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AzaliaBouvry
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Chapitre 8 : Apprendre à exister

Trois semaines s'étaient écoulées depuis l'exposition des "petites choses". L'événement avait eu un succès inattendu, d'autres classes étaient venues découvrir leurs objets sensoriels, et quelques professeurs avaient même demandé à Madame Rousseau des conseils pour organiser des projets similaires.

Abel n'était pas devenu populaire du jour au lendemain. Il n'était pas le genre de garçon qu'on invite à tous les anniversaires ou qu'on choisit en premier pour faire équipe au sport. Mais quelque chose de plus précieux avait pris forme autour de lui : un petit cercle d'amis authentiques.

Charlotte, qui avait découvert qu'elle aussi aimait observer les détails du monde. Tom, qui trouvait fascinant la façon dont Abel percevait les sons. Sarah, qui lui demandait souvent ses prédictions météorologiques. Lucas, qui avait avoué garder lui aussi un tissu doux dans sa trousse. Et Julien, qui appréciait les moments de silence partagé.

Ils n'étaient pas nombreux, mais ils étaient vrais.

Ce mardi après-midi, après les cours, Abel et Mila avaient pris l'habitude de s'installer sous le grand tilleul au fond de la cour. C'était leur endroit, leur refuge. Loin de l'agitation de la sortie, du brouhaha des cars scolaires, du stress des couloirs bondés.

— Tu écris quoi ? demanda Mila en voyant Abel griffonner dans son carnet.

— Les nuages, répondit-il sans lever les yeux. Ils bougent bizarrement aujourd'hui. Ils se forment et se défont plus vite que d'habitude.

Mila leva le nez vers le ciel. Effectivement, les nuages semblaient pressés, se transformant sans cesse, créant des ombres mouvantes sur la cour.

— Tu crois qu'il va pleuvoir ?

— Peut-être ce soir. L'air commence à changer.

Abel referma son carnet et le posa à côté de lui. Ces dernières semaines, il écrivait toujours autant, mais quelque chose avait changé. Parfois, il partageait ses observations. Hier, il avait montré à Charlotte un de ses dessins, un croquis détaillé d'une libellule posée sur le rebord de la fenêtre. La semaine dernière, il avait lu à voix haute à Tom sa description du bruit que faisaient les feuilles mortes sous les pas.

Partager ne lui faisait plus peur. Pas avec eux, en tout cas.

— Abel, dit Mila en s'appuyant contre le tronc du tilleul, tu te souviens du premier jour où on s'est parlé ?

— Dans les toilettes, après ma crise, murmura Abel. Tu m'avais donné un mouchoir.

— Tu étais tellement... replié sur toi-même. Comme une huître fermée.

Abel sourit légèrement.

— Et toi, tu étais comme... comme un petit marteau-piqueur bienveillant. Tu as cassé ma coquille.

Mila éclata de rire.

— Un marteau-piqueur bienveillant ! J'adore ! Je vais noter ça dans mon carnet !

Ils restèrent silencieux un moment, écoutant les bruits de la cour qui se vidait peu à peu. Abel identifiait chaque son : les pas pressés des internes qui se dirigeaient vers le réfectoire, le claquement des portières des voitures de parents, le rire aigu de Charlotte, le moteur diesel du car de ramassage qui démarrait.

— Tu sais ce qui me plaît le plus maintenant ? dit Abel.

— Quoi ?

— Je n'ai plus peur du silence. Avant, quand personne ne me parlait, j'avais l'impression d'être invisible. Maintenant, le silence, c'est juste... du silence. Paisible.

Mila hocha la tête. Elle comprenait. Abel avait appris la différence entre être ignoré et choisir le calme.

— Et puis, ajouta-t-il, je ne suis plus jamais vraiment seul. Même quand vous n'êtes pas là, je sais que vous existez. C'est bizarre à expliquer, mais...

— Non, l'interrompit Mila. Je comprends parfaitement.

Au-dessus d'eux, une feuille de tilleul se détacha de sa branche. Elle descendit lentement, portée par un courant d'air invisible, dansant dans l'espace comme si elle hésitait entre tomber et s'envoler.

