Le vendredi matin arriva avec sa lumière dorée d'automne qui filtrait à travers les fenêtres de la salle 12. Abel était installé à sa place habituelle, son carnet ouvert devant lui, observant les petites particules de poussière qui dansaient dans les rayons de soleil. Il avait noté que ces particules suivaient toujours le même parcours, portées par les courants d'air invisibles de la classe.
"Vendredi 15 septembre, 8h20. La lumière du matin fait danser la poussière comme des petits confettis. Maxime pianote déjà - aujourd'hui le rythme est plus rapide, il doit être nerveux. Charlotte a changé de parfum, maintenant ça sent la rose. Mila arrive toujours avec deux minutes de retard, exactement."
Comme s'il l'avait appelée par la pensée, Mila poussa la porte de la classe, un peu essoufflée. Elle adressa un sourire à Abel en passant près de sa table, et il sentit ses joues chauffer légèrement. Depuis mercredi, elle venait toujours s'asseoir près de lui pendant les récréations, sous le tilleul. Elle parlait beaucoup, lui écoutait, et parfois il répondait quelques mots. C'était... différent. Pas désagréable.
Madame Rousseau entra avec sa pile habituelle de copies et de manuels. Elle avait l'air plus en forme que les jours précédents, Abel l'avait remarqué. Elle se frottait moins les tempes et son sourire semblait plus naturel.
— Bonjour tout le monde ! Aujourd'hui, nous allons commencer un nouveau projet qui va nous occuper pendant les deux prochaines semaines.
Abel leva les yeux de son carnet. Les "projets" l'angoissaient toujours. Généralement, ils impliquaient de parler devant la classe ou de travailler en groupe, deux choses qu'il détestait.
— Nous allons explorer le thème des cinq sens à travers un exposé que vous présenterez par binômes.
Le cœur d'Abel se serra. Un exposé. En binôme. Les deux choses qu'il redoutait le plus réunies dans un seul projet. Il commença instinctivement à caresser son galet dans sa poche.
— Vous devrez choisir un sens - la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût ou le toucher - et nous expliquer comment il fonctionne, mais aussi comment il influence notre perception du monde qui nous entoure. L'objectif n'est pas seulement de réciter une leçon de sciences, mais de nous faire comprendre l'importance de ce sens dans notre vie quotidienne.
Madame Rousseau écrivit les consignes au tableau de sa belle écriture ronde.
— Pour cela, vous devrez inclure des expériences sensorielles, des témoignages personnels, et pourquoi pas des créations artistiques - dessins, textes, musique... Laissez libre cours à votre créativité !
Abel sentit sa gorge se serrer. Témoignages personnels ? Créations artistiques ? Il qui avait déjà du mal à dire "bonjour" le matin...
— Maintenant, vous allez former vos binômes. Vous avez cinq minutes pour vous organiser.
Immédiatement, la classe s'agita. Les chaises grincèrent, les élèves se levèrent, se dirigèrent vers leurs amis habituels. Sarah se tourna vers Mathéo, Tom fit un signe à Julien, les filles de troisième rangée se regroupèrent...
Abel resta figé à sa place, le regard fixé sur son carnet. Il savait ce qui allait se passer. Tout le monde allait former des équipes avec ses amis, et lui resterait seul. Madame Rousseau finirait par lui attribuer quelqu'un, probablement un élève qui n'aurait pas trouvé de partenaire non plus. Ils feraient le travail chacun de son côté, se retrouveraient la veille pour assembler leurs parties, et l'exposé serait un désastre.
C'était toujours comme ça que ça se passait.
— Abel ?
Il sursauta. Mila se tenait devant sa table, son sac à l'épaule, un grand sourire aux lèvres.
— Tu veux qu'on travaille ensemble ?
Abel la regarda sans comprendre. Elle le choisissait ? Lui ? Alors qu'elle aurait pu faire équipe avec n'importe qui d'autre ?
— Tu... tu veux vraiment travailler avec moi ? balbutia-t-il.
