Le mardi matin, Abel arriva au collège avec quinze minutes d'avance. Il avait passé la nuit à réfléchir à leur exposé, et surtout à cette sensation nouvelle et troublante : pour la première fois, quelqu'un s'intéressait vraiment à son monde intérieur. Mila ne se contentait pas de l'écouter poliment, elle voulait comprendre, apprendre, partager.
Il s'installa sous le tilleul et sortit son carnet. Depuis quelques jours, ses observations avaient changé. Il ne se contentait plus de noter ce qu'il percevait, il essayait aussi d'imaginer comment l'expliquer à Mila, comment lui faire découvrir ces sensations qu'il était seul à connaître.
"Mardi 19 septembre, 7h45. Le matin sent différent quand il va pleuvoir. L'air devient plus lourd, plus doux, avec une odeur de terre mouillée qui arrive avant même les nuages. Les oiseaux changent aussi leur façon de chanter - plus aigu, plus pressé. Comment expliquer ça à Mila ?"
— Salut !
Il leva la tête. Mila arrivait en courant, son sac battant contre sa hanche, les joues rosies par l'effort. Elle s'effondra sur l'herbe à côté de lui, essoufflée mais souriante.
— J'ai couru depuis l'arrêt de bus ! dit-elle en reprenant son souffle. J'avais hâte de te retrouver ! J'ai plein de trucs à te raconter !
Abel referma son carnet et la regarda avec curiosité. Mila sortit son propre carnet, celui à la couverture fleurie, et l'ouvrit à une page couverte de notes et de petits dessins.
— Hier soir, j'ai fait comme tu m'as dit. J'ai exploré ma maison avec mes sens. Et tu sais quoi ? J'ai découvert des trucs incroyables !
Elle montra ses notes à Abel, les yeux brillants d'excitation.
— Regarde ! Ma chambre sent différent selon l'heure : le matin ça sent un peu la poussière et les draps, l'après-midi ça sent le soleil qui chauffe le bois de mon bureau, et le soir ça sent... comment dire... ça sent la journée qui finit.
Abel sourit. Elle commençait à percevoir ces nuances subtiles qu'il connaissait si bien.
— Et ça ! continua Mila en montrant un autre passage. Les escaliers de notre maison, chaque marche fait un bruit différent ! La troisième grince, la septième craque, et la dixième fait un son plus sourd parce qu'elle est juste au-dessus de la cave.
— C'est exactement ça ! dit Abel, tout content. Tu commences à entendre que les objets, ils sont pas tous pareils !
— Comment ça ? demanda Mila.
Abel rougit un peu. Il n'avait jamais expliqué ça à personne.
— Ben... pour moi, chaque truc a son... son caractère, quoi. Son bruit à lui, son odeur à lui. Comme si les objets, étaient un peu vivants.
Mila le regardait avec une attention fascinée.
— Montre-moi ! dit-elle. Maintenant, ici, montre-moi la personnalité des choses autour de nous !
Abel hésita, puis tendit la main vers l'écorce du tilleul.
— Touche, dit-il doucement.
Mila posa sa paume contre l'arbre, à côté de celle d'Abel.
— Ferme les yeux, continua-t-il. Qu'est-ce que tu sens ?
— C'est... rugueux. Et tiède. Il y a de la mousse par endroits, c'est tout doux.
— Oui, mais écoute avec tes doigts. Chaque creux, chaque bosse raconte quelque chose. Là, cette cicatrice, c'est peut-être une branche qui a cassé il y a des années. Et ici, cette partie plus lisse, c'est là que les écureuils grimpent le plus souvent.
Mila explorait l'écorce avec ses doigts, les yeux toujours fermés.
— Waouh ! dit Mila. C'est comme si l'arbre me racontait plein de trucs !
Elle rouvrit les yeux et regarda Abel, toute excitée.
— Comment tu fais ça ?
— J'sais pas trop, dit Abel en haussant les épaules. Ça a toujours été comme ça. Depuis que je suis petit, j'ai besoin de... de toucher les trucs pour les connaître. Ma maman, elle dit que quand j'étais bébé, je mettais tout dans ma bouche, pas pour manger, mais pour goûter le goût des choses.
Il s'interrompit, surpris d'avoir tant parlé de lui. Mais Mila l'écoutait avec une telle attention, sans jugement, que les mots sortaient naturellement.
— Et les odeurs ? demanda-t-elle. Tu sens des trucs bizarres aussi ?
Abel hocha la tête et renifla fort.
— Là, maintenant, je sens que Madame Lopez a bu un café avec du lait ce matin - elle passe toujours par ici vers cette heure-là, et ça reste sur les habits. Je sens aussi que quelqu'un a mangé une pomme pas loin, et... et il va pleuvoir bientôt !
— Il va pleuvoir ? dit Mila en regardant le ciel tout bleu. T'es sûr ?
