« Selene »
— Je vais vous écouter Od, assura Anela, mais je veux que vous m'assuriez que Fratera et Pero ne craindront rien. Je veux également savoir ce que vous avez fait de Beret.
Père observait Anela avec un amusement qu'il ne parvenait pas à cacher. Pour ma part, je n'avais guère envie de rire face à la situation. Je me sentais pitoyable, misérable et pire encore. Mes frères et sœurs se délectaient de la situation. Je ne les connaissais que trop bien et ils étaient comme père, amusés qu'Anela n'agisse pas. Il ne posait aucun regard sur moi. Il savait que j'étais le Selene usurpateur et non pas celui qui se tenait derrière lui ; il savait que celui qu'il avait côtoyé durant ce voyage n'était en réalité pas celui qu'il avait pensé. Anela restait digne, puissant et magnifique comme si ma trahison ne l'avait pas atteint. Pourtant, je refusais de croire qu'il était indifférent.
— Votre ami, Beret, est en train de mourir, répondit père.
— Je le sais. Je veux aussi que vous me permettiez d'être à ses côtés pour ses derniers instants. J'aimerais prier pour son âme.
— Et en échange, que gagnerais-je ?
Anela retira son épée à sa taille et la laissa tomber au sol. Fratera et Pero furent aussi étonnés que moi. Aujourd'hui plus que jamais, je ne comprenais pas ce qui lui traversait l'esprit. Je n'avais aucune façon de voir ce qu'il ressentait et cela m'étouffait de rage. Lorsqu'un bras se posa sur mes épaules et que je découvris Aziel, mon aîné, je serrai la mâchoire. Sa main jouait avec quelque mèche de ma chevelure et il pouffa, gonflant ma colère.
— Cette apparence est digne d'un puresang, mais pas de toi. Ce que tu peux être laid ainsi. As-tu peur de montrer ta véritable apparence à ton cher et tendre Vicaire ? Allons petit frère, il n'en a cure de toi !
Je plongeai mon regard dans le sien et il grimaça immédiatement, une main posée sur son crâne.
— Ce que tu peux être susceptible, grogna-t-il. Arrête ça et j'arrête de t'embêter !
Je mis un terme à ma torture et cessai d'ébouillanter son sang. Je reportai mon attention sur Anela. Il semblait réfléchir et puis il répondit enfin. Nous étions tous suspendus à ses lèvres.
— Je vous écouterais. Vous auriez eu le loisir de détruire les duchés lorsque vous le vouliez, de lâcher les mangesangs sur nous, mais vous avez fait le choix de ne pas le faire. Vous avez certainement une raison, alors je vous écouterais.
Père eut l'air pensif et après quelques secondes, il acquiesça.
— Je ne ferais rien à vos amis et vous aurez le droit de rester avec le Duc mourant.
Ce fut au tour d'Anela d'acquiescer. Les deux se jaugèrent, nous laissant tous en retrait sur ce qu'il se passait réellement entre eux deux. Ils me laissèrent ainsi le loisir de les admirer. Maintenant qu'ils étaient face à face, je pouvais affirmer qu'il y avait une ressemblance. Ça n'avait pas été que des mots et des légendes. Anela avait véritablement été sculpté par Rodel. Père disait vrai. Anela était le Vicaire de Rodel.
— Vous êtes vif d'esprit mon frère, complimenta père. En effet, j'aurais pu relâcher bien des bêtes affamées sur vous et vos villes. Cependant, cela n'a jamais été mon but que de vous voir tous mort.
— Les mangesangs devaient nous empêcher d'atteindre votre ruche, compris Anela. Mais pourquoi dans ce cas ?
— Les « mangesangs », les plus petits d'entre eux ne nous écoutent pas. Je n'ai malheureusement aucun contrôle sur eux alors c'était une joie de vous voir survivre. Vous n'êtes pas tous à jeter à la mort.
Sous ses mots rudes, Anela fronça les sourcils. La suite n'allait pas lui plaire.
— Je ne veux pas vous tuer, pas tous. Je veux la naissance d'un nouveau monde. Un monde où nous pourrions vivre en harmonie et où certains d'entre vous, certains puresangs, seraient les fondateurs d'une lignée plus puissante.
— Je ne suis pas sûr de comprendre.
Pourtant, une menace planait dans sa voix.
— Vous, les Ducs, êtes la fierté de Sang. Vous êtes puissants, dévoués et loyaux. Ce sont des êtres comme vous que nous choisirons pour assurer la lignée à venir.
— Vous voulez que monarques et puresangs donnent vie à des enfants, à une... « lignée » ?
— Oui. Ce monde est voué à sa perte. L'océan finira par déborder et engloutir la terre et cette dernière est morte. La nourriture n'y pousse presque plus. Les humains sont voués à mourir.
Anela considéra les paroles de père, contre toute attente.