— Bien sûr ! répondit Mila sans hésiter. En plus, je suis sûre que tu as plein d'idées géniales sur les sens. Tu observes tellement de choses que les autres ne voient pas...
Autour d'eux, Abel perçut des murmures. Il entendit Charlotte chuchoter à sa voisine : "Elle fait équipe avec Abel ? Mais elle le connaît même pas..." Et la réponse : "Ouais, c'est bizarre. Il parle jamais..."
Mila ne sembla rien entendre, ou alors elle s'en moquait. Elle attendait sa réponse, les yeux brillants d'enthousiasme.
— D'accord, murmura Abel. Si... si tu veux vraiment.
— Parfait ! s'exclama Mila en tirant une chaise pour s'asseoir à côté de lui. Alors, on choisit quel sens ?
Abel réfléchit quelques secondes. Tous les sens le fascinaient, mais il y en avait un qui l'attirait particulièrement...
— L'ouïe ? proposa-t-il timidement. J'aime bien... les sons. Les petits bruits que personne n'entend.
— L'ouïe ! répéta Mila avec enthousiasme. C'est parfait ! Moi j'adore la musique, et toi tu entends tous ces trucs incroyables... On va faire un super exposé !
Madame Rousseau frappa dans ses mains pour ramener le calme.
— Parfait, tout le monde a trouvé son binôme ? Excellent. Maintenant, vous allez avoir une semaine pour préparer votre exposé. Je vous laisse ce cours pour commencer vos recherches et organiser votre travail.
Elle distribua des fiches explicatives avec les critères d'évaluation et les ressources disponibles au CDI.
— N'hésitez pas à sortir du cadre traditionnel. Les exposés les plus réussis sont souvent ceux qui surprennent !
Mila se tourna vers Abel, les yeux pétillants.
— Alors, par quoi on commence ? Tu as des idées ?
Abel ouvrit son carnet à une page blanche et écrivit "L'OUÏE" en haut. Puis il hésita. Comment expliquer à Mila tout ce qu'il entendait, tout ce monde sonore qu'il explorait chaque jour ?
— Je... j'entends beaucoup de choses que les autres n'entendent pas, dit-il doucement. Des petits bruits, des rythmes cachés... Mais je sais pas si c'est intéressant pour un exposé.
— Bien sûr que c'est intéressant ! protesta Mila. Justement, c'est ça qui va rendre notre exposé unique ! Montre-moi.
— Maintenant ? Ici ?
— Pourquoi pas ? dit Mila en regardant autour d'elle. Qu'est-ce que tu entends en ce moment que moi je n'entends pas ?
Abel ferma les yeux et tendit l'oreille. Petit à petit, il fit abstraction des bruits évidents - les conversations des autres élèves, le grincement des chaises, les pas dans le couloir - pour se concentrer sur les sons plus subtils.
— Le néon au-dessus de nous grésille très doucement, chuchota-t-il. Et le radiateur sous la fenêtre fait un petit clic toutes les trente secondes environ. Et... et Charlotte tapote son ongle contre ses dents quand elle réfléchit.
Mila écouta attentivement, les yeux fermés elle aussi.
— C'est incroyable ! murmura-t-elle au bout d'un moment. Maintenant que tu le dis, j'entends le néon ! Et le radiateur ! Comment tu fais pour remarquer tout ça ?
— Je sais pas... ça vient tout seul. Depuis tout petit, j'entends les petits bruits. Ma maman dit que j'ai les oreilles d'un chat.
Abel rougit en réalisant qu'il avait parlé de sa mère. Il ne parlait jamais de sa famille aux autres.
Mila sourit avec douceur.
— C'est un super pouvoir ! dit-elle. Tu te rends compte ? Tu perçois un monde que la plupart des gens ne connaissent même pas !
Elle nota dans son carnet : "Abel entend les sons cachés - néon, radiateur, ongle sur dents. Monde sonore invisible pour la plupart des gens."