Abel et Mila la regardèrent tous les deux, fascinés. La feuille dorée tournoyait, remontait parfois, redescendait, semblait suspendue entre deux mondes.

— Elle ne veut pas atterrir, chuchota Mila.

— Elle profite du voyage, répondit Abel dans un souffle.

La feuille finit par se poser délicatement sur l'herbe, à quelques centimètres de leurs pieds.

— Tu crois qu'elle était prête ? demanda Mila.

— Je crois qu'elle a choisi son moment.

Ils échangèrent un regard complice. Pas besoin de mots pour comprendre qu'ils parlaient d'autre chose que de la feuille. Abel aussi avait choisi son moment. Il était prêt à exister, à sa façon, avec ses différences et ses richesses.

Le lendemain, en cours de français, Madame Rousseau proposa un exercice d'écriture libre sur le thème "Ce que j'ai appris cette année".

Abel hésita longuement, puis se mit à écrire :

"J'ai appris que mes oreilles qui entendent trop et mon nez qui sent tout ne sont pas des défauts, mais des particularités. J'ai appris qu'on peut être ami avec quelqu'un de très différent de soi. J'ai appris que partager ses bizarreries peut créer de la beauté.

J'ai appris que l'amitié, ce n'est pas forcément parler tout le temps. Parfois, c'est juste regarder ensemble une feuille qui danse dans le vent.

J'ai appris qu'exister, ce n'est pas être comme tout le monde. C'est être soi-même, avec courage."

Quand Madame Rousseau lui demanda s'il voulait lire son texte à voix haute, Abel regarda Mila. Elle lui fit un petit sourire encourageant.

— Oui, dit-il simplement.

Et pour la première fois de sa vie, Abel lut ses mots devant toute la classe, sans trembler, sans avoir honte. Sa voix était douce mais claire, et quand il eut terminé, le silence qui suivit n'était pas gênant. C'était un silence respectueux, admiratif même.

— Merci Abel, dit Madame Rousseau. C'était très beau.

Le soir, dans son carnet, Abel écrivit :

"Mercredi 8 novembre, 18h30. Aujourd'hui, j'ai lu mes mots devant toute la classe. Ma voix n'a pas tremblé. Mon cœur battait fort, mais c'était de l'émotion, pas de la peur.

Mila m'a dit après le cours que j'avais grandi. Pas en taille - je suis toujours le plus petit de la classe - mais en courage. Je crois qu'elle a raison.

Je ne suis pas devenu quelqu'un d'autre. Je suis toujours celui qui sursaute à la sonnerie, qui sent les orages arriver, qui entend les conversations à l'autre bout du couloir. Mais maintenant, je sais que c'est moi, et que moi, c'est bien.

L'amitié de Mila m'a appris quelque chose d'essentiel : on n'a pas besoin d'être parfait pour mériter d'être aimé. On a juste besoin d'être authentique.

Demain, on retourne sous notre tilleul. Il y aura sûrement d'autres feuilles qui danseront avant de tomber. Et nous, on les regardera en silence, complices dans notre façon différente de voir le monde."

Le lendemain après-midi, sous le grand tilleul du collège Jean-Baptiste Clément, Abel et Mila regardaient une nouvelle feuille trembler dans le vent. Elle hésitait au bout de sa branche, accrochée par un dernier fil de sève.

Un petit coup de vent la fit frémir. Elle se balança, résista, se balança encore.

Abel et Mila échangèrent un regard. Pas besoin de mots. Ils savaient tous les deux qu'ils assistaient à un petit miracle quotidien : une feuille qui apprend à lâcher prise, deux amis qui ont appris à exister ensemble.

La feuille finit par s'envoler, portée par une brise complice. Elle tourbillonna un instant au-dessus d'eux, comme un petit salut, avant de rejoindre ses sœurs sur le sol.

Abel sourit. Mila sourit aussi.

Ils étaient exactement là où ils devaient être.



FIN


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