Anela
— Beret... c'est Anela.
Mes pas s'immobilisèrent en regardant Beret. Allongé sur un genre d'hôtel de sang cristallisé avec un bras manquant, son teint était livide. Son état s'était tant détérioré en quelques heures... il allait mourir, d'une seconde à l'autre. J'avais failli à le protéger. Sa respiration sifflante me parvenait et des grimaces de pures douleurs agrémentées son visage. Ce fut idiot, mais en voyant son air blafard, je me souvins de la première fois que je l'avais, des préjugés que j'avais eus à son encontre.
Cela m'amusa brièvement et je sus que Beret serait un souvenir dont j'allais aimer me souvenir. Cette réalité, ô combien douloureuse et triste, étreignit douloureusement mon cœur. Je m'approchai de lui, le palpitant en vrac sous l'angoisse de le voir disparaître. Ses yeux s'ouvrirent difficilement, comme s'il avait senti ma présence plutôt que l'entendre. Afin qu'il n'ait aucun effort à faire, je me penchai au-dessus de lui, une main sur sa poitrine ; sur son cœur au rythme si lent.
— Je... je ne voulais pas mourir seul, haleta-t-il.
Je déglutis, une boule se formant dans ma gorge et m'empêchant toute parole. Je plongeai mon autre main dans ses cheveux courts et les caressaient dans un geste réconfortant. Je lui souris, piteusement, mais cela voulut tout dire pour moi. Je souhaitais lui donner du courage, de l'amour et du soutien. Mon sourire voulait dire tant de choses. Je savais qu'il serait le dernier que j'offrais sincèrement. Les larmes gorgèrent mes yeux sous le sifflement qu'il laissa échapper.
— Je reste avec vous Beret, soufflai-je la voix faible. Jusqu'à votre dernier souffle.
Il acquiesça et une larme glissa sur sa joue, suivie d'une seconde et puis d'autres encore. Je retirai mes mains de son corps et montai sur l'hôtel, à l'arrière de sa tête. Je relevai cette dernière pour la poser sur mes genoux. J'enveloppai son visage, les mains posées sur ses joues, et reniflai, le cœur si gros que j'avais du mal à respirer convenablement.
— Comment vont... Fratera, Pero... et Selene ?
Il était inutile de gâcher ses derniers instants. Lui dire que Selene ne l'était en réalité pas ne serait qu'une raison de plus de s'indigner, de s'énerver et de souffrir. Je ne voulais pas cela pour lui. Je ne voulais pas que sa dernière pensée aille à Rune. Non. Je voulais sa paix.
— Ils vont bien. On ne nous a fait aucun mal, assurai-je.
Son mouvement de tête fut fébrile.
— Anela, gronda-t-il dans la douleur, ce monde... ne peut plus être sauvé. Trop de sang a déjà coulé. Ne... restait pas prisonnier d'une utopie. Ne luttait pas pour les autres.
— Beret, reposez-vous, murmurai-je.
— Non. Non... vous devez l'entendre. L'humanité... survivra. Désolé d'avoir... d'avoir dit que vous deviez être notre figure de proue. L'humanité survivra. Elle le fait toujours.
Je pris une vive inspiration, presque douloureuse sous ses mots. Beret était sur le point de mourir, mais il se souciait de moi. Ses derniers mots m'étaient adressés. D'une douceur que je ne me soupçonnais pas, mes pouces glissèrent sur sa peau dans des gestes réconfortants.
— Beret, reposez-vous, dis-je plein de gratitude. Vous le méritez. À votre réveil, vous serez au côté de notre Dieu Rodel et vous vivrez. Oui, vous vivrez près de mille vies à ses côtés et vous ne connaitrez aucun chagrin ni aucune douleur.
Je me penchai, le permettant ainsi de me voir sans lever les yeux.
— Et si le cœur vous en dit, au bout de ce chemin, vous renaîtrez et je serais là. Je vous accueillerais comme il se doit cette fois, ricanai-je sous les souvenirs de notre première rencontre. Je vous sourirais et vous inviterais à ma table.
Un rire lui échappa, ravivant le mien avant qu'il ne se mette à tousser. Je vins essuyer du bout des doigts le sang qui macula ses lèvres.