— L'air, il change avant la pluie, expliqua Abel. Il devient plus... plus épais. Et ça sent la terre qui se réveille.
Mila inspira à son tour, essayant de percevoir ce qu'Abel décrivait.
— Je... je crois que je sens quelque chose ! dit-elle au bout d'un moment. C'est vrai que l'air est différent ! Plus lourd !
La sonnerie retentit, les faisant sursauter tous les deux. En se dirigeant vers les salles de cours, Mila continuait à poser des questions, fascinée par cet univers sensoriel qu'Abel lui révélait.
Pendant le cours de mathématiques, Abel remarqua que Mila jetait régulièrement des coups d'œil vers la fenêtre, guettant les signes de pluie annoncée. Vers 10h30, les premiers nuages apparurent, et à 10h45, les premières gouttes se mirent à tomber.
Mila se tourna vers lui avec un sourire émerveillé et lui fit un petit signe discret. Abel sentit une chaleur se répandre dans sa poitrine. Quelqu'un croyait en ses perceptions, quelqu'un faisait confiance à ses sens.
À la récréation, ils se réfugièrent sous le préau à cause de l'averse. Mila sortit son carnet et commença à noter leurs découvertes de la matinée.
— Pour l'exposé, dit-elle, on pourrait faire découvrir plein de trucs aux autres ! D'abord on parle des oreilles, et après on leur montre les autres sens !
— Tu... tu crois qu'ils vont avoir envie ? demanda Abel, pas très sûr.
— Bien sûr ! Qui a pas envie d'avoir des super-pouvoirs ?
Abel sourit malgré lui. Mila avait cette capacité à transformer ses particularités en qualités précieuses.
— Au fait, dit-elle, j'ai eu une idée ! Et si on visitait le collège ensemble après les cours ? Pour notre recherche ! On pourrait découvrir tous les secrets du bâtiment !
Ça faisait un peu peur à Abel, mais en même temps, il avait très envie de montrer son monde à Mila.
— D'accord, murmura-t-il. Si... si tu veux vraiment.
— Génial ! cria presque Mila. On se voit à 17h à l'entrée !
L'après-midi passa lentement. Abel avait du mal à se concentrer sur les cours, partagé entre l'excitation et l'angoisse de cette exploration à venir. En cours de sciences, Monsieur Durand parla justement de la perception sensorielle chez les animaux.
— Savez-vous que les chiens perçoivent des odeurs mille fois plus faibles que nous ? Et que certains oiseaux voient des couleurs que nous ne pouvons même pas imaginer ?
Abel leva timidement la main.
— Monsieur, est-ce que les humains peuvent avoir des sens plus développés que la normale ?
— Excellente question, Abel ! Effectivement, certaines personnes ont une sensibilité sensorielle particulièrement aiguë. On appelle cela l'hypersensibilité sensorielle. C'est un don, même si cela peut parfois être difficile à vivre.
Mila se tourna vers Abel avec un sourire complice. Un don. Pas une bizarrerie, un don.
À 17h précises, Abel attendait devant l'entrée du collège, son carnet sous le bras. La plupart des élèves étaient partis, et le bâtiment avait pris une atmosphère différente, plus calme, plus mystérieuse.
Mila arriva avec quelques minutes de retard, comme toujours.
— Pardon ! dit-elle essoufflée. J'ai dû expliquer à ma mère pourquoi je rentrais plus tard. Elle était inquiète.
— On n'est pas obligés de... commença Abel.
— Oh non ! l'interrompit Mila. J'ai vraiment envie de faire ça ! En plus, j'ai apporté ça !
Elle sortit de son sac un petit magnétophone numérique.
— On pourra enregistrer les sons que tu me fais découvrir ! Pour l'exposé !
Ils poussèrent la porte du collège. À cette heure, il n'y avait plus que quelques professeurs et le personnel d'entretien. Leurs pas résonnaient différemment dans les couloirs vides.
— Écoute, dit Abel en s'arrêtant au milieu du couloir principal. Le bâtiment respire différemment quand il n'y a plus d'élèves.
Mila tendit l'oreille. Effectivement, tous les bruits semblaient amplifiés et en même temps plus doux. L'écho de leurs voix, le ronronnement discret du chauffage, le tic-tac lointain de l'horloge de l'administration.
— C'est vrai ! murmura-t-elle. On dirait que le collège s'étire et se détend !
Ils explorèrent le rez-de-chaussée, Abel révélant à Mila les secrets sensoriels de chaque recoin. Près de la salle des professeurs, l'odeur persistante de café et de photocopies. Dans le couloir des sciences, les relents subtils de produits chimiques mélangés à l'odeur de craie.
— La craie ! s'exclama Mila. Tu m'as dit qu'elle avait une odeur particulière !
Ils se dirigèrent vers une salle de mathématiques où Monsieur Bertrand utilisait encore le tableau noir traditionnel. Abel ramassa un petit morceau de craie tombé au sol et le tendit à Mila.
