La manœuvre de “l'île fantôme” s'avéra être bien plus qu'un simple stratagème maritime, c'était une démonstration de magie technologique qui laissa Althea bouche bée malgré ses années d'expérience en mer.
Le Tempête Noire pivota avec une agilité surprenante pour un navire de cette taille, se dirigeant droit vers un banc de brume qui semblait surgir de nulle part dans le ciel clair. À mesure qu'ils s'enfonçaient dans ce voile laiteux, Althea comprit la supercherie ingénieuse : des réservoirs spéciaux dissimulés dans la coque du navire libéraient une brume artificielle, créant l'illusion d'un banc de brouillard naturel.
— Impressionnant, n'est-ce pas ? murmura Mira, qui observait les réactions d'Althea depuis la barre. Une invention de notre ingénieur, combinant des essences minérales et des sels marins. Complètement inoffensive, mais terriblement efficace pour disparaître.
Althea hocha lentement la tête, les mâchoires serrées d'appréhension.
— Et maintenant ?
— Maintenant, nous devenons l'île.
Sur un ordre de Mira, l'équipage déploya des voiles de camouflage spéciales, teintées pour ressembler à de la roche volcanique vue de loin. De faux arbres furent rapidement montés sur le pont, créant l'illusion d'une petite île boisée lorsqu'observée à distance.
— Ces eaux sont parsemées d'îlots non cartographiés, expliqua Mira tandis qu'Althea calculait rapidement leur position sur une carte marine.
— Un de plus ou de moins ne surprendra pas un capitaine de la marine royale suffisamment pour qu'il interrompe sa poursuite.
— Sauf si ce capitaine est particulièrement méticuleux, objecta Althea. Ou s'il a lui-même cartographié la région.
Un sourire en coin étira les lèvres de Mira.
— C'est là que vos talents entrent en jeu, Lieutenant. Où devrions-nous nous positionner pour que notre 'île' semble la plus naturelle possible ?
Althea scruta la carte, croisant instinctivement les données géologiques avec les courants dominants et les schémas d’érosion caractéristiques. Chaque détail devenait une hypothèse, chaque contour une possibilité.
— Ici, indiqua-elle en pointant un endroit précis. À l'intersection de ces deux courants. C'est un emplacement logique pour un îlot volcanique récent. De plus, le soleil sera dans les yeux de nos poursuivants lorsqu'ils atteindront ce point, rendant notre illusion encore plus convaincante.
Mira la considéra avec un regard qui dépassait le simple respect professionnel, une lueur d'intérêt s'allumant dans ses yeux tandis qu'elle ordonnait :
— Karim, cap sur les coordonnées indiquées par le Lieutenant Marlow.
Le géant acquiesça et ajusta la barre avec une précision étonnante pour un homme de sa stature.
— Et maintenant, nous attendons, dit Mira en croisant les bras.
L'attente ne fut pas longue. Moins d'une heure plus tard, la silhouette du navire de la marine royale apparut à l'horizon, ses voiles blanches gonflées par le vent favorable.
L’équipage du Tempête Noire resta parfaitement immobile, chacun à son poste, prêt à reprendre la navigation au premier signal. Althea, positionnée près de Mira à la poupe, sentit son cœur s’accélérer en reconnaissant le pavillon noir et or qui se dessinait à l’horizon.
— Le Vigilant, murmura-t-elle. Capitaine Edgard Hargrove.
Mira lui jeta un regard inquisiteur, sans un mot.
Althea resta un instant figée, les yeux fixés sur le navire qui approchait.
— Un homme intelligent, rigoureux… et entièrement dévoué au code militaire, reprit-elle, la gorge serrée.
Elle inspira lentement.
— C’était… mon mentor.
Une ombre passa sur son visage, que Mira nota sans commentaire.
Le Vigilant ralentit en approchant de leur position, clairement incertain face à cet obstacle imprévu. De leur poste d'observation, ils pouvaient voir des marins s'affairer sur le pont, probablement en train de consulter leurs cartes.
— Ils hésitent, chuchota Mira avec satisfaction.
Mais l'hésitation fut de courte durée. Le navire militaire ajusta sa trajectoire et entreprit de contourner — l'île — par l'ouest, maintenant sa vitesse.
— Ils ne s'arrêtent pas pour examiner cette anomalie ? s'étonna Mira.
— Hargrove n’abandonne jamais une poursuite, répondit Althea, les yeux rivés sur le navire qui s’éloignait lentement à l’horizon. Il doit soupçonner le subterfuge, mais préfère ne pas perdre de temps. Il pense probablement pouvoir nous rattraper plus loin.
La capitaine pirate plissa les yeux, l’air partagé entre admiration et contrariété.
— Un adversaire à votre mesure, on dirait.
