— Alors, c'est elle ? La fameuse Althea Marlow ?
La voix nasillarde traversa le pont comme une mouette criarde, attirant l'attention d'Althea qui frottait le bois avec une brosse rude, ses mains encore liées par une longe attachée au mât. Trois jours s'étaient écoulés depuis sa capture, et Mira Belleville avait décidé que si sa prisonnière devait rester à bord, elle travaillerait comme le reste de l'équipage.
Althea leva les yeux vers l'homme qui l'observait. Grand et mince, avec un visage étroit dominé par un nez aquilin, il portait des vêtements trop élégants pour un pirate ordinaire – une veste de brocart élimée mais autrefois coûteuse, un foulard de soie autour du cou. Ses doigts, ornés de plusieurs bagues, tapotaient impatiemment la rambarde.
— Je m'attendais à quelque chose de plus... impressionnant. poursuivit-il, ses lèvres s'étirant en un fin sourire qui n'atteignait pas ses yeux froids.
Althea continua son travail sans répondre, habituée déjà aux provocations de l'équipage. Mais l'homme ne semblait pas disposé à abandonner si facilement.
— On raconte que vous avez trahi la marine royale. glissa-t-il en s'approchant. Que vous avez vendu des secrets à l'ennemi. Que vous avez mené votre propre équipage à la mort.
Ses mains se crispèrent sur la brosse, ses articulations blanchissant sous la tension.
— Vous ne devriez pas croire tout ce qu'on raconte, monsieur... ? répondit-elle, sa voix contrôlée mais glaciale.
— Edmond Blackwood, se présenta-t-il avec une courbette moqueuse. Premier officier du Tempête Noire et conseiller personnel de notre estimée capitaine.
Premier officier… pensa Althea Cela expliquait son arrogance et ses airs de grandeur. Dans la hiérarchie d'un navire pirate, il n'était second que par rapport à Mira elle-même.
— Eh bien, Monsieur Blackwood, poursuivit Althea, d’un ton faussement léger en reprenant son nettoyage. Vos sources d'information laissent à désirer.
Le sourire de l'homme s'effaça. Il s'apprêtait à répliquer quand une ombre massive s'interposa entre eux.
— La capitaine veut la voir. grogna Karim, le géant qui avait accueilli Althea à son réveil trois jours plus tôt. Maintenant.
Blackwood sembla contrarié par cette interruption, mais s'écarta avec un dernier regard venimeux vers Althea.
— Nous n'avons pas fini notre conversation, Mademoiselle Marlow.
— J’en frémis d'impatience… murmura Althea tandis que Karim détachait sa longe du mât.
— Tu ne devrais pas te faire d'ennemis ici. conseilla Karim à voix basse alors qu'il la guidait vers la cabine de la capitaine. Surtout pas Blackwood.
Althea s'arrêta net, les yeux fixés sur le colosse. C'était la première fois qu'il lui adressait plus de deux mots à la suite, et un véritable souci semblait transparaître sous son impassibilité habituelle.
— Pourquoi vous souciez-vous de ce qui pourrait m'arriver ? demanda-t-elle, la surprise teignant sa voix. Karim haussa ses épaules massives, son regard balayant brièvement le pont avant de revenir sur elle.
— J'aime pas les requins qui s'attaquent aux poissons attachés. Pas de sport là-dedans.
Avant que Althea ne puisse répondre, ils étaient arrivés devant la porte de la cabine principale. Karim frappa trois coups secs.
— Entrez ! ordonna la voix désormais familière de Mira Belleville.
La cabine du capitaine était bien plus spacieuse que celle où Althea avait été détenue. Des fenêtres en arcade laissaient entrer la lumière dorée du soleil couchant, illuminant une table massive couverte de cartes et d'instruments de navigation. Des étagères croulaient sous le poids de livres et d'objets exotiques rapportés de contrées lointaines. Dans un coin, un perroquet aux plumes écarlates somnolait sur son perchoir.
Mira était penchée sur la table, examinant une carte avec une loupe. Elle ne leva pas les yeux à leur entrée.
— Tu peux nous laisser, Karim. énonça-t-elle sans détour, toujours concentrée sur son travail.
Le géant s'inclina légèrement et sortit, refermant la porte derrière lui. Le cliquetis de la serrure résonna dans le silence qui suivit.