— Sens, dit-il simplement.
Mila porta la craie à son nez et inspira.
— C'est... c'est doux et poussiéreux à la fois ! Et il y a quelque chose de... de minéral !
— Exactement ! dit Abel, ravi. Pour moi, ça sent l'école d’avant, les cours écrits à la main, les tablettes d'ardoise...
— C'est poétique ! dit Mila en enregistrant le bruit de la craie qui crisse sur le tableau. Tu as une façon de décrire les sensations... on dirait qu'elles racontent des histoires !
Ils montèrent au premier étage, découvrant que chaque marche de l'escalier avait effectivement sa propre sonorité, comme Mila l'avait observé chez elle. Abel lui montra comment les vibrations se propageaient différemment selon qu'on montait ou qu'on descendait.
— Mets ta main sur la rampe, dit-il.
Mila obéit, et Abel fit quelques pas sur les marches. Elle sentit les vibrations remonter le long du métal jusqu'à sa paume.
— C'est magique ! s'exclama-t-elle. Le bâtiment entier vibre !
— Oui ! Et quand un bus passe dans la rue, on peut le sentir jusqu'ici si on sait où poser les mains.
Comme pour illustrer ses propos, un bus passa justement devant le collège. Abel guida la main de Mila vers un point précis du mur, et elle sentit la vibration sourde du moteur diesel se propager dans la structure.
— Incroyable ! Tu es un détecteur humain !
Ils passèrent plus d'une heure à arpenter le collège, Abel révélant à Mila un monde invisible : les courants d'air qui circulaient entre les bâtiments, les variations de température selon l'exposition des salles, les échos particuliers de chaque espace.
Dans la cour, il lui fit découvrir que chaque arbre avait son propre bruissement.
— Le tilleul fait "frrou-frrou", expliqua-t-il. Le tilleul fait plutôt "chuchou-chuchou". Et le petit bouleau là-bas fait comme des applaudissements très doux.
Mila écoutait religieusement, son carnet à la main, notant tout avec des petits dessins pour accompagner les descriptions d'Abel.
— Et regarde, continua-t-il en se dirigeant vers un coin de la cour. Ici, il y a quelque chose de spécial. C'est toujours plus frais de deux ou trois degrés parce que c'est à l'ombre et qu’il y a de l'humidité.
— Comment tu sais ça ?
— Je le sens sur ma peau, dit Abel simplement. Et puis, regarde les plantes : elles sont plus vertes, plus fournies.
Mila s'agenouilla et toucha effectivement l'herbe plus épaisse, respira l'air légèrement plus humide.
— Tu as raison ! C'est comme un petit secret que le collège garde pour lui !
Au moment de repartir, alors qu'ils récupéraient leurs sacs près de l'entrée, Mila se tourna vers Abel avec une expression sérieuse.
— Tu sais, dit-elle en souriant, je crois que tu vois des trucs que personne d'autre ne voit. Tout ce que tu m'as montré aujourd'hui... c'est trop bien ! Tu rends les endroits normaux... magiques !
Abel sentit ses joues devenir toutes rouges. Jamais personne ne lui avait dit des trucs comme ça.
— Moi, continua Mila, j'ai toujours eu peur quand ça changeait. Quand mes parents ont divorcé, quand on a déménagé... j'avais l'impression que tout s'écroulait. Mais avec toi, j'apprends que les nouveaux endroits, ils ont plein de trucs cachés à découvrir. Ça me fait moins peur pour... pour après.
Elle hésita un peu, puis dit :
— J'aimerais qu'on continue à chercher des trucs ensemble. Pas juste pour l'exposé. Parce que... parce que j'aime bien voir le monde comme toi tu le vois.
Abel ne savait pas quoi dire. Quelque chose de chaud et de doux a commencé à grandir dans sa poitrine, comme une petite fleur qui s'ouvre. C'était un peu comme l'amitié, mais encore plus fort, encore plus spécial. C'était un sentiment nouveau, qu'il n'avait jamais eu avant.
— Moi aussi, murmura-t-il finalement. J'aime... j'aime partager tout ça avec toi.
En rentrant chez lui ce soir-là, Abel ouvrit son carnet à une page blanche et écrivit :
"Mardi 19 septembre, 19h30. Première exploration du collège avec Mila. Elle commence vraiment à percevoir ce que je perçois. Mieux que ça : elle comprend pourquoi c'est important pour moi. Elle ne trouve pas ça bizarre, elle trouve ça précieux.
Pour la première fois de ma vie, je ne me sens plus seul avec mes sensations. Mila les partage, les comprend, les rend meilleur avec sa propre façon de voir le monde. On dirait que mon don devient un cadeau que je peux offrir.
Demain, on va continuer à préparer l'exposé. Mais je crois que ce qu'on construit ensemble, c'est plus qu'un simple devoir scolaire. On est amis.
Je n'ai plus autant peur des gens."