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AzaliaBouvry
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Chapitre 6 : Mila, défenseuse des mondes invisibles

Cela faisait trois jours qu'Abel évitait Mila. Trois longs jours où elle le voyait arriver encore plus tôt le matin, se cacher dans des recoins impossibles pendant les récréations, et partir en courant dès que la dernière sonnerie retentissait.

Mila n'abandonnait pas. Chaque matin, elle laissait un petit mot sur la table d'Abel - "Salut, j'espère que tu vas bien", "J'ai trouvé une feuille qui fait un bruit rigolo", "Tu me manques". Abel les lisait - elle le voyait bien - mais il les glissait aussitôt dans son carnet sans jamais la regarder.

Le pire, c'était l'ambiance dans la classe. Depuis la crise de jeudi, Abel était devenu "le garçon bizarre". Les élèves ne l'embêtaient pas directement, mais ils chuchotaient sur son passage, détournaient le regard quand il arrivait, s'écartaient un peu quand il passait près d'eux.

"Il a un problème dans sa tête", avait dit Kevin à ses copains.

"Ma mère dit qu'il faut faire attention aux gens comme ça", avait ajouté Manon.

Et le plus dur pour Mila, c'est qu'elle voyait bien qu'Abel entendait tout. Ses oreilles si sensibles captaient chaque murmure, chaque remarque. Il se tassait de plus en plus sur sa chaise, devenait de plus en plus transparent.

Ce mercredi matin, Mila en avait assez. Elle arriva au collège avec une idée qui avait germé pendant toute la nuit. Une idée un peu folle, mais qui pourrait peut-être changer les choses.

Elle attendit la fin du cours de français et s'approcha du bureau de Madame Rousseau.

— Madame, est-ce que je peux vous parler ? C'est important.

Madame Rousseau leva les yeux de ses copies et remarqua l'expression déterminée de Mila.

— Bien sûr. De quoi s'agit-il ?

— C'est... c'est à propos d'Abel. Et de notre exposé sur les cinq sens.

Le visage de la professeure se fit plus attentif. Elle aussi avait remarqué le changement chez Abel depuis jeudi.

— Je t'écoute.

— Est-ce que... est-ce que je peux faire l'exposé toute seule ? Mais pas comme prévu. Je voudrais expliquer à la classe ce qui s'est passé jeudi. Pourquoi Abel a eu si peur. Et je voudrais leur montrer à quel point il perçoit des trucs extraordinaires.

Madame Rousseau fronça les sourcils.

— Mila, c'est très généreux de ta part, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Abel a vécu un moment difficile, et...

— Justement ! l'interrompit Mila. Tout le monde croit qu'il est fou ou dangereux ! Mais c'est pas vrai ! Il est juste... différent ! Et différent, c'est pas mal !

Sa voix s'était élevée malgré elle. Madame Rousseau lui fit signe de s'asseoir.

— Explique-moi ton idée plus calmement.

Mila respira un grand coup et s'assit face à la professeure.

— Abel, il entend et il sent des choses que nous on n'entend pas et on ne sent pas. C'est comme s'il avait des super-pouvoirs, mais à l'envers. Des fois, c'est trop pour lui. Jeudi, les garçons l'ont touché sans prévenir, et tout est devenu trop fort d'un coup. C'est pour ça qu'il a crié.

— Comment tu sais tout ça ?

— Parce qu'on a exploré le collège ensemble ! s'exclama Mila. Il m'a montré plein de trucs incroyables ! Les vibrations dans les murs, les odeurs qui changent avant la pluie, les bruits que font les différentes feuilles... C'est magique !

Madame Rousseau écoutait attentivement.

— Et tu voudrais partager tout ça avec la classe ?

— Oui ! Pour qu'ils comprennent qu'Abel n'est pas bizarre, il est... spécial ! Dans le bon sens ! Et peut-être qu'après, ils arrêteront de le regarder comme s'il était un extraterrestre.

La professeure réfléchit quelques instants.

— Et Abel ? Il est d'accord ?

Le visage de Mila s'assombrit.

— Il... il ne me parle plus. Il croit que je vais l'abandonner comme les autres. Mais moi, jamais ! C'est mon ami !

— Mila, dit doucement Madame Rousseau, je comprends tes intentions, mais je ne peux pas te laisser faire un exposé sur Abel sans son accord. Ce serait...

— Et si je lui demandais ? l'interrompit Mila. Et si j'arrivais à le convaincre ?

Madame Rousseau hésita.

— Si Abel est d'accord, et seulement s'il est d'accord, alors oui. Tu pourras présenter votre travail différemment. Mais il faut son autorisation claire, tu comprends ?

— Merci madame ! dit Mila en se levant d'un bond. Je vais lui parler !

Mais parler à Abel n'était pas si simple. Il l'évitait toujours, et dès qu'elle s'approchait, il partait en courant ou se cachait.

Finalement, Mila eut une idée. Elle écrivit une longue lettre qu'elle glissa dans le carnet d'Abel pendant qu'il était aux toilettes.

