Le labyrinthe de récifs s'avéra aussi efficace qu'Althea l'avait espéré. Le Tempête Noire, sous sa direction experte, glissait entre les formations coralliennes comme un serpent, tandis que le Vigilant, plus lourd et moins manœuvrable, était contraint de ralentir considérablement pour éviter de s'échouer. — Ils abandonnent la poursuite ! s'écria la vigie. Un silence tendu éclata alors en vivats sur le pont. Des sourires se dessinaient, des poings se levaient dans l'air salé. Mais derrière l'euphorie, certains regards restaient fixés sur Althea — interrogateurs, prudents. Elle n'était pas l'une des leurs. Pas encore. Karim, depuis le poste de barre, ne disait rien. Mais il l'observait. Non avec méfiance, plutôt comme s'il tentait de comprendre ce qui avait vraiment poussé cette femme à guider un navire pirate hors des griffes de la marine.
Les mains d'Althea tremblaient légèrement alors qu'elle repliait la carte marine. L'adrénaline commençait à retomber, laissant place à une fatigue teintée d'amertume. Cela faisait trois ans qu'elle naviguait en solitaire, évitant les flottes royales et les îles trop fréquentées par la marine. Mais jamais encore elle n'avait affronté directement le Vigilant. Jamais elle n'avait dû fuir Hargrove.
Althea, debout près du bastingage, observait le Vigilant virer de bord avec un mélange de soulagement et de mélancolie. Une partie d'elle se demandait si Hargrove avait reconnu sa main dans cette manœuvre. C'était lui, après tout, qui lui avait appris à lire la mer comme un champ de bataille en perpétuel mouvement. Une bouffée d'images la traversa : Hargrove penché sur une carte, corrigeant doucement ses tracés ; son regard sévère mais encourageant ; ses rares sourires. Et cette phrase, qu'il lui avait dite un jour : — Un bon marin ne fuit pas la tempête. Il la devance.
— Une navigation impressionnante, Lieutenant, commenta Mira en s'approchant, un respect nouveau dans sa voix. Peu de gens peuvent se vanter d'avoir échappé au Vigilant.
— J'ai eu un bon professeur, répondit Althea, les yeux toujours rivés sur le navire qui s'éloignait.
— Ce même Hargrove qui vous pourchasse maintenant comme une criminelle ? Elle acquiesça silencieusement.
— Il semblerait que vous ayez une histoire fascinante à raconter.
— Une autre fois, peut-être.
Mais Mira n'était pas du genre à abandonner facilement. Elle posa doucement la main sur le bras d'Althea, sans brusquerie, mais avec fermeté.
— Je crois que maintenant est le moment parfait. Mon équipage vient de vous voir sauver notre navire. Ils se demandent qui vous êtes vraiment. Et moi aussi.
Leurs regards se croisèrent. Althea sentit un nœud dans sa gorge. Il n'y aurait pas d'échappatoire élégante cette fois. Elle soupira.
— Très bien. Mais pas ici.
Autour d'elles, l'équipage s'activait à évaluer les dégâts. La manœuvre en trombe à travers les récifs avait laissé des marques sur la coque, et quelques cordages s'étaient rompus sous la tension. Karim distribua ses ordres d'une voix calme mais ferme. L'homme semblait être le pilier de ce navire, plus encore qu'un simple second.
— Nettoyez-moi ce pont avant la tombée de la nuit ! lança-t-il à un groupe de matelots. Puis, croisant le regard d'Althea : Et quand vous aurez fini, préparez un repas digne du nom pour notre... invitée.
Un frisson parcourut l'échine d'Althéa. Elle n'était pas dupe. Ce n'était pas seulement un repas qu'on lui proposait, mais une occasion de la jauger. L'équipage voudrait connaître celle qui venait de les sauver, mais qui restait potentiellement une menace.
La cabine de Mira baignait dans la lumière rougeoyante du crépuscule. Le bois sombre des murs renvoyait une chaleur rassurante, contrastant avec le fracas du vent qui hurlait encore à l'extérieur. Mira versa deux verres de rhum et tendit l'un à Althea. Celle-ci l'accepta sans un mot. L'alcool brûla agréablement sa gorge. Il fallait bien cela pour réveiller des souvenirs enfouis sous des années de silence.
