Anela
Après ce « festin » macabre, j'avais quitté la pièce et avais trouvé refuge dans une autre. Raj m'y avait conduit. Cette dernière semblait avoir retrouvé son comportement léger et enfantin. Elle marchait à nouveau comme une bête et un sourire niais, mais immense, reposait sur son visage. Le regard plongé sur l'immense champ de consanguine qui entourait la « ruche », et dont l'odeur emplissait l'air, elle ricanait parfois. Comme si son geste de plus tôt n'avait pas de réel impact ; comme si tuer son... frère n'avait pas compté.
— Pourquoi avoir fait cela ? questionnai-je alors. Pourquoi m'avoir apporté la tête de votre frère ? Pourquoi avoir fait cela... pour moi ?
Accroupie sur la rambarde qui nous empêchait de tomber dans les consanguines, elle pouffa à nouveau et haussa nonchalamment les épaules. La rage qui l'avait animé avait disparu, si bien que je pensais l'avoir rêvé, mais je m'en savais incapable. Je ne pouvais pas imaginer une telle fureur ni une telle force, même en ayant vu celle de Sele... celle de Rune.
— Parce que c'est ce dont vous aviez besoin et ce que j'ai jugé juste. Papa disait toujours que vous étiez important pour l'avenir et je ne comprenais pas, mais... je vous aime beaucoup Vicaire !
Je laissai ma tête tomber sur mon épaule. Je ne comprenais pas non plus. Curieusement, je ne doutais pas de son « amour ». Ce n'était pas l'amour que l'on pouvait porter à un mortel et je me sentais honteux de dire, ou même de penser cela, mais je reconnaissais son amour puisque je ressentais le même pour Rodel, pour mon Dieu. Raj voyait en moi son dieu et cela était une hérésie indescriptible, mais elle s'y risquait.
Elle avait tué son frère pour moi et je ne doutais pas que les monarques s'aimaient comme une famille. J'avais vu la tristesse peindre les traits d'Od en affirmant que seuls quelques-uns de ses enfants étaient capables de vivre normalement. J'avais pu admirer la façon dont les regards des monarques s'étaient tous tournés les uns vers les autres en espérant trouver du soutien. Si je n'avais pas compris cela jusqu'à la révélation morbide, je le faisais à présent et c'était pour cela que le choix de Raj ne pouvait relever que d'un amour.
— On a grandi avec papa, alors c'est différent de le ressentir comme un dieu. Vous, on peut. C'est comme...
Elle chercha ses mots et ses yeux se mirent à briller lorsqu'elle trouva. Elle attrapa un pétale de consanguine, car nombreux d'entres eux s'envolaient avec une brise que je ne sentais pas, et le brandis fièrement devant mes yeux.
— Vous êtes notre consanguine. Ces fleurs éloignent les mangesangs et elles offrent ainsi aux puresangs des instants de paix. Vous êtes cet instant de paix. Vous éloignez la guerre.
Je pris le pétale de sa main et regardai ce dernier comme s'il pourrait m'apporter toutes les réponses dont j'avais besoin.
— Désolé pour plus tôt. Nous avons commis de nombreuses erreurs aussi, mais nous avions tous convenu d'arrêter de manger... et bien, les vôtres. Nous voulions obtenir votre confiance. Nous allions arrêter pour vous.
— Pourquoi suis-je si important pour vous... ?
Son sourire s'effaça quelques secondes durant lesquels une profonde réflexion, qui aurait pu m'amuser dans d'autres cas, se dessina sur ses traits juvéniles. Je ne revenais d'ailleurs pas qu'elle soit, avec son jumeau Jek, plus âgée que Rune. Le véritable aspect de Rune était jeune, mais moins que les jumeaux. Je le trouvais cependant... ridiculement magnifique, loin de la beauté que les puresangs pouvaient avoir.
— Vous êtes le pont qui relit puresang et mangesang ; aujourd'hui et demain ; guerre et paix ; rancœur et pardon ; peur et espoir.
Et puis comprenant que ses paroles n'étaient pas aussi claires que de l'eau de roche, elle précisa :
— Vous avez grandi chez les puresangs, mais vous voici chez nous, similaire à papa et vous avez... vous aimez un mangesang. Vous êtes celui qui peut inviter les puresangs à déposer les armes afin de passer de la guerre à la paix, et de la rancœur au pardon. Vous êtes leur espoir, notre espoir.
Malgré toutes ses précisions, mon esprit demeura sur son évocation de l'amour. Aimer ? L'avais-je vraiment fait ? Mon sentiment pour Rune était-il parti aussi loin ? Je n'y avais encore jamais réfléchi.
— Nous aimerions sincèrement que vous nous pardonniez. Une fois la guerre lancée, il était dur de l'arrêter. Nous vous avons fait venir ici en espérant votre pardon et votre soutien.
— Et si ma réponse quant au fait de tuer les puresangs est défavorable, que se passerait-il ?
Raj me regarda un court instant, visiblement peiné, et elle regarda à nouveau les consanguines. Ce fut d'une petite voix enfantine qu'elle me répondit.