"Abel,

Je sais que tu ne veux plus me parler. Je sais que tu as honte de ce qui s'est passé jeudi. Mais moi, je n'ai pas honte de toi. Au contraire.

Jeudi, j'ai compris quelque chose d'important : ton monde, il est plus riche que le nôtre. Tu entends, tu sens, tu ressens des choses qu'on ne peut même pas imaginer. C'est pas une maladie, c'est un don.

Mais les autres, ils ne savent pas. Ils croient que tu es fou parce qu'ils ne comprennent pas. Et toi, tu te caches parce que tu as peur.

J'ai une idée. Je voudrais faire notre exposé, mais différemment. Je voudrais expliquer à la classe ce que tu vis, ce que tu perçois. Je voudrais leur montrer tes observations dans ton carnet (seulement si tu es d'accord). Je voudrais qu'ils comprennent que tu n'es pas bizarre, tu es extraordinaire.

Madame Rousseau a dit oui, mais seulement si tu es d'accord.

Réfléchis. On pourrait changer les choses. On pourrait faire que les gens te regardent différemment.

Ton amie (même si tu ne veux plus de moi), Mila

PS : J'ai gardé la petite pierre que tu n'as pas prise. Elle t'attend."

Le lendemain matin, Mila trouva un petit bout de papier sur sa table.

"D'accord, mais seulement les pages que je choisis. Et tu ne dis pas que je pleure parfois. A."

Mila sourit pour la première fois depuis une semaine. C'était un début !

Elle passa tout le week-end à préparer son exposé. Abel lui avait donné trois pages de son carnet - ses observations sur le tilleul, sur les bruits du collège, et sur les odeurs qui annoncent la pluie. C'étaient ses plus belles pages, celles où ses mots ressemblaient à de la poésie.

Le lundi matin, Abel était encore plus pâle que d'habitude. Il avait accepté l'exposé, mais Mila voyait bien qu'il était terrifié.

— Ça va bien se passer, lui chuchota-t-elle avant le cours.

Abel hocha la tête sans la regarder, tripotant son galet dans sa poche.

Quand Madame Rousseau annonça que Mila allait présenter seule son exposé sur les sens, toute la classe se tourna vers elle avec curiosité.

— Où il est, Abel ? demanda Tom. Il est malade ?

— Non, répondit Mila en se levant. Il est là. Et c'est justement de lui que je vais vous parler.

Un murmure parcourut la classe. Abel se tassa sur sa chaise, mais il ne partit pas. C'était déjà un miracle.

Mila se plaça devant le tableau, son carnet fleuri à la main.

— Notre exposé devait parler de l'ouïe, commença-t-elle. Mais en travaillant avec Abel, j'ai découvert quelque chose d'encore plus intéressant : il y a des gens qui entendent, qui sentent, qui ressentent le monde différemment de nous.

— Tu veux dire qu'ils sont sourds ? demanda Sarah.

— Non, pas sourds. Trop entendants, plutôt. Vous vous souvenez, jeudi dernier, quand Abel a eu peur dans la cour ?

Les élèves se regardèrent, mal à l'aise. Charlotte chuchota quelque chose à sa voisine.

— Il n'était pas devenu fou, continua Mila. Il a eu ce qu'on appelle une crise sensorielle. Ça arrive quand on reçoit trop d'informations d'un coup : trop de bruits, trop de mouvements, trop de contacts... Le cerveau, il n'arrive plus à trier, alors il panique.

— Comment tu sais ça ? demanda Maxime.

— Parce qu'Abel me l'a expliqué. Et parce qu'il m'a montré son monde. Vous voulez voir ?

Sans attendre la réponse, Mila ouvrit le carnet d'Abel à la première page qu'il avait choisie.

— Écoutez ce qu'Abel a écrit sur notre tilleul dans la cour : "Les feuilles du tilleul ne font pas toutes le même bruit quand le vent les agite. Les petites font 'frrou frrou', les grandes font 'whoush whoush'. Si je ferme les yeux, je peux deviner leur taille rien qu'au son."

La classe était silencieuse. Mila continua :

— "Une coccinelle rouge à sept points noirs s'est posée sur mon carnet. Elle explore les lettres comme si c'était un terrain de jeu. Ses antennes bougent sans arrêt."

— C'est beau, murmura Sarah, surprise.

— Et ça, c'est sur les bruits du collège, continua Mila. "Le néon au-dessus de nous grésille très doucement. Le radiateur sous la fenêtre fait un petit clic toutes les trente secondes environ. Charlotte tapote son ongle contre ses dents quand elle réfléchit."

Charlotte sursauta et porta la main à sa bouche.

— C'est vrai ! dit-elle. Je fais ça sans m'en rendre compte !

— Et sur la météo : "Le matin sent différent quand il va pleuvoir. L'air devient plus lourd, plus doux, avec une odeur de terre mouillée qui arrive avant même les nuages."

— Attends, dit Tom, il peut sentir la pluie avant qu'elle arrive ?