— Mille vies, répéta-t-il. Dans mille vies, je vous pouvoir ressentir... la même paix que je ressens à être à vos côtés. Je veux... me souvenir avoir connu cette paix ; vous avoir connu.
Sa foi en moi m'ébranla au plus profond de moi et les dernières forces qui me restaient se brisèrent. Je fondis en larmes, maintenant son visage avec un peu plus de force. Tellement de choses étaient arrivées ; tellement de choses m'avaient été révélées ! L'état... la mort de Beret était la chose de trop. Je me sentais impuissant, faible. Je me sentais si mal, si malheureux, si triste ! Je me sentais si seul. Je n'avais pas eu conscience de mon attachement à Beret avant ce moment.
Sa main restante se releva dans un effort admirable pour se poser sur mon visage. Je maintins cette dernière, reniflant et pleurant contre elle.
— Certains doutaient que vous étiez un puresang. Vous ne... laissiez jamais de sentiment se peindre sur votre visage et... voilà que votre jolie frimousse est chagrinée.
— J'ai échoué à vous protéger, sanglotai-je. Je suis navré Beret, si vous saviez.
— Ce voyage... fut le dernier, mais il fut également le plus précieux... merci.
Sa main s'alourdit et je compris qu'il faiblissait. Je posai sa main sur son torse et pris une profonde inspiration pour tenter de contrôler mes pleurs. J'étais venu prier pour lui, avec lui. Conscient de l'apaisement que mon chant avait eu sur lui et les autres la dernière fois, lorsque nous nous étions baignés dans les larmes des défunts, je me décidai à dire ma prière en chantant. Les yeux rivés sur son visage, mais perdus dans les souvenirs de notre voyage, je me mis à chanter, la voix tremblante.
« Ô miséricordieux Rodel, menait votre enfant dans les chemins tumultueux jusqu'à vos grands jardins. Puissiez-vous lui tenir la main et l'accompagner, lui qui fut contraint de haïr et de se battre sur terre. Je prends le temps de vous chanter notre amour. Que vos ailes puissent le couvrir tel un manteau et lui offrir chaleur et nouveau souffle de vie. »
Perdu dans mon chant et les souvenirs, je mis quelques secondes à remarquer les pétales de consanguines. Elles s'envolèrent jusqu'au corps de Beret qui, les yeux fermés, ne les avait pas vus. Je me souvins alors des paroles d'Od et compris lorsque la douleur disparut du visage de mon confrère. Od arrivait véritablement à offrir la mort sans faire souffrir. Soulagé que le dernier moment de Beret ne soit pas pure souffrance, je poursuivis mon chant avec un sourire soulagé.
« Puisse-t-il vivre mille vies à vos côtés, dans la bienveillance et l'amour, et renaître à mes côtés un jour. Puisse-t-il être aimé et aimé en retour et savourer à ma table. »
Et puis, mon souffle se coupa lorsque le sien le fit. Mes larmes revinrent de plus belle et je posai ma main sur son cœur. Il ne battait plus.
— Veille sur lui, Rodel. Et je te remercie, sanglotai-je, oui, je te remercie de l'avoir mis sur ma route. Puissent nos chemins se rencontrer à nouveau.
Je me penchai et posai mon front sur le sien. Je vidai mes poumons dans une expiration douloureuse et sanglotai contre lui. Son rire graveleux emplissait mes oreilles comme s'il était toujours là, me faisant me recroqueviller un peu plus sur son corps sans vie. Je demeurai longtemps ainsi prostré contre lui à sentir sa chaleur le quitter. J'avais assisté à bien des morts. J'avais vu bien des corps, mais c'était la première fois que je ressentais un corps perdre peu à peu sa tiédeur.
Ce fut le froid qui se dégagea du corps de feu le Duc de Noirsang qui me décida à le relâcher. Le sentir ainsi était trop douloureux et je n'avais pas le droit de le pleurer alors qu'il devait être en paix avec notre Dieu. Je n'en avais pas le droit. Alors, difficilement, je vins sécher mes larmes et reprendre mes esprits. Je ne pouvais pas flancher. Fratera et Pero avaient besoin de moi plus que jamais. Faillir n'était pas une option, encore moins en ce jour.