— Et toi ? demanda Abel, curieux malgré lui. Qu'est-ce que tu entends de spécial ?
Mila réfléchit un instant.
— Moi, j'entends plutôt... les émotions dans les voix. Par exemple, quand maman me dit que tout va bien, je l'entends dans sa voix que c'est pas vrai. Ou quand les gens rient, je sais si c'est un vrai rire ou un rire pour faire semblant.
Elle eut un petit sourire triste.
— Des fois, j'aimerais bien pas entendre ça. C'est pas toujours agréable de savoir ce que les gens ressentent vraiment.
Abel hocha la tête. Il comprenait cette sensation d'entendre trop, de percevoir ce qui dérangeait.
— On pourrait en parler dans l'exposé, suggéra-t-il. Les différentes façons d'écouter...
— Oui ! s'enthousiasma Mila. Et on pourrait faire des expériences ! Faire fermer les yeux aux autres élèves et leur faire deviner des sons, ou...
Elle s'interrompit en voyant l'expression paniquée d'Abel.
— Ou pas, dit-elle rapidement. On peut faire autrement. L'important, c'est de montrer à quel point l'ouïe est riche et complexe.
La sonnerie retentit - Abel grimaça comme d'habitude - et Madame Rousseau rappela les consignes pour la semaine suivante.
— Nous nous retrouvons lundi prochain pour faire le point sur vos recherches. D'ici là, explorez votre sujet, prenez des notes, commencez à imaginer votre présentation !
Pendant la récréation, Mila et Abel se retrouvèrent sous leur tilleul habituel. Mila avait apporté une petite radio portable.
— J'ai eu une idée, dit-elle en s'asseyant sur l'herbe. Et si on commençait par explorer ensemble ? Tu peux m'apprendre à entendre comme toi ?
— Je... je sais pas si ça s'apprend, dit Abel en s'installant à côté d'elle.
— On peut essayer ! Regarde, je vais mettre de la musique, et tu vas me dire ce que tu entends que moi je n'entends pas.
Elle alluma la radio. Une chanson douce se mit à jouer, un air qu'Abel ne connaissait pas.
— Ferme les yeux, dit Mila. Et dis-moi tout ce que tu entends.
Abel ferma les yeux et écouta attentivement.
— La voix principale, bien sûr, murmura-t-il. Mais il y a aussi une voix plus grave en arrière-plan, presque inaudible. Et... et un instrument que je reconnais pas, qui fait comme des petites gouttes d'eau. Et la respiration du chanteur entre les phrases.
Mila écoutait, fascinée.
— C'est fou ! Je n'entendais que la mélodie principale ! Maintenant que tu le dis, j'entends les autres couches...
Ils passèrent le reste de la récréation à décortiquer différentes chansons, Abel révélant les subtilités cachées, Mila apprenant à écouter autrement. Elle prenait des notes dans son carnet fleuri, dessinant parfois de petites ondes sonores pour accompagner ses mots.
— Tu sais quoi ? dit Mila en rangeant la radio. Je crois qu'on va faire l'exposé le plus original de la classe !
L'après-midi, ils eurent cours de sciences avec Monsieur Durand. Comme par hasard, le professeur aborda justement le chapitre sur les sens.
— L'oreille humaine peut percevoir des sons entre 20 et 20 000 hertz environ, expliquait-il en montrant un schéma au tableau. Mais notre cerveau filtre la plupart des informations sonores pour ne garder que celles qui lui semblent importantes.
Abel leva timidement la main. Monsieur Durand eut l'air surpris - Abel ne participait jamais.
— Oui, Abel ?
— Est-ce que... est-ce que certaines personnes filtrent moins que d'autres ? demanda-t-il d'une voix à peine audible.
— Excellente question ! Effectivement, nous n'avons pas tous la même sensibilité auditive. Certaines personnes perçoivent des sons que d'autres n'entendent pas, soit parce que leurs oreilles sont plus sensibles, soit parce que leur cerveau traite différemment les informations sonores.
