parfait comme ça.

Demain, une nouvelle élève arrive dans la classe. Madame Rousseau a dit qu'elle s'appelle Mila. J'espère qu'elle ne viendra pas déranger mon équilibre. J'ai déjà assez de mal à survivre aux journées comme elles sont.

Le merle est revenu à ma fenêtre ce matin. Je crois qu'on se reconnaît maintenant. Lui aussi préfère observer plutôt que participer au bruit du monde."

Il referma le carnet, caressa une dernière fois son galet porte-bonheur, et s'endormit en écoutant le silence de sa chambre. Demain serait un autre jour à naviguer dans l'océan complexe du collège.

Pour l'instant, il s'en sortait. C'était déjà beaucoup.


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