— Nous le ferions quand même, mais l'avenir serait tumultueux sans vous pour apaiser les puresangs. Nous ne voulons pas d'un monde sans vous.
J'acquiesçai. Raj était sincère et c'est ce qui me troublait, tout comme avec Rune. Je n'avais pourtant pas vu de mensonges dans leurs yeux, dans les yeux de Rune. Il avait rigolait avec nous, avait montré de l'entrain et c'était donné cœur et âme pour nous défendre. Tout ça n'avait pas pu être un mensonge, mais il avait pourtant bien caché les choses. Il avait dissimulé son apparence, depuis le début, et... il avait voulu me manger ! Littéralement !
Mes yeux roulèrent de désespoir et ils se posèrent sur l'étendue de fleurs rougeoyantes. Rune était là. Ses cheveux ténébreux étaient soulevés par la même brise que les pétales et dansaient doucement sous celle-ci. Il était si différent de l'apparence qu'il m'avait montré tout ce temps... si différent de Selene. Il n'avait plus rien de la montagne de muscle qu'il avait été. Il était toujours grand, mais il était svelte ; fin et élancé. Ses muscles sculptaient délicatement son corps, presque discrètement.
Et... c'était injuste. Il était injuste. Il avait un visage candide, plus encore lorsque je vis l'émotion qui dessinait son visage. C'était un mélange de désarroi et de chagrin. J'ignorais si cela était dû à la mort de son frère, d'Aziel, ou bien si cela tenait plus de la situation, de notre distance, de mes paroles à son égard. Je ne pouvais pas me concentrer sur lui, le laisser voir à quel point ses mensonges m'avaient fait mal et à quel point sa chaleur, sa protection et son attitude taquine me manquaient.
Qu'en penserait Beret ? Ces deux-là avaient tant ri ensemble. Beret aurait-il trouvé la force de lui pardonner ? Mon dieu Rodel... que dois-je faire ?
Lorsque des bruits se firent entendre, je me retournai. Fratera était là et il s'excusa en voyant Raj.
— Pas grave, pouffa-t-elle joyeusement. Je vais vous laisser parler.
Sans hésiter une seconde, elle sauta. Je me penchai rapidement pour la voir et elle se réceptionna comme si la hauteur n'avait rien de mortel. Et bien, c'était le cas pour elle. Les monarques étaient... impressionnants. J'ignorais de quoi ils étaient capables. Jusqu'où s'étendaient leurs pouvoirs ? Je devais être prudent.
Fratera aussi s'était précipité pour voir Raj. Il soupira, comme agacé, et je ressentis de l'espoir. Pero et Selene ne pouvaient pas me comprendre. Nous ne nous connaissions que depuis trop de temps, mais Fratera... il m'avait élevé à la mort de mon père. Il me connaissait et moi de même. Je n'avais pas besoin de formuler mes idées ou mes avis, pas avec lui. Je savais que son agacement concernait sa gentillesse à s'inquiéter pour l'ennemi, même dans ce cas.
— Elle a arraché le crâne de son frère avec tant de facilité. Je comprends à présent, mieux maintenant que je vois. Les monarques et Od auraient pu nous annihiler, mais ils n'ont rien fait. Je crois... je crois que je sens de la bonne volonté de leur part.
— Est-ce que tu arrives à considérer leur demande ?
— J'ai essayé, puisque tu ne semblais pas contre. Anela, ils ont... ils ont mangé certains d'entre nous. J'aurais voulu croire qu'ils auraient pu faire quelque chose pour l'avenir si ça assure la survie des puresangs, mais... combien d'entre nous devront encore mourir ? Les mangesangs ont dévoré la chair de nos défunts ! Ce serait trahir les nôtres que d'accepter. Comment faire confiance à ceux qui auraient pu nous dévorer ?
Je comprenais. Comment pouvions-nous ne pas penser ainsi ? Fratera pesait ses mots par peur des répercussions, mais il était profondément en colère. Son corps le criait.
— Lorsque j'y pense, j'ai une violente nausée qui me prend, confiai-je. Cela me répugne profondément, mais... si nous voulons avoir un avenir, je pense qu'il est temps de faire confiance. Raj a décapité son frère pour nous. Ne pourrions-nous pas prendre cela comme un gage de bonne foi ?
Fratera releva la tête vers moi. Les lèvres pinçaient, il cherchait le courage de me répondre. Moi, je cherchais le courage de ne pas flancher, de demeurer sur ma décision, de ne pas penser à ma rage et à ce qui l'a soulevée. Je luttais pour éteindre mes pensées et ne lever aucun doute, car j'ignorais encore l'étendue des pouvoirs des monarques. Je ne cherchais pas à tromper Fratera. J'espérais sincèrement qu'il saurait lire la vérité dans mes yeux.
— J'ignore comment il a fait cela, mais Od a permis à Beret de ne pas souffrir. Si les puresangs meurent ainsi... ils ne sentiront rien. Et pour ceux qui resteront, nous serons là.
— Une poignée d'individu qui sera contrainte à porter le poids d'un avenir..., murmura Fratera. N'as-tu pas l'impression de trahir tout le monde ?