Mila se tourna vers Abel avec un grand sourire et lui fit un clin d'œil discret.
Après le cours, elle le rattrapa dans le couloir.
— Tu as vu ? Même le prof confirme que tu as un don ! dit-elle, excitée. Il faut absolument qu'on intègre ça dans notre exposé !
Le soir, chez lui, Abel ouvrit son carnet à une page blanche et commença à réfléchir à leur projet. Pour la première fois depuis longtemps, un devoir scolaire l'enthousiasmait.
"Vendredi 15 septembre, 19h30. Premier jour de travail sur l'exposé avec Mila. Elle veut que je lui apprenne à entendre comme moi. C'est étrange, personne ne s'était jamais intéressé à ma façon d'écouter le monde. D'habitude, les gens trouvent ça bizarre.
Mila entend les émotions dans les voix. Moi j'entends les petits bruits cachés. Peut-être qu'ensemble on peut montrer que l'ouïe, c'est pas juste entendre, c'est comprendre."
Le week-end, Abel se surprit à écouter le monde avec encore plus d'attention que d'habitude. Dans le jardin de sa grand-mère, il découvrit que les fourmis faisaient un minuscule bruit en marchant sur les feuilles sèches - comme des pas de souris microscopiques. Il nota tout dans son carnet, impatient de partager ces découvertes avec Mila.
Le lundi matin, elle l'attendait près de l'entrée du collège, son carnet fleuri sous le bras et un grand sourire aux lèvres.
— Abel ! J'ai passé le week-end à écouter tout ce qui m'entoure ! Tu ne peux pas savoir tout ce que j'ai découvert !
Ils se dirigèrent vers leur classe en comparant leurs observations. Mila avait noté les différents types de pas dans la rue, les variations dans le chant des oiseaux selon l'heure, les nuances dans la voix de sa mère au téléphone avec différentes personnes.
— C'est comme si tu m'avais donné une nouvelle paire d'oreilles ! dit-elle en riant.
En cours de français, Madame Rousseau demanda à chaque binôme de faire un point rapide sur l'avancement de son travail. Quand vint leur tour, Mila prit la parole avec assurance.
— Abel et moi, nous travaillons sur l'ouïe. Nous avons découvert qu'il y a plein de façons différentes d'écouter le monde, et que chaque personne entend des choses que les autres n'entendent pas.
— Intéressant ! dit Madame Rousseau. Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Mila se tourna vers Abel, l'encourageant du regard. Il prit une grande inspiration et murmura :
— En ce moment... en ce moment, j'entends le bruit que fait votre montre quand la seconde passe. Et... et le froissement du papier quand Maxime tourne les pages de son cahier.
La classe devint silencieuse, tout le monde tendant l'oreille pour essayer d'entendre ces sons subtils.
— Extraordinaire ! s'exclama Madame Rousseau. Vous voyez ? Nous partageons tous le même environnement sonore, mais nous ne l'interprétons pas de la même façon !
Abel sentit ses joues s'empourprer, mais cette fois, ce n'était pas de honte. C'était... de fierté ?
Après le cours, plusieurs élèves vinrent les voir. Tom leur demanda s'ils pouvaient lui apprendre à mieux écouter, Sarah voulait savoir si Abel entendait vraiment la montre de la prof.
— On va avoir du succès ! chuchota Mila à Abel pendant qu'ils répondaient aux questions. Notre exposé va être génial !
Pour la première fois depuis longtemps, Abel avait hâte de présenter un travail devant la classe. Avec Mila à ses côtés, et son monde sonore à partager, il commençait à croire que tout était possible.
"Lundi 18 septembre, 12h30. Première présentation de notre projet devant la classe. Les autres élèves se sont intéressés à ce que j'entends. Mila m'a donné confiance. Peut-être que ce que je perçois n'est pas si bizarre que ça. Peut-être que c'est juste... différent. Et différent, ça peut être précieux."