Pendant plusieurs minutes, Mira continua d'étudier sa carte, ignorant délibérément la présence d'Althéa. Une tactique d'intimidation simple mais efficace, lui rappelant qu'elle n'était pas assez importante pour mériter son attention immédiate.
Finalement, Mira se redressa, reposant sa loupe avec un soupir.
— Trois jours, dit-elle en se tournant enfin vers Althea. Trois jours que vous nettoyez mon pont, et pas une fois vous n'avez demandé à me voir pour discuter de ma proposition.
— J'étais occupée à réfléchir. répondit Althea.
— Et avez-vous atteint une conclusion ? s'enquit-elle
Au lieu de répondre directement, Althea fit un pas vers la table.
— Puis-je ? demanda-t-elle en indiquant la carte.
Après un moment d'hésitation, Mira acquiesça.
Althea s'approcha et examina le document. C'était une carte des mers du sud, mais imprécise et pleine d'erreurs que son œil exercé repéra immédiatement.
— Cette carte est fausse. déclara-t-elle. Ce récif n'existe pas, cette île est trop au nord, et ce passage entre les deux archipels est bien plus étroit en réalité. Si vous naviguez en vous fiant à ça, vous finirez par vous échouer.
Mira la considéra avec un mélange d'irritation et de curiosité.
— C'est la meilleure carte disponible de cette région.
— Non. corrigea Althea avec assurance. C'est la meilleure carte commercialisée de cette région. Les véritables cartes sont gardées par la marine royale.
— Les cartes que vous avez volées avant de déserter ?
Althea se raidit.
— Je n'ai pas déserté. J'ai été chassée. Il y a une différence.
Un silence lourd s'installa entre elles. Mira l'observait avec une intensité qui mettait Althea mal à l'aise, comme si elle essayait de déchiffrer un texte écrit sur son visage.
— Pourquoi la marine royale chasserait-elle l'une de ses officiers les plus prometteuses ? demanda finalement Mira. L'héritière de la légendaire Helena Marlow, de surcroît ?
La mention du nom de sa mère fut comme un coup au cœur pour Althea.
— Vous semblez bien informée sur ma famille.
— Je me tiens au courant des personnes qui pourraient m'être utiles, répondit simplement Mira.
Elle s'approcha d'une armoire et en sortit une bouteille et deux verres.
— Du rhum des îles Corail. Rare et précieux. Comme les informations que je voudrais obtenir de vous.
Elle versa le liquide ambré dans les deux verres et en tendit un à Althea, qui hésita avant de le prendre. Mira leva son verre dans un toast silencieux et but une gorgée. Après un moment, Althea l'imita.
Le rhum était doux et complexe, avec des notes de vanille et d'épices qui se déployaient sur la langue. Un luxe qu'Althea n'avait pas goûté depuis des années.
— Reprenons depuis le début, proposa Mira, s'appuyant contre sa table. Ce médaillon appartenait à votre mère, n'est-ce pas ?
Althea considéra ses options. Le mensonge ne la mènerait nulle part, Mira semblait déjà en savoir trop. Une vérité partielle, alors.
— Oui, admit-elle. C'est le dernier objet qu'elle m'a laissé avant de... disparaître.
— Disparaître, répéta Mira. Pas mourir. Intéressant.
Elle sortit le médaillon de sa poche et le fit tourner entre ses doigts, observant comment la lumière jouait sur les pierres bleues.
— La légende dit qu'Helena Marlow a découvert quelque chose lors de sa dernière expédition. Quelque chose qui l'a changée. J'ai entendu des légendes sur un temple caché, des histoires que ma grand-mère me racontait, des contes sur un pouvoir ancien et un médaillon lié aux étoiles.
Mira fixa Althea droit dans les yeux.
— Je crois que ce médaillon est lié à cette découverte. Et je crois que vous le savez.
Althea but une autre gorgée de rhum, gagnant du temps pour ordonner ses pensées.
— Ce que je sais, c'est que ma mère était une femme compliquée avec beaucoup de secrets. Ce médaillon en est un. Et oui, il pourrait mener à quelque chose de valeur.
— Mais ? demanda Mira, sentant la réticence d'Althéa.
— Mais ce n'est pas un simple trésor, poursuivit-elle. Ma mère a payé un prix terrible pour cette connaissance. Et elle a fait en sorte que seule sa fille puisse suivre ses traces, si elle le choisissait.