— On m'a envoyé ici pour récupérer des vivres. Dans le passé, en capturant Aziel, un des vôtres, nous avons su que vous vous nourrissiez comme nous ; que vous étiez sensible à nos mets. Si nous mourons, vous mourrez avec nous.
— Je suis un dieu et mes fils et mes filles sont ainsi des dieux à leurs tours. Les mets ne manqueront jamais à notre table. Nous avons plus d'une façon de nous nourrir, ce qui n'est malheureusement pas le cas des puresangs.
— Vous avez raison. Nous sommes voués à l'extinction. Ma quête était également liée à vous. Je dois vous ôter la vie. Vous êtes le père créateur de la discorde. Si vous disparaissez, cela réglera-t-il les choses ?
Père se mit à rire, mais personne n'osa suivre. Ce moment était solennel pour nous, monarques. Père et Anela discutaient. Bien plus encore, aucun ne mentait à l'autre. Il ne s'agissait pas d'une rivalité néfaste, mais bien respectueuse. Plus encore que la guerre qui ravageait nos deux camps, ces deux-là discutaient de l'avenir du monde et j'étais émerveillé de voir Anela si à l'écoute. Cela le rendait plus sage et bon encore ! Cela me rendait plus fou encore envers sa personne.
— Non. La discorde est peut-être née de moi, mais il n'en est plus. Elle a été perpétuée par nos deux camps. Avec ou sans moi, elle continuera d'exister. Nous devons créer un autre monde pour avoir une chance de voir les puresangs demeurer.
— Pourquoi nous aideriez-vous ?
— En vérité, c'est vous qui nous aiderez. Lorsque Rodel fit couler son sang, je naquis avec mon frère, mais lorsque le mien coula, il ne fut rien de tel. Seulement six de mes enfants sont devenus monarques. Les autres, vous les massacriez.
— Les mangesangs... ils sont vos enfants... ?
Pour toute réponse, père griffa l'intérieur de sa main jusqu'au sang. Une seule et unique goutte fut versée au sol. D'elle naquit un enfant impie, sans forme ni grâce, dont la putréfaction et le pus recouvraient son corps chétif.
— Certains arrivent à se développer, mais trop peu, souffla Od en caressant la tête du nouveau venu. Pour ce qui est des monarques, ils sont mes réussites. Ce sont ceux que Rodel m'a accordés. Cependant, ils ne peuvent porter la vie. Rodel doit estimer qu'il s'agit là d'un trésor trop précieux.
— Alors... vous désirez que les puresangs portent la vie, mais comment l'implanter par les monarques s'ils se trouvent être stériles ?
— Ils peuvent poser la graine, pas la porter.
Anela comprit non sans un raclement de gorge gêné.
— Vous dites que vous ne tuerez pas tous les puresangs, mais qu'arrivera-t-il à ceux que vous tuerez ?
— Ils retourneront auprès de Rodel. Si nous laissons les choses telles qu'elles, les puresangs mourront de faim. Ils souffriront. Je peux faire en sorte que leurs morts soient agréables. Nous ne pourrons pas sauver tout le monde. Nos denrées sont trop tard pour subvenir au besoin de tous.
— C'est comme me demander de renoncer, souffla Anela. Il doit y avoir une autre solution.
— Les puresangs ont besoin de nous et l'inverse est aussi vrai. Vous pouvez y réfléchir.
Anela hocha la tête. Contrairement à Fratera et Pero qui semblaient indignés par les paroles de père, Anela gardait la tête froide. Il ne voyait pas qu'aujourd'hui. Il considérait ce que serait demain. Il ne réfléchissait pas avec le cœur, mais bien avec sa raison. Aucun autre Duc n'en aurait été capable. Aussi, Selene, le véritable, s'exclama avec rage à propos de cela.
— Sang est notre terre ! Nos duchés sont nos responsabilités. Vous et les vôtres n'avez aucun droit sur cela ! Ils se battront pour survivre ! Ne touchez pas à un seul de leurs cheveux !
— Il a... raison. Nous nous sommes battus des années et des années pour survivre. Vous ne pouvez pas tout réduire en miettes comme ça ! s'écria Pero, la voix tremblante.
Père ne leur répondit pas. Son regard demeurait sur Anela. Ce dernier n'osait pas regarder ses semblables. Ses yeux parlaient pour lui en cet instant. Il réfléchissait à ce qui avait été dit. Il n'écoutait guère les paroles de ses confrères. Je vis alors là un espoir, même infime, qu'il saurait un jour me pardonner. S'il comprenait le point de vue de père et sa décision, il comprendrait ma situation. Pitié. J'étais prêt à prier pour cela.
— Pourquoi privilégier une union puresang et monarque ? s'enquit Anela.
— Parce qu'il n'y a qu'en oubliant la rancœur du passé que nous pourrons avancer. Lié nos sangs, c'est créer un héritage. Nous serions un seul et même peuple.