J'ignorais si ce que Od disait été pure vérité. Je ne m'imaginais pas être un dieu, être né de Rodel lui-même, mais je savais aussi être... différent. Je ressemblais plus à Od qu'à mon père ou qu'à quiconque au sein de Sang et je survivais. Je n'avais jamais péri au combat, même face à la plus terrible des situations. Alors, j'ignorais ce que j'étais véritablement, mais il existait un fait inéluctable que je ne pouvais plus ignorer : puresangs et mangesangs comptaient sur moi.
Od aurait pu ne jamais me tenir informer de son souhait, mais il avait souhaité m'en parler. Ainsi, je le considérais pour cela. Son offre était terrifiante, mais le but de ma quête avait été de trouver de la nourriture pour le peuple. Sans ça, les puresangs étaient voués à l'extinction. Que nous restait-il comme choix alors ? La nourriture ne fleurissait pas par un miracle. Od avait raison... c'était la seule solution de paix.
Ça aurait été insensé de refuser l'aide d'Od, de voir tous les puresangs s'éteindre dans l'agonie tandis qu'il existait une situation : tuer la majorité pour sauver une minorité qui, un jour prochain, formerait le peuple de demain. Il n'y avait pas... d'autres solutions si nous voulions une paix.
Je pris une profonde inspiration, fermai les yeux et expirai longuement. Je devais garder mon calme. Je sortis de la pièce et, plus loin dans le long couloir, Luna et Raj attendaient avec Fratera et Pero, cette dernière tétanisée. Je m'avançai jusqu'à eux et posai mes mains sur leurs épaules.
— Beret, il... ?
Je secouai la tête.
— Il n'a pas souffert sur la fin. Od disait vrai. Il est capable d'offrir des morts sans douleur, affirmai-je.
— Anela, tu ne penses quand même pas que..., débuta Fratera. L'écouter serait...
— Puis-je m'entretenir avec les Ducs seul à seul ?
— Papa veut qu'on t'accorde tous tes souhaits. Selene aussi vous attend ! s'écria Raj.
Je fronçai les sourcils.
— Selene, pas Rune, précisa Luna.
Je la remerciai, silencieusement, d'un simple regard. Nous la suivîmes tandis que Pero pleurait, tentant vainement de tarir ses larmes. Fratera était plus discret. Des larmes roulaient sur ses joues, mais il les essuyait toujours si rapidement que je pensais rêver. Raj marchait près de moi, le corps voûté et le visage rivé vers le mien. J'ignorais ce qu'elle désirait et je n'avais pas le cœur à lui demander. Je n'avais envie de discuter avec aucun monarque.
Aussi, lorsque nous fûmes arrivés, Raj tenta d'entrer avec nous, mais Luna la retint, causant des grognements agacés de la plus jeune. Je m'en désintéressai et m'engouffrai dans la pièce aussi rouge que le reste. Cependant, je retrouvais quelques similitudes dans les meubles d'ici, comme ceux des duchés. En vérité, ça n'était pas bien différent, quoique plus majestueux, à l'image des titres divins de ceux qui vivaient ici en réalité. Selene... le véritable Selene, celui que je n'avais finalement jamais connu, était installé sur un canapé, l'air profondément épuisé.
Il se redressa en nous entendant arriver et nous nous installâmes dans un silence de plomb.
— L'autre Duc est mort ?
La froideur dans sa voix m'agaça. Il n'avait jamais voyagé avec nous, jamais côtoyé Beret alors je pouvais comprendre que cela ne l'atteignait pas vraiment, mais... dire cela avec le visage de... avec... dire cela alors que j'avais vécu avec ce visage et cette voix si compatissante durant des jours... ça me révulsait. Ça n'était pas de sa faute, seulement celle de Rune.
— Non pas que vos chagrins sont injustifiés, mais je pense que nous devons parler de plus important. Duc Anela, reprit Selene, vous devez leur dire non en ce qui concerne le génocide. Vous êtes la seule personne qui les intéresse entre nous tous.
— Anela, tu... tu n'y penses pas, n'est-ce pas ? s'assura Fratera.