— Que voulez-vous dire ?
Althea tendit la main.
— Donnez-moi le médaillon, et je vous montrerai.
Après une hésitation, Mira le lui remit, mais garda sa main à proximité de son pistolet, un avertissement silencieux.
Althea tint le médaillon dans sa paume et, sous le regard attentif de Mira, pressa les pierres bleues dans un ordre précis. Un déclic à peine audible se fit entendre, et le médaillon s'ouvrit comme une fleur, révélant un mécanisme complexe à l'intérieur. Au centre, une aiguille minuscule pivota avant de s'immobiliser, pointant vers Althea.
— Un compas ? s'étonna Mira, se penchant pour mieux voir.
— Pas exactement, expliqua Althea. C'est plus... personnel. Cette aiguille ne pointe pas vers le nord, mais vers le sang des Marlow. Ma mère l'a conçu ainsi pour que seule sa lignée puisse trouver ce qu'elle a caché.
Pour prouver son point, elle tendit le médaillon à Mira. Dès que l'objet quitta sa main, l'aiguille commença à tourner de façon erratique, comme affolée.
— Vous voyez ? Sans moi, ce médaillon n'est qu'un joli bijou.
Mira récupéra le médaillon, son visage trahissant sa frustration devant cette complication inattendue.
— Cela ne change rien. Vous me guiderez vers ce trésor, que vous le vouliez ou non.
— Ce n'est pas si simple, répliqua Althea. Le médaillon n'est qu'une partie du puzzle. Il y a des cartes stellaires à déchiffrer, des indices à suivre. Ma mère n'a rien laissé au hasard.
Elle reprit une gorgée de rhum, sentant l'alcool lui donner du courage.
— Mais j'accepte votre proposition. Je vous guiderai... à une condition.
Mira arqua un sourcil, méfiante.
— Vous n'êtes pas en position d'imposer des conditions, Lieutenant.
— Au contraire, rétorqua Althea. Vous avez besoin de moi vivante et coopérative. Sans ça, vous n'obtiendrez jamais ce que vous cherchez.
Mira resta silencieuse un moment, ses yeux gris scrutant Althea comme pour évaluer sa détermination.
— Quelle est votre condition ? demanda-t-elle finalement.
— Le médaillon me revient une fois que nous aurons trouvé ce que nous cherchons. Quoi qu'il arrive.
Mira émit un petit rire incrédule.
— C'est tout ? Pas votre liberté ? Pas une part du trésor ?
— Ma liberté, je la reprendrai tôt ou tard, répondit Althea avec une assurance tranquille. Quant au trésor... ce n'est pas l'or qui m'intéresse.
Cette déclaration sembla intriguer Mira davantage. Elle s'approcha d'Althéa, la dominant de quelques centimètres, son visage si proche que l'ex-lieutenant pouvait sentir son souffle chaud contre sa joue.
— Qu'est-ce qui vous intéresse alors, Althea Marlow ? Qu'est-ce qui pousse une femme comme vous à risquer sa vie dans les eaux les plus dangereuses du monde ?
Althea soutint son regard sans ciller.
— La vérité. Sur ma mère. Sur sa disparition. Sur ce qu'elle a découvert.
Pendant un long moment, les deux femmes s'affrontèrent du regard, chacune jaugeant la détermination de l'autre. Puis, avec un léger mouvement de tête, Mira recula.
— Très bien, concéda-t-elle. Le médaillon vous reviendra, une fois notre... expédition terminée. Vous avez ma parole.
— La parole d'une pirate, commenta Althea avec un sourire ironique.
— La parole de Mira Belleville, corrigea la capitaine, son ton soudain solennel. Qui vaut plus que l'or pour ceux qui me connaissent vraiment.
Un coup sec à la porte interrompit leur conversation.
— Entrez ! ordonna Mira.
La porte s'ouvrit sur Edmond Blackwood, dont le visage s'assombrit à la vue d'Althea, un verre de rhum précieux à la main, conversant avec sa capitaine comme une égale.
— Navire en vue, Capitaine, annonça-t-il froidement. Pavillon de la marine royale d'Avaloria.
Le sang d'Althea se glaça dans ses veines. La marine royale. Ceux-là mêmes qui l'avaient déclarée traîtresse et chassée comme une criminelle.
— Distance ? demanda Mira, son attitude changeant instantanément, l'hôtesse courtoise laissant place à la commandante implacable.