Puis, un long silence s'installa. Il devint pesant, chacun ayant la tête pleine de quelque chose. Ce fut l'espoir pour certains ; le chagrin pour d'autres ; la colère aussi. Cet instant était précieux pour l'histoire qui s'écrivait. J'en étais conscient. À tel point que lorsque celui-ci fut brisé, je grognai.
— Luna, accompagne le Vicaire au Duc souffrant. Ainsi, je montrerais que la mort n'est pas synonyme de souffrance.
Je fis un pas en avant, guidé par l'indignation et la peur. Je savais que si je ne tentais pas de parler à Anela maintenant, je n'en aurais jamais plus le courage. Je déglutis et m'adressai à père :
— Puis-je le faire à la place de Luna ? J'aimerais discuter avec Anela.
— Ton petit duc n'a pas l'air de vouloir de toi, pouffa Aziel dans mon dos.
Je levai les yeux au ciel, mais sous l'accord de père, Luna recula et je pris sa place. Je ne tentai pas de le toucher, ni même de chercher une proximité. Aziel n'avait pas tort. Peut-être Anela ne parlait-il pas, mais son aura était plus sanguinaire que jamais. Je n'avais pas droit à l'erreur, même si... je l'avais déjà commise.
En traversant les couloirs, je me sentis étouffé et à l'étroit. Le bruit de ses pas résonnait et frappait mon cœur d'angoisse. Je ne savais pas quel mot employé sans qu'il ne me pourfende, car je savais que même démuni d'une lame, il en avait les capacités. Sans épée, il demeurait dangereux. Je fus si pris à réfléchir à quoi lui dire que lorsque nous arrivâmes là où reposait Beret, je m'interposai. Pour la première fois alors depuis la révélation de mon identité, il me regarda dans les yeux.
— Anela, pitié, réagit. Dis-moi ce que tu ressens. Si tu ne le fais pas, je ne saurais lire en toi, suppliai-je.
Je levai une main pour atteindre son visage, mais il retint mon poignet dans un geste d'une violence que seuls lui et moi aurions pu percevoir. Aucun de nos échanges n'avait été d'une telle violence. Le feu qui brillait encore inlassablement dans mes yeux et qui rongeait mon ventre n'existait plus chez lui. Il n'y avait que la froideur d'un hiver sans fin qui me faisait trembler.
— Tu es la dernière chose dont je me soucie. J'ai un peuple à préserver et un avenir à assurer.
— Je suis navré de t'avoir caché la vérité, si tu savais. Anela, tu pourrais me demander ce que tu souhaites que je le ferais. Tu es mon seul et unique dieu.
Sa main s'enroula tel un serpent autour de mon cou et sous la surprise, je reculai. Plaqué contre le mur et contraint d'être face à sa colère sourde, je baissai les yeux. Ses doigts serrèrent ma gorge et je fronçai les sourcils sous la légère douleur.
— Cesse de porter le visage d'un autre. Montre-moi ce que tu es vraiment.
— Comment as-tu... pourquoi... ton doute..., bredouillai-je.
— Le véritable Selene a agi de façon différente dans les cellules. Il était surpris de voir que je le connaissais et il l'a été encore plus en te voyant apparaître. Il était évident que tu étais le menteur. Dévoile-toi maintenant.
Et j'obéis. Je laissai tomber ce masque et ce nom qui n'avait jamais été le mien. Je me dévoilai à ses yeux comme j'avais toujours voulu le faire, sans faux semblant. Je fus moi, juste moi, sous les yeux de mon obsession. Je relevai alors courageusement le regard dans le sien, curieux de son expression face à la vérité. Un gémissement peiné m'échappa lorsque je le vis : ce sourire si faux qu'il m'en brisa le cœur.
— Tu n'as que ta beauté extérieure, souffla-t-il. Quoique je te demande, tu l'exécuteras, n'est-ce pas... Rune ? Alors, sors de ma vue. Ne cherche plus à m'adresser ma parole ou à croiser mon chemin.
Je voulus le rattraper même si cela signifiait qu'il m'étranglerait. J'étais prêt à mourir si c'était la seule façon pour qu'il m'adresse un regard ou une parole, mais la peur déraisonné de le perdre plus que je ne l'avais déjà fait en le retenant me broya le corps. Je restai immobile tandis qu'il rejoignait un Beret à l'article de la mort.
Je ne pouvais pas l'avoir perdu, n'est-ce pas ? Il avait été prêt à s'abandonner à moi, à mes bras. On ne pouvait pas cesser une telle passion ainsi. On ne pouvait pas... il n'avait pas le droit de me tourner le dos ainsi. J'avais besoin qu'il m'écoute ; j'avais besoin de savoir ce qu'il avait sur le cœur. Son silence me tuait.
Il allait me tuer. Une vie sans ses mots, sans sa chaleur et sans sa présence allait me tuer.
J'allais mourir à cause de lui, à cause de mon obsession, à cause de mon amour.
Je mourrais d'amour.