Althea ne répondit pas. Un détail sur le pont du Vigilant venait de capter son attention. Elle décrocha d’un geste fluide la longue-vue accrochée à la ceinture de Mira — sans demander — et la porta à son œil.
Là, sur le pont arrière du navire royal, se tenait une silhouette qu’elle aurait reconnue entre mille : grande, élancée, une posture droite comme un sabre, et des cheveux argentés coupés court. Le Capitaine Edgard Hargrove. Lui-même.
Il scrutait leur direction, sa propre longue-vue braquée droit sur eux.
Pendant un instant vertigineux, Althea eut la sensation étrange que leurs regards se croisèrent, malgré la distance, malgré l’impossible. Un frisson glacé lui parcourut l’échine.
— Il sait, murmura-t-elle.
— Impossible, rétorqua Mira. Notre camouflage est parfait.
— Ce n’est pas le camouflage, répondit Althea en lui rendant la longue-vue, le regard sombre. C’est moi qu’il cherche.
Elle tendit le bras vers le pavillon hissé sous l’étendard royal — un drapeau bleu et argent, battant au vent.
— C’est le signal pour la traque d’un traître de haute priorité.
Mira resta un moment silencieuse, les yeux fixés sur le Vigilant. Quand elle parla à nouveau, sa voix s’était durcie.
— Vous n’avez pas simplement été chassée de la Marine, n’est-ce pas ? Vous êtes activement recherchée.
Althea détourna les yeux.
— C’est une longue histoire.
— Que j'aimerais entendre, insista Mira. Surtout si cela risque de compromettre notre entreprise.
Avant qu'Althea ne puisse répondre, un cri d'alarme retentit depuis la vigie.
— Capitaine ! Le Vigilant vire de bord !
Tous les regards se tournèrent vers le navire royal qui, en effet, exécutait un virage serré pour revenir vers eux.
— Il a compris la ruse, grogna Mira. Préparez-vous au combat !
L'équipage s'anima instantanément, le camouflage fut démonté avec une efficacité qui témoignait d'une pratique régulière. En quelques minutes, le Tempête Noire avait retrouvé son apparence de navire pirate redoutable.
— Pouvons-nous les distancer ? demanda Althea, étudiant les voiles des deux navires.
Mira secoua la tête.
— Pas avec ce vent. Le Vigilant est plus léger que nous. Dans ces conditions, il nous rattrapera avant la tombée de la nuit.
— Alors nous devons changer les conditions, déclara Althea avec une assurance qui surprit la capitaine pirate.
— Je vous écoute.
Althea pointa le sud-ouest.
— Il y a un courant sous-marin puissant dans cette direction, dit Althea en pointant l’horizon. Imperceptible en surface, mais il peut nous donner l’avantage dont nous avons besoin.
— Comment pouvez-vous en être sûre ? demanda Mira, les bras croisés. Même nos cartes les plus récentes ne l’indiquent pas.
Un sourire énigmatique effleura les lèvres d’Althea.
— Ma mère m’a appris à lire la mer comme d’autres lisent un livre. Regardez : là-bas, la couleur de l’eau est légèrement plus sombre. Et ces oiseaux qui plongent en ligne droite ? Ils suivent les bancs de poissons, eux-mêmes portés par le courant.
Mira resta silencieuse un instant, les yeux plissés, observant les indices désignés. Elle ne voyait qu’une mer traîtresse et agitée, mais l’assurance d’Althea l’ébranlait.
— Si vous vous trompez, nous perdrons notre seule chance d’échapper à la Marine.
— Et si je me trompe, répondit Althea sans détour, vous pourrez toujours me livrer comme monnaie d’échange.
Sa voix était calme, mais une amertume sourde perçait derrière les mots.
Le silence s’étira entre elles, chargé d’enjeux et de jugements suspendus. Puis Mira hocha lentement la tête, tranchant d’un ton ferme :
— Karim, cap au sud-ouest. Toutes voiles dehors.
Le second ne posa aucune question. Il échangea un rapide regard avec Althea — sérieux, mais sans hostilité — avant d’ordonner la manœuvre.
Le Tempête Noire vira majestueusement, ses voiles noires claquant dans le vent tandis qu'il prenait sa nouvelle direction. Derrière eux, le Vigilant ajusta sa course pour les poursuivre.
Pendant près d'une heure, la tension monta à bord du navire pirate alors que la distance entre les deux vaisseaux diminuait inexorablement. Le Vigilant gagnait du terrain, se rapprochant suffisamment pour qu'on puisse distinguer les uniformes des marins sur son pont.
— Ils seront à portée de canon dans moins de vingt minutes, annonça Blackwood, qui avait rejoint Mira et Althea à la poupe.
— Patience, conseilla Althea, les yeux rivés sur l'eau devant eux.
— La patience ne nous sauvera pas des boulets de canon, rétorqua sèchement le premier officier.
C'est alors qu'Althea le vit – un léger changement dans la texture de l'eau, une ligne presque imperceptible où deux courants se rencontraient.
— Maintenant ! cria-t-elle. Virez à tribord, traversez cette ligne et reprenez immédiatement votre cap !
Sans hésitation, Mira relaya l'ordre. Le navire exécuta la manœuvre avec précision, franchissant la frontière invisible que seul l'œil exercé d'Althea avait pu détecter.
L'effet fut immédiat. Le Tempête Noire sembla recevoir une poussée invisible, sa vitesse augmentant sensiblement alors qu'il glissait dans le courant sous-marin qu'Althea avait prédit.
Derrière eux, le Vigilant tenta de reproduire leur manœuvre, mais trop tard et avec moins de précision. Le navire royal manqua l'entrée optimale dans le courant et se retrouva à lutter contre des remous contraires qui ralentirent sa progression.
— Magnifique, murmura Mira, observant l'écart qui se creusait entre les deux navires.
— Ce n'est pas fini, avertit Althea. Hargrove est tenace. Et il connaît ces eaux presque aussi bien que moi.
Comme pour confirmer ses paroles, le Vigilant ajusta sa position et commença à regagner de la vitesse.
— Il nous faut une distraction, décida Mira.
Elle se tourna vers un petit homme nerveux qui attendait ses ordres.
— Jensen, préparez les canons de poupe. Tir de semonce uniquement – je veux les ralentir, pas déclencher une guerre.
—Ce ne sera pas suffisant, intervint Althea.
Une idée avait germé dans son esprit – risquée, potentiellement suicidaire, mais potentiellement brillante.
— Il y a des récifs immergés plus au sud. Si nous parvenons à les attirer là-bas...
Mira la considéra avec une curiosité nouvelle.
— Vous proposez de tendre un piège à votre ancien mentor ?
— Je propose de nous sauver la vie, corrigea Althea. À moins que vous ne préfériez affronter un navire de guerre en combat direct ?
Un sourire lent étira les lèvres de la capitaine pirate.
— J'aime votre façon de penser, Lieutenant. Très bien, montrez-nous le chemin vers ces récifs.
Tandis qu'Althea prenait les commandes de la navigation, dirigeant le Tempête Noire vers le labyrinthe de récifs immergés qu'elle connaissait par cœur, elle sentit les regards de l'équipage sur elle – certains emplis de méfiance, d'autres de curiosité, mais tous attentifs à chacun de ses gestes.
Parmi eux, celui de Mira Belleville était le plus perçant. La capitaine pirate l'observait avec un mélange d'intérêt calculateur et d'admiration réticente qui troublait Althea plus qu'elle ne voulait l'admettre.
Mais à la droite de Mira, Blackwood ne faisait aucun effort pour masquer ses soupçons. Les bras croisés, le regard froid, il jaugeait Althea comme un marin inspecterait une coque ayant déjà pris l’eau — méfiant, et prêt à sauter au moindre signe de faiblesse.
Karim, quant à lui, se tenait légèrement en retrait. Silencieux, mais les bras détendus, il hochait parfois la tête aux mots de Mira, signe discret qu’il partageait son jugement, sans pour autant intervenir. Son attitude réservée contrastait avec la tension palpable que Blackwood faisait planer sur la pièce.
Et Althea, au centre de ces regards croisés, sentait peser sur elle à la fois une invitation... et un ultimatum.
— Vous jouez un jeu dangereux, Lieutenant, murmura Mira en s’approchant d’elle, la voix assez basse pour n’être entendue que d’Althea. J’espère que vous n’avez pas oublié de quel côté vous êtes, maintenant.
Althea soutint son regard sans ciller.
— Je suis du côté qui me permettra de récupérer ce médaillon et de découvrir la vérité. Pour l’instant, c’est le vôtre.
— Pour l’instant, répéta Mira avec un sourire énigmatique, presque amusé.
Devant elles, les eaux calmes dissimulaient un dédale mortel de récifs coralliens, des lames invisibles, prêtes à éventrer la coque du moindre navire imprudent.
Pour la première fois depuis sa capture, Althea se sentait à sa place. Dans cet entrelacs de pièges naturels, les cartes marines affluaient à son esprit comme des constellations familières, dessinant une voie que seule elle semblait pouvoir percevoir.
Derrière, le Vigilant poursuivait sa chasse, aveugle au piège qui se refermait. Poussé par la détermination inflexible d’un homme qu’Althea avait autrefois admiré plus que tout.
Un grondement sourd fendit l’air : les premiers coups de canon. L’écho des boulets résonna comme un avertissement.
Même en guidant le Tempête Noire à travers les récifs, concentrée sur chaque souffle du vent, chaque reflet sur l’eau, Althea sentait cette pensée s’infiltrer en elle comme une ombre :
Avait-elle franchi une ligne invisible ? Et s’il n’y avait plus de retour possible ?