— Six milles au sud-est. Ils semblent suivre notre cap.
Mira se tourna vers la fenêtre, scrutant l'horizon.
— Sont-ils seuls ?
— Pour l'instant, oui.
— Bien, elle se tourna vers Althea, son visage soudain dur et calculateur. Il semble que notre partenariat commence plus tôt que prévu, Lieutenant. La question est : puis-je vous faire confiance face à vos anciens camarades ?
Althea sentit le poids de son regard et de sa question. La marine royale – ses anciens frères d'armes, devenus ses bourreaux potentiels. Son passé qui la rattrapait comme une vague de fond.
— La marine m'a trahie avant que je ne la trahisse, répondit-elle lentement. Ils m'ont pris tout ce que j'avais. Ma carrière. Ma réputation.
Sa main se resserra involontairement autour de son verre.
— Presque tout.
Elle leva les yeux vers Mira.
— Je ne leur dois rien.
Un sourire froid étira les lèvres de la capitaine.
— Parfait. Dans ce cas, j'ai une proposition à vous faire.
Elle se tourna vers Blackwood.
— Faites préparer le navire pour la manœuvre de l'île fantôme. Nous allons leur montrer pourquoi on nous appelle le Tempête Noire.
Le premier officier s'inclina et sortit rapidement, non sans jeter un dernier regard suspicieux à Althea.
— L'île fantôme ? interrogea cette dernière.
Mira lui adressa un sourire énigmatique.
— Une petite spécialité de notre navire. Mais pour qu'elle fonctionne parfaitement, j'aurai besoin de vos talents de navigatrice.
Elle s'approcha d'une armoire verrouillée, sortit une clé de son cou et l'ouvrit, révélant une collection d'instruments de navigation d'une qualité exceptionnelle.
— Montrez-moi ce dont la marine royale s'est privée en vous chassant, Lieutenant Marlow.
Althea considéra la situation. Aider des pirates à échapper à la marine... Si elle avait encore eu le moindre doute sur la réalité de sa disgrâce, il se serait évanoui à cet instant.
— J'aurais besoin de mes mains, dit-elle en levant ses poignets encore liés.
Sans hésitation, Mira tira un poignard de sa ceinture et trancha les liens d'un geste précis.
— Ne me donnez pas de raison de le regretter.
Althea massa ses poignets endoloris.
— Je n'ai aucune envie de retomber entre les mains de la marine. Nos intérêts sont alignés... pour l'instant.
— Pour l'instant, répéta Mira, comme si ces mots contenaient une promesse et une menace à la fois.
Sur le pont, l'équipage s'activait déjà, préparant le navire pour cette mystérieuse manœuvre de — l'île fantôme — . Althea suivit Mira à l'extérieur, sentant l'air marin emplir ses poumons. Le ciel était d'un bleu parfait, sans un nuage à l'horizon, un contraste saisissant avec la tempête qui avait marqué sa capture.
À la poupe du navire, elle aperçut un point blanc au loin – la voile du navire de la marine qui les poursuivait. Une vague de souvenirs l'assaillit : l'uniforme impeccable qu'elle avait porté avec tant de fierté, les amitiés forgées au fil des missions, la confiance absolue de son capitaine...
Et puis la trahison. Les accusations. Le procès à huis clos. La sentence.
Althea serra les poings. Non, elle ne devait plus rien à ces gens. Si elle devait s'allier temporairement avec des pirates pour découvrir la vérité sur sa mère et laver son nom, qu'il en soit ainsi.
— Prête à faire danser les vagues, Lieutenant ? demanda Mira à ses côtés, un éclat presque joyeux dans ses yeux à l'approche du danger.
Malgré elle, Althea sentit un frisson d'excitation la parcourir. Son cœur battait plus fort, non plus de peur, mais d'adrénaline pure, d'une étrange hâte à se jeter dans l'inconnu.
— Montrez-moi cette fameuse manœuvre, Capitaine.
Et alors que le Tempête Noire virait de bord pour faire face à son poursuivant, Althea Marlow réalisa qu'elle venait peut-être de franchir un point de non-retour. Mais pour la première fois depuis longtemps, elle avançait vers quelque chose plutôt que de fuir.
Vers la vérité. Vers son passé. Et peut-être, vers un avenir qu'elle n'aurait jamais imaginé.