— Et pourquoi pas... ? soupirai-je. Beaucoup de vies seront sacrifiées, mais cela apportera aux survivants la paix.
Selene pouffa d'agacement, donnant un air que je n'avais jamais vu lorsque Rune portait son visage.
— Vous vous foutez de nous. C'est donc cela le Vicaire Sanglant ? Prêt à vendre son peuple en bétail ! Ils nous utilisent parce qu'ils ont besoin de procréer ! Vous nous vendez à eux.
— Si vous avez une meilleure idée Duc Selene, ne vous gênez pas. Si vous savez où trouver de la nourriture pour nourrir tout un peuple, je suis tout ouïe, grinçai-je.
— À vous ça ne vous fait rien ! Je ne voulais pas croire Ruka lorsqu'il me parlait de la relation que vous entreteniez avec Rune, mais je dois me rendre à l'évidence. Vous me regardez comme si j'étais lui. Vous vous êtes perdus dans votre perversité ! Il vous a corrompu.
Fratera leva la main pour tenter d'apaiser des choses, mais je m'étais redressé, furieux des paroles de ce Duc mal élevé à mon encontre. Il était loin, bien loin de l'image que je m'étais faite de lui, du véritable lui. Sele... Rune avait eu le mérite de l'embellir, mais lui... je le trouvais insultant.
— Vous semblez suffisamment proches du monarque Ruka pour employer son nom si familièrement et lui demander des « avantages » tels que sortir des cachots où vous sembliez pourtant être depuis longtemps.
Ses yeux s'écarquillèrent de fureur et il se leva, engageant des pas menaçants vers moi. Ce fut à ce moment-là que je me rendis compte de certaines choses. Bien qu'en tout point identique physiquement au faux Selene que j'avais côtoyé, il était bien différent. Je n'étais pas impressionné par la taille ou la corpulence de ce véritable Selene, quoiqu'un peu moins importante. En vérité, Selene ne réveillait rien en moi et cela m'agaça plus encore.
Cela voulait dire que ça avait toujours été Rune. Rune avait réveillé chez moi l'angoisse, pas à cause de sa taille, mais bien par ce qu'il dégageait. Je n'avais pas eu peur de la mort parce que je m'étais battu contre un simple puresang sur un bateau, mais bien parce que j'avais affronté un mangesang, un monarque. J'avais vibré de passion non pas pour un corps, mais pour une âme. Ça avait toujours été Rune. C'était lui qui attisait le feu dans mon corps.
— Comment osez-vous dire cela ? grogna Selene.
— Qu'y a-t-il ? Mes paroles vous déplaisent à ce point ? C'est donc que vous y trouvez une part de vérité.
Je lui souris afin de tenir face à sa colère, mais avant qu'il ne se jette sur moi, Fratera s'interposa.
— Nous devions discuter ! Cessez d'agir comme des enfants dont la fierté est blessée !
Grondé comme un bambin, je consentis à ravaler ma déception et ma colère.
Aucun d'eux n'était prêt à accepter la proposition d'Od. Ils ne parvenaient pas à voir plus loin que le bout de leurs nez. Il n'y avait pas de chance pour qu'ils changent d'avis. J'étais contraint à porter tout cela, sans jamais leur dire que ma décision était prise. Les puresangs préféraient se battre et mourir plutôt que d'accepter une telle proposition.
Pour sauver ce monde, nous devions en abandonner ses corrupteurs. Od avait dit vrai... la corruption, le chaos, la discorde étaient bien nés de lui, mais nous l'avions perpétué par la guerre. J'avais tué d'innombrables de ses enfants et ils avaient tués des milliers de mes frères d'armes.
Pourtant, l'heure n'était pas à la rancœur. Je devais voir plus loin, plus loin que n'importe qui en ce lieu. Je devais me montrer patient.
Fratera, Pero ou Selene, aucun deux n'avaient suffisamment l'esprit clair pour réfléchir. Ils vivaient avec leur cœur et nous n'avions aucune chance de survivre ainsi.
J'allais prendre les choses en main, avec Od : pour les puresangs ; pour la terre ; pour l'humanité ; pour demain. Et cela, même s'il fallait que l'on en vienne à me détester.