— J'étais promise à un brillant avenir dans la marine royale, commença-t-elle, fixant les reflets ambrés de son verre. Fille de la légendaire Helena Marlow, plus jeune lieutenant de l'histoire de la flotte, cartographe officielle des territoires inexplorés… J'avais tout pour réussir. Un silence. Une gorgée. Ma mère avait disparu depuis douze ans. Officiellement morte dans l'Archipel des Murmures. J'avais accepté cette version… jusqu'à ce que je trouve une carte dans ses journaux. Une carte qui ne correspondait à aucun territoire connu.
Mira ne l'interrompit pas. Mais son regard s'était intensifié.
— Cet archipel... , commença prudemment Mira. On raconte beaucoup d'histoires à son sujet.
— Trop d'histoires , confirma Althea avec un sourire amer. Des marins qui entendent des voix venues de nulle part. Des navires qui s'y perdent pour réapparaître des années plus tard, leurs équipages vieillis mais persuadés d'avoir été absents quelques jours seulement. Des trésors gardés par des créatures ni humaines ni animales.
— Vous n'y croyez pas ?
Althea laissa échapper un rire sans joie.
— Ma mère était la femme la plus rationnelle que j'aie jamais connue. Elle ne croyait pas aux superstitions. Et pourtant, quelque chose dans cet archipel l'a suffisamment marquée pour qu'elle y consacre les dernières années de sa vie.
Elle marqua une pause, hésitante.
— J'y suis allée, vous savez. Juste après ma fuite. J'ai suivi les coordonnées de ma mère. Mais quand je suis arrivée... rien. Juste des îlots déserts battus par les vents. Pas de murmures. Pas de mystères. Aucune trace de ce que ma mère aurait pu y découvrir.
— Et le médaillon ? demanda enfin Mira, plus doucement.
— Il était avec la carte. Je pensais que c'était un simple souvenir de famille. Mais c'était un leurre. Un indice.
Althea leva les yeux vers Mira.
— Ma mère avait découvert quelque chose. Et quelqu'un, au sein même de la marine, voulait l'empêcher d'en parler.
— Qui ?
— L'Amiral Thornfield. Supérieur direct de Hargrove. Un homme puissant… et dangereux.
Elle se leva et marcha lentement vers le hublot. L'océan était noir, zébré de lueurs écarlates.
— J'ai commencé à poser des questions. Et un jour, mon logement a été fouillé. La carte et le médaillon avaient disparu. Le lendemain, j'étais accusée de trahison.
Elle ferma brièvement les yeux.
— Hargrove… a témoigné contre moi.
Mira fronça les sourcils.
— Il vous a trahie.
Althea haussa légèrement les épaules, comme si ce mot, trop simple, ne suffisait pas à décrire la douleur.
— Ou il croyait sincèrement que j'étais coupable. Je ne saurai jamais.
Le navire tangua légèrement, comme si la mer elle-même réagissait à cette confidence. Des pas lourds résonnèrent au-dessus de leurs têtes, sans doute la relève du quart de nuit.
— Qu'avez-vous fait ensuite ? demanda Mira.
— J'ai fui avant l'exécution. Il y avait cette gardienne, Elena, qui avait servi avec ma mère. Elle m'a aidée à m'évader. J’ai repris au passage ce qui m’appartenait.
Althea tendit le médaillon vers la capitaine
Mira examina l'objet sans le toucher.
— Ces symboles...
— Des coordonnées, oui. Mais pas uniquement géographiques. Je crois que c'est aussi une indication temporelle. Pour trouver ce que ma mère a découvert, il faut être au bon endroit, au bon moment.
— L'Archipel des Murmures, murmura Mira.
Althea acquiesça lentement.
— J'y suis retournée deux fois depuis ma fuite. Jamais au bon moment, apparemment. Mais mes calculs indiquent que dans un mois, lors de l'équinoxe, les conditions seront idéales. Une conjonction astronomique rare, qui ne se produit que tous les vingt ans.
— C'est pour ça que vous avez accepté de nous aider contre le Vigilant. Vous avez besoin d'un navire.
Althea se retourna. La pièce lui semblait soudain plus étroite.
— J'ai repris ce qui m'appartenait. Et depuis, je cherche la vérité. Pas pour effacer mon nom. Pour comprendre ce que ma mère a trouvé de si important qu'on l'a réduite au silence.
Mira se leva à son tour et s'approcha d'Althea, plongeant son regard dans le sien. Le silence s'installa, chargé de choses non dites.
— Un mois pour atteindre l'Archipel des Murmures, dit-elle finalement. C'est juste, mais faisable.
Althea haussa les sourcils, surprise.
— Vous m'offrez votre aide ? Pourquoi ?
Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de Mira.