— Oui ! répondit Mila avec enthousiasme. Mardi dernier, il m'a dit qu'il allait pleuvoir, et une heure après, ça a commencé ! Il sent aussi ce que les gens ont mangé au petit-déjeuner rien qu'en les croisant !

Les élèves commençaient à regarder Abel avec curiosité plutôt qu'avec méfiance.

— Alors en fait, dit Julien lentement, Abel, il est comme... comme un détective des sens ?

— Exactement ! s'exclama Mila. Il perçoit des trucs qu'on ne peut même pas imaginer ! Mais des fois, c'est trop. Imaginez que vous entendiez tous les bruits en même temps : les conversations, les pas, les moteurs, les oiseaux, les néons... Tout mélangé, tout amplifié. Ça deviendrait vite insupportable, non ?

— Ouais, avoua Lucas. Ça rendrait dingue.

— Voilà ! dit Mila. C'est pour ça qu'Abel préfère le calme. C'est pour ça qu'il sursaute quand la sonnerie sonne. Et c'est pour ça qu'il a eu peur jeudi : trop de personnes, trop de bruits, trop de mouvements d'un coup. Son cerveau a dit "stop".

Madame Rousseau écoutait attentivement, impressionnée par la clarté de l'exposé de Mila.

— Est-ce qu'Abel veut ajouter quelque chose ? demanda-t-elle doucement.

Tous les regards se tournèrent vers le fond de la classe. Abel était rouge comme une tomate, mais il ne s'était pas sauvé. Il regarda Mila, puis la classe, puis murmura d'une voix à peine audible :

— C'est... c'est pas toujours facile. Mais Mila a raison. Je ne suis pas fou. Je suis juste... différent.

Un silence respectueux s'installa dans la classe.

— Cool, dit Tom finalement. En fait, c'est comme si tu avais des super-pouvoirs, mais version réelle !

— Moi je voudrais bien sentir la pluie avant qu'elle arrive, ajouta Sarah. C'est pratique !

— Et moi j'aimerais bien entendre tous les petits bruits cachés ! dit Maxime.

Abel esquissa un petit sourire. Pour la première fois depuis jeudi, il ne se sentait pas comme un monstre.

— Abel, demanda Charlotte, est-ce que tu peux nous apprendre ? Nous montrer ce que tu entends ?

Abel regarda Mila, qui lui fit un grand sourire encourageant.

— Peut-être, murmura-t-il. Si... si vous voulez vraiment.

— On veut ! dirent plusieurs voix en même temps.

Madame Rousseau sourit.

— Bravo Mila, pour cet exposé remarquable. Tu as réussi à nous faire découvrir quelque chose d'important : la diversité des façons de percevoir le monde. Et bravo à Abel pour son courage.

Quand la sonnerie retentit - Abel grimaça, mais moins fort que d'habitude - les élèves ne se précipitèrent pas vers la sortie. Plusieurs vinrent vers Abel.

— C'est vrai que tu entends la montre de la prof ? demanda Tom.

— Tu peux vraiment sentir ce qu'on a mangé ? voulut savoir Sarah.

Abel était dépassé par toute cette attention, mais c'était différent de jeudi. Cette fois, c'était de la curiosité bienveillante, pas de la moquerie.

Mila s'approcha de lui.

— Ça va ? chuchota-t-elle.

Abel hocha la tête, encore sous le choc.

— Merci, murmura-t-il. Personne n'avait jamais... jamais défendu mes bizarreries avant.

— C'est pas des bizarreries, répondit Mila fermement. C'est un don. Et un don, ça se partage !

Pour la première fois depuis longtemps, Abel sourit. Un vrai sourire.

Dans la cour, quelques élèves s'approchèrent encore de lui. Pas tous - certains restaient méfiants ou indifférents - mais c'était un début.

— Tu veux nous montrer le truc des feuilles ? demanda Julien sous le tilleul.

Abel regarda Mila, qui l'encouragea du regard.

— D'accord, dit-il doucement. Mais il faut faire silence et écouter vraiment.

Ce jour-là, dans la cour du collège Jean-Baptiste Clément, un petit groupe d'élèves découvrit que les feuilles d'un tilleul racontent des histoires différentes selon leur taille, que l'air change de goût avant la pluie, et qu'un garçon qu'ils croyaient bizarre était en réalité un explorateur de mondes invisibles.

Ce n'était qu'un début, mais c'était déjà beaucoup. Grâce à Mila, Abel commençait enfin à comprendre que ses différences pouvaient être des ponts vers les autres, et non des murs pour s'isoler.

"Lundi 2 octobre, 14h30. Mila a fait quelque chose d'incroyable aujourd'hui. Elle a transformé mes bizarreries en quelque chose de précieux. Pour la première fois, des élèves me regardent avec curiosité plutôt qu'avec peur.

Je ne sais pas si ça va durer, mais aujourd'hui, j'ai eu l'impression d'exister vraiment. Pas comme le garçon bizarre du fond de la classe, mais comme Abel, l'explorateur de sensations.

Mila avait raison : les richesses, ça se partage. Et l'amitié, c'est peut-être ça : quelqu'un qui transforme tes faiblesses en forces."


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