— Si. Les duchés comptent sur moi et... je vais les abandonner, mais je suis prêt à en endosser la responsabilité si cela permet à notre peuple de survivre.
Convaincre Fratera ; convaincre les monarques ; convaincre Od. Je posai ma main sur son bras et le serrai, doucement, lui transmettant un soutien qui jamais ne faiblirait.
— Tu n'auras pas à endosser ce rôle. Tu n'auras qu'à dire que tu n'étais pas d'accord avec tout cela. Tu...
— Ton père avait cette mauvaise manie aussi. Il était bon, trop pour un monde aussi atroce et c'est ce qui l'a perdu. Je ne te regarderais pas faire la même erreur. J'endosserais tout cela avec toi.
Sous la détermination qui animait sa voix, je me tus. Je savais ne pas pouvoir le convaincre de ne pas faire cela. Les convaincre. Je... J'espérais, égoïstement, que ceux que les monarques et Od choisiraient pour survivre seraient des puresangs avec l'esprit clair, qui saurait comprendre ce choix de sacrifier la majorité plutôt que l'humanité tout entière, car quoi que j'en dise, cela arriverait.
— C'est Rune. Il nous a protégés. Il est la raison principale pour laquelle je veux croire en les monarques, avec toi. Il ne s'est pas moqué de nous. Il est le seul en qui je crois sincèrement, même si je rêve de lui trancher la langue.
Je relevai un regard perdu vers lui. J'attendais. J'attendais que Fratera éteigne la colère et la rancœur que je ressentais envers Rune. J'attendais qu'on me donne l'occasion de contrôler ce que je ressentais.
— Il n'a jamais attendu d'être vu par nous pour se comporter comme une bête affamée avec toi. Je veux dire... affamé d'amour et de désir. Il n'attendait pas un « bon moment » pour qu'on croie à son histoire. Il n'a jamais saboté un combat. Il m'a sauvé durant des attaques. Il a pris soin de Pero.
Oui. Ce n'était pas faux... mais ça n'enlèverait en rien le fait qu'il avait dissimulé son identité, qu'il avait voulu me dévorer au sens propre du terme. Il nous avait trompés.
— J'ai mis un moment avant de comprendre pourquoi tu avais un comportement aussi amer envers Selene, le vrai Selene. Et puis j'ai compris lorsque nous étions à table. Tu regardais Selene comme tu regardais Rune par la suite. Ton esprit ne dissocie pas encore l'aspect de Selene et le caractère de Rune.
Mon cœur cessa de battre durant une longue seconde et je fronçai douloureusement les sourcils.
— Tu es aussi vindicatif envers le véritable Selene parce que tu sais qu'il n'est pas celui à qui tu t'es si désespérément attaché, sur qui tu t'es si désespérément reposé.
— Que suis-je censé faire ? Je ne supporte pas lorsque Selene parle avec ce... avec son visage, celui que j'ai connu. Sa personnalité déteint tant avec celle de Rune ! Ça me révulse à chaque fois que ce Duc ouvre sa bouche !
Et cela faisait du bien de ne pas... cela faisait du bien de dire ce que je pensais de la situation.
— Tu n'as pas discuté avec Rune, n'est-ce pas ? Tu pourrais lui laisser une chance de te parler. Il était si désespéré à table. Il n'osait pas te regarder. On aurait dit un animal abattu.
Sous mon absence de parole, il poursuivit.
— Il n'est pas blanc comme neige. Tu n'as pas à le pardonner. Il a commis des erreurs qui nous ont fait beaucoup de mal, mais nous avons tant subi de choses négatives. Pourquoi ne pas essayer de s'accrocher à ce qui a été positif ? Avoir de la rancœur fatigue l'esprit, mais le pardon guérit le cœur.
Fratera siffla et Rune, qui parlait avec Raj dans le champ de consanguine, releva la tête vers nous. Fratera lui fit signe de venir et, sachant pertinemment qu'il ne le ferait pas si je ne lui faisais pas un geste à mon tour, je levai la main pour l'inviter à nous rejoindre.
— Je lui couperais la langue plus tard, glissa-t-il avec humour pour alléger l'ambiance. Entretiens-toi avec lui, tu veux ? Tu n'es pas juste le Vicaire Sanglant. Tu es Anela, un puresang, comme nous tous, et tu as le droit de montrer ta souffrance. Rune n'est pas notre ennemi. C'est un garçon qui a fait des erreurs et qui rêve d'être pardonné.
— C'est injuste de me demander de lui pardonner, soufflai-je. Comment peux-tu être si détaché ?
— J'ai plus de recule Anela. Toi, tu es lié intimement à lui. Parlez. Et... Anela ?
D'un mouvement de tête, je l'invitai à poursuivre.
— Quoique tu choisisses, qu'importe, ta décision et le moment, je serais derrière toi. Ton dos ne sera jamais à découvert.
Et dans le tumulte de mon esprit dans lequel je me perdais, je m'accrochai à ses paroles. Il n'y eut nul besoin de formuler mon idée ou mon avis face à celui qui m'avait élevé l'autre moitié de ma vie.