— Disons que j'ai mes propres raisons de m'intéresser à cet archipel. Et l'équipage... eh bien, ils ont toujours apprécié les trésors cachés.
— Je n'ai jamais parlé de trésor.
— Non, mais vous parlez d'un secret si important que la marine est prête à exécuter une de ses plus brillantes officières pour le garder. Pour des pirates, ça vaut tout l'or du monde.
Un coup discret à la porte interrompit leur échange. Karim entra, le visage grave.
— Capitaine, désolé de vous déranger, mais nous avons un problème. La tempête se lève à l'ouest, plus forte que prévu. Et nos réserves de vivres ont été endommagées pendant la poursuite.
Mira grimaça.
— Des solutions ?
— Port-Royal est à trois jours de navigation, mais c'est risqué avec la présence de la marine royale, répondit Karim.
Puis, après une hésitation, il regarda Althea.
— Ou alors l'Île des Contrebandiers, à un jour et demi. Moins de vivres disponibles, mais plus sûr pour quelqu'un dans votre situation.
Althea sentit tous les regards se tourner vers elle. Ce n'était plus seulement une question de ravitaillement, mais de confiance. Les contrebandiers connaissaient bien les déserteurs et les fugitifs. Si elle était une espionne, c'est à Port-Royal qu'elle voudrait les conduire.
— L'Île des Contrebandiers possède des récifs au nord-est souvent évités par les marins inexpérimentés , dit-elle lentement. Mais ils offrent un excellent abri contre les tempêtes de l'ouest. Si vous m'accordez la barre, je peux vous y mener sans problème.
Un échange silencieux eut lieu entre Mira et Karim. Finalement, ce fut le second qui hocha la tête.
— Vous avez la barre, Lieutenant Marlow.
C'était la première fois depuis leur rencontre qu'il l'appelait par son grade et son nom. Une forme de respect, à sa manière.
— Et ensuite ? demanda-t-il. Après le ravitaillement ?
Mira regarda longuement Althea.
— Ensuite, nous mettons le cap sur l'Archipel des Murmures.
Un vent frais s'engouffra par le hublot entrouvert, faisant vaciller les flammes des lanternes. Le visage de Karim resta impassible, mais un éclat passa dans ses yeux.
— L'Archipel des Murmures... répéta-t-il lentement. Vous savez ce qu'on raconte sur cet endroit.
— Je sais ce qu'on raconte, confirma Mira. Je sais aussi que les marins sont superstitieux et que les légendes sont souvent des vérités déformées.
Elle posa fermement sa main sur l'épaule d'Althea.
— Si cette femme peut nous conduire à un secret que la marine royale protège à ce point, alors c'est un voyage qui vaut la peine d'être fait.
Karim inclina légèrement la tête, signe de son accord malgré ses réserves. Il quitta la cabine sans un mot de plus, laissant les deux femmes seules à nouveau.
— Vous êtes plus qu'une navigatrice brillante, Althea Marlow, murmura Mira enfin. Vous êtes un nœud de secrets qui dérange le pouvoir. Et c'est exactement le genre d'alliée que je veux à bord.
Mais Althea ne répondit pas tout de suite. Ses pensées, à nouveau, dérivaient vers l'horizon. Vers cet archipel mystérieux où sa mère avait disparu, vers ces secrets pour lesquels elle avait tout sacrifié. Cette fois, elle serait prête. Cette fois, elle ne partirait pas avant d'avoir découvert la vérité.
Les trois jours passés à l'Île des Contrebandiers s'étaient déroulés sans incident majeur. Althea avait tenu parole en guidant le Tempête Noire à travers les récifs traîtres qui protégeaient ce havre de pirates et de déserteurs. L'accueil avait été méfiant mais cordial - les contrebandiers reconnaissaient l'une des leurs quand ils en voyaient une. Mira avait négocié habilement le ravitaillement, échangeant quelques barils de rhum fin contre des vivres frais et des réparations urgentes. L'équipage avait profité de cette escale pour se reposer et digérer les événements récents, mais aussi pour observer leur mystérieuse navigatrice. Althea, elle, avait passé ses soirées à étudier ses cartes et à calculer leur route vers l'Archipel des Murmures.
Maintenant, trois semaines plus tard, alors que l'aube pointait à l'horizon dans des teintes étrangement pâles, le moment tant attendu était arrivé. Les eaux avaient changé de couleur durant la nuit, passant du bleu profond de la haute mer à un vert trouble et inquiétant. L'air lui-même semblait plus lourd, chargé d'une humidité qui collait à la peau comme une